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Les tisseurs et les autres

L'atelier, les compagnons de travail, les habitudes de jeu, les lieux de détente, la géographie du quartier et de la ville composent de manière diverse un espace familier dans lequel s'alimente le conte facétieux. Deux tendances se conjuguent, et connaissent des fortunes diverses. La facétie anticléricale illustrée par Ce grand gognand de Tony reste sage. Les Pieds de Mouton et la Légende du Gros-Caillou sont deux exemples complémentaires d'une facétie à portée sociale. Dans la première, l'ignorance du tisseur se laisse entraîner dans le monde des gens cultivés, dans la seconde se dégage une morale, aboutissement d'une randonnée à travers la ville et les différents groupes sociaux qui la jalonnent. Toujours se trouve confrontée la naïveté du petit et de l'humble à l'assurance et à la suffisance du possédant.

Les pieds de mouton

Voici une histoire de théâtre qui ne ressemble pas tout à fait aux autres. Je la tiens d'un oncle à moi, qui s'appelait Jérôme Dodon, canut rue Romarin, au coin de la rue Désirée. C'était il y a bien des années de cela. Il est sûr qu'aujourd'hui, où l'éducation a appris aux gens à être moins naïfs, on n'en verrait plus qui se tromperaient de telle manière. Mais en ce temps-là, on n'en savait pas bien long.
L'oncle Jérôme se promenait un matin, pas loin de chez lui, quand il se trouve nez à nez avec un de ses copains, travaillant du même métier, Jean Battandier. Ce dernier venait du Plateau, en descendant par la Grand'Côte, avec sous le bras un paquet de pièces d'étoffe qu'il allait rendre à son patron. Ils se mettent à causer, puis vont finalement boire un coup au mastroquet (1) d'à côté. L'oncle en arrive à demander à Battandier si cela lui plairait d'aller ce soir-là au théâtre. Il avait deux billets à lui offrir, et il ne lui en coûterait rien. L'oncle ne pouvait lui-même se servir de ces billets, car il avait promis d'aller manger la dinde et la soupe au fromage chez l'un de ses voisins.
- Au théâtre ! lui répliqua Battandier, ah ! que non. Je n'en ais pas envie et même que si tu n'as rien de mieux à me proposer, tu pouvais bien rester où tu étais ! De ton théâtre, j'en ai goûté pas plus tard que la semaine dernière, et ce jour-là, tout ce qui m'est resté, c'est que j'en ai été refait de douze sous.
Je traversais, il y a une huitaine de jours, la place des Célestins, sur laquelle il y a une grande bâtisse, qui doit être bien sûr un théâtre puisque c'est écrit dessus. Mais moi, je n'étais jamais rentré à l'intérieur. Je croyais que cela pouvait être plutôt une gargote où il était possible de se régaler, du moment qu'il y avait à la porte une grande pancarte avec, en grosses lettres : LES PIEDS DE MOUTON.
Des pieds de mouton ! Comme je les aimes bien à la poulette, voilà tout à fait mon affaire. Il me restait de la paie du samedi d'avant quelques sous que j'avais réussi à détourner de l'attention de ma bourgeoise. Je fais ni une ni deux, je grimpe l'escalier quatre à quatre, et je me faufile comme je peux dans la queue des gens qui attendent leur tour. Il y en avait du monde ! Je n'en avais jamais tant vu, même au marché du quai Saint-Antoine. Pour qu'il y ait foule pareille, ils devaient vraiment avoir la renommée des pieds de mouton à cet endroit. Après de nombreuses bousculades, j'arrive peu à peu à un guichet guère plus haut que la gueule du four du boulanger d'à côté de chez nous, celui qui fabrique des pognes et des chaussons fourrés à la confiture pour la Vogue de la Croix-Rousse. Derrière ce guichet, il y avait une femme qui ressemblait à une marchande de légumes ou de tripes.
- Pardon, faites excuse. C'est bien ici que l'on vend les pieds de mouton annoncés à l'extérieur ?
- On ne les vend pas, me répond-elle, on les joue.
- Qu'on les vende ou qu'on les joue, peu importe ! Combien est-ce ?
- Douze sous.
- Douze sous, vous exagérez, c'est bien payé à huit !
- Non, c'est douze sous, que je vous dis. Et puis, si vous croyez que je n'ai que ça à faire de perdre mon temps avec vous ! Allez à la halle si vous voulez marchander de cette façon !
- Allons, allons, ne vous fâchez pas, mademoiselle ! Vos douze sous, je vois bien que c'est pour en avoir dix.
- Mais enfin, vous êtes bien entêté ! Si je vous dis douze sous, c'est que c'est douze sous !
Moi je ne suis pas entêté pour deux sous. Je tire l'argent de mon gousset, et elle me donne une carte.
- Que voulez-vous que je fasse de cette carte ? Je ne suis pas venu ici pour jouer aux cartes !
- Mais c'est pas dieu possible que vous ayez la tête aussi dure ! me répond-elle. Prenez cette carte, et allez vers cet homme, là-bas, qui vous marquera votre place.
Je ne suis pas entêté. Je vais vers l'homme avec ma carte. Il la regarde bien, la tourne et la retourne, pour finalement me dire :
- Parterre !
- Comment ? Par terre ! que je lui fais.
- Et bien oui ! Tout droit devant vous, et montez l'escalier !
Je ne me le fais pas répéter deux fois, il m'aurait encore dit que j'était entêté. Mais tu penses bien, je n'en revenais pas que tant de complications soient nécessaires pour une malheureuse portion de douze sous de pieds de mouton.
En haut de l'escalier, je découvre une grande salle avec des bancs qui étaient alignés comme à la paroisse, mais pas de tables ! Cela aussi métonnait bien un peu, mais je ne voulais surtout pas le montrer. Puisque l'homme m'avait dit "par terre !", je me couche par terre. J'avais l'impression que ceux qui étaient à côté de moi, et qui se prélassaient sur les banquettes, me regardaient d'un drôle d'air : ils se moquaient de moi. Alors, au bout d'un moment, je me suis levé, et, tout doucement, je me suis assis à un bout du banc, pour faire comme tout le monde. Ce banc devait d'ailleurs être rembourré avec des noyaux de pêches, tellement il était dur.
J'attendais depuis bientôt un quart d'horloge, comme cela, sans rien dire, lorsque j'entends que l'on racle du violon. Je ne pouvais trouver d'où cela sortait.
"Et bien, pensais-je, si pour douze sous tu peux casser la croûte en musique, cela ne sera pas encore trop cher, et tu avais bien tort de crier que l'on t'écorchait".
Voilà que dans le fond on lève une grande bâche : j'aperçois derrière ce rideau une autre salle aussi grande que celle dans laquelle j'étais assis, avec des messieurs et des dames, portant de fort jolis vêtements, qui allaient et venaient, et causaient entre eux. J'avais l'impression qu'ils parlaient de pieds de mouton. Seulement, je ne les écoutais pas, parce que, ne les connaissant pas, ce qu'ils disaient ne me regardait pas. "Ce n'est pas des choses à faire que de se mêler des affaires des autres".
De nouveau la bâche se baisse, et l'on entend du violon. Personnellement, j'aurais préféré que me soient servi tout de suite mes pieds de mouton. Je commençais à sentir mon estomac descendre dans mes talons, et la moutarde me monter au nez. Mais au bout d'un moment, comme rien ne venait, et que c'était toujours la même chose, je me mets à questionner hardiment mon voisin, un petit vieux à lunettes :
- Dites-moi donc, monsieur, savez-vous si on va bientôt nous les apporter ces fameux pieds de mouton ? Je n'ai rien dans le ventre depuis ce matin, et si cela continue, je ne vais pas tarder à tourner de l'oeil !
Et bien ma question produisit un beau charivari auquel je ne m'attendais pas. Le petit vieux à lunettes se retourne vers moi, les yeux exorbités, se met à m'invectiver, disant que l'on ne devrait pas laisser entrer au théâtre des gens à moitié fous comme moi, qu'il serait préférable de les enfermer !
Les autres essaient tout d'abord de le faire taire, puis se mettent de la partie. Il y en a même un qui se lève, vient me regarder sous le nez, et me crie : "A la porte !".
Je me suis dit alors, ne t'inquiète pas, le plat finira bien par arriver, et il passera vers toi, quand bien même le diable y serait !
Et bien pas du tout ! Je ne sais pas ce qui s'est produit, peut-être n'y avait-il pas assez de pieds de mouton pour tout le monde. Toujours est-il que j'en ai été pour mes douze sous, et que je suis rentré chez moi le ventre vide.

Il avait bien raison, mon brave oncle, et moi aussi d'ailleurs lorsque je vous disais que des caquenanos (2) de l'espèce de ce Battandier, on n'en fait plus actuellement.

Ce grand gognand de Tony

A dire vrai, ce grand gognand * de Tony n'était pas si sot que cela, et même bien au contraire ! Il n'avait pas évidemment inventé les arcades croisées, pas plus que le fil à couper le beurre. Cependant, il savait toujours où il voulait en venir et, en tout temps et en tout lieu, il parvenait à ses fins. La meilleure preuve en fut le jour où il lui arriva l'aventure que je vais vous conter ici, laquelle est à l'origine de cette association inévitable depuis entre le qualificatif de grand gognand * et le magnifique prénom de Tony.
Tout d'abord, il faut vous dire que je vous parle ici d'une époque déjà bien ancienne, très ancienne. Notre vieux pont Morand existait encore, celui construit par Morand lui-même, et qui était connu comme un véritable chef-d'oeuvre de charpente, à ce que l'on disait.
Le Tony était fils d'un canut de la rue Terraille. A le voir, il n'en imposait pas. C'était un grand gamin, long comme un jour sans pain, les cheveux embrouissaillés, avec des yeux de myope et un visage pâle semé de taches de rousseur, tout comme un claqueret que l'on aurait parsemé de sciure de bois, un peu benêt mais têtu comme une mule rouge.
Le vicaire chargé de l'école cléricale était, lui, un petit bonhomme d'origine parisienne, sévère et rageur, prétentieux au possible, qui prenait un malin plaisir à se gausser de notre accent lyonnais. Nous l'avions surnommé Fidelomme, parce que constamment dans ses sermons et ses leçons de doctrine revenait ce terme de Fils de l'Homme, qu'il affectait de prononcer à la mode de Paris ou de ces messieurs de la Comédie-Française, "fi de l'Homme", au lieu de parler honnêtement comme un bon lyonnais ou tout autre brave homme.
Tous les matins avant d'entrer à la sacristie pour servir la messe que Fidelomme disait à six heure, nous avions l'habitude, Tony et moi, de jouer à la fiarde *, dans le passage Mermet, tout en bas des escaliers qui longent l'église. Ce Parision d'abbé nous l'avait pourtant interdit plus de cent fois. Il est malséant, disait-il, de jouer à la toupie devant le saint lieu, et soyez persuadés que, quoiqu'il m'en coûte, je saurai sévir la prochaine fois. Mais allez donc empêcher un gamin de Lyon de jouer à la fiarde : ce ne sont pas des choses à faire, et bien sûr que le bon Dieu n'est pas contre !
Un jour donc, nous faisions notre habituelle partie avec Tony lorsque tout à coup j'avise le vicaire sortant de la cure, alors à l'angle du passage Mermet et de la rue du Commerce. Il commençait de descendre les escaliers pour se rendre à l'église. Tony venait justement de lancer sa toupie, laquelle, après avoir heurté la mienne, tournait victorieusement en grands cercles majestueux.
- Gare, gare, voilà Fidelomme !
Et tous deux de reprendre précipitamment nos fiardes, de les enfoncer dans notre poche, et de rentrer à la sacristie. Il était temps. Malheureusement, l'abbé nous y rejoignait quelques secondes plus tard, nous ayant parfaitement vus.
- Mes amis, nous dit-il avec cet accent si froid qui nous glaçait le ventre chaque fois que nous l'entendions, mes amis, malgré mes observations bienveillantes et réitérées, vous jouiez encore à un jeu défendu, il y a un instant, devant la porte de l'église, ceci sans aucun respect pour le saint lieu. Veuillez, je vous pris, me remettre vos toupies, je vous les confisque à tout jamais !
Je m'exécutai immédiatement. Mais le Tony, sans plus s'émouvoir :
- Mais je n'ai pas de toupie, m'sieur l'abbé.
- Comment, méchant galopin ? Tu oses ajouter le mensonge à l'irrévérence ! Avec quoi t'amusais-tu donc tout à l'heure dans le passage ?
- Ce n'est pas une toupie, c'est une fiarde !
Tony, rouge comme un coq, remit finalement à l'abbé sa fiarde qui rejoignit la mienne au fond d'une des vastes poches de la soutane vicariale.
Quelques minutes plus tard, l'abbé Fidelomme était au pied de l'autel, flanqué de Tony, pâle, les dents serrées. La messe commençait.
Les répons se suivaient, alternant la voix grave et brève de Fidelomme au timbre grêle et lent de Tony. Le prêtre, montant sur les gradins, défaisait dévotement le petit monument trapézoïdal que formait le voile sacré posé sur le calice, donnait majestueusement sa bénédiction aux quelques dévideuses et ourdisseuses parsemées dans la vaste nef, lisait sur le grand missel à voix haute, et non sans pontifier quelque peu, l'évangile du jour, bref effectuait avec componction tous les gestes rituels du début de messe. Vint l'offertoire.
A ce moment-là, Tony, au lieu d'aller chercher derrière l'autel les burettes contenant le vin et l'eau nécessaires au sacrifice divin, se campa résolument au pied des marches, les bras croisés sur la poitrine, les yeux brillants comme ceux d'un chat au fond d'une cave. J'en restai interdit. Lorsque le vicaire s'approcha, tenant son calice entre les mains, et voyant son servant ainsi immobile :
- Et bien, Tony, et les burettes ? lui demanda-t-il.
Tony, sans bouger, lui répondit entre les dents :
- Ma fiarde, je veux ma fiarde !
L'abbé, interloqué et ne comprenant pas, reprit :
- Veux-tu te dépêcher d'aller chercher les burettes, mauvais galopin !
Alors Tony, toujours immobile et sans qu'aucun muscle de son visage ne vibre, lui lança à nouveau, d'une voix nette et assez forte pour qu'on l'entende au moins jusqu'au cinquième banc, à tel point que la vieille demoiselle Belonie, la présidente des Enfants de Marie, qui depuis cinquante ans lit sa messe d'un bout à l'autre sans oser lever les yeux par modestie, en releva la tête, émue par cette bizarre rectification au rituel lyonnais.
De nouveau Tony lança :
- Ma fiarde, je veux ma fiarde !
Fidelomme resta un moment stupéfait, puis comprit. Ses yeux lançaient des éclairs et semblaient vouloir foudroyer le malheureux Tony. L'abbé hésita, puis, reculant devant un scandale possible, sortit de sa poche l'objet confisqué, le posa au bout de l'autel. Et toute sa fureur concentrée s'exhala dans cette exclamation extraordinaire dans la bouche d'un vicaire aussi parisien :
- Tiens donc, espèce de grand gognand !
Sans s'émouvoir, Tony monta les marches de l'autel, prit sa fiarde, enroula la ficelle autour, et mit le tout dans sa poche. Il redescendit, disparut quelques instants derrière l'autel, revint avec les burettes en main, et la messe continua selon le rite immuable.
Depuis ce jour, Tony fut considéré par les gamins de Saint-Polycarpe comme un héros. L'épithète de gognand que lui avait décernée Fidelomme sans vraiment en comprendre le sens lui resta comme un titre de gloire.

La légende du Gros-Caillou

Mon père, qui fut vingt ans durant le syndic de l'Association des Maîtres Tisseurs, me conta bien des fois la légende du Gros-Caillou. Le vrai du vrai, c'est que notre Gros-Caillou n'est pas autre chose que le coeur de Jean Tormente, dit Jean Tormente le pousse-cul (1), qui, de son vivant, était huissier rue Mercière.
Il faut vous dire qu'en ce temps-là le bon Dieu descendait parfois sur la terre, histoire de rendre les gens moins méchant entre eux. Il a compris depuis que le monde est comme il est, et qu'il n'y a rien à faire contre.
Une fois qu'il se trouvait, sur le coup de midi, rue de Vauzelle, derrière le clos Champavert, il avisa, au bas d'une grande bâtisse, un tas de choses diverses, des casseroles, des chaises, des paillasses et des bois de lit, les ustensiles d'un métier "en grand large" à la jacquard, les remisses, les ponteaux, les rouleaux, la mécanique et la cannetière qui étaient là, jetés sur la chaussée. C'étaient les biens d'un pauvre canut, en retard pour payer son terme, et que son propriétaire faisait expulser.
Le pauvre canut était là, tout honteux et inquiet. A ses côtés, pleurant toutes les larmes de son corps, sa femme tenait dans ses bras un enfant gentil comme un Jésus, joufflu comme une pomme, alors que sous son tablier à carreaux, un ventre gonflé témoignait de l'arrivée prochaine d'un autre bambin. Le spectacle aurait fait pleurer un commis de fabrique. Ce n'était pas le cas de Jean Tormente. Il était là et disait :
- Vous avez jusqu'à six heures pour quitter les lieux !
Mais comment trouver un autre appartement en si peu de temps ?
Le bon Dieu s'était arrêté au milieu de tout cela. Il dévisagea tout d'abord fixement Jean Tormente, puis regarda avec beaucoup de douceur le canut et sa canuse. Se tournant alors vers l'huissier, il lui dit :
- Tu n'as donc pas de coeur pour importuner de telle manière ce pauvre canut ? Il n'y peut rien si la cannette chôme !
L'autre, qui ne savait pas à qui il avait affaire, répliqua avec insolence :
- Qu'est-ce qu'il a celui-ci à me parler ? Mêlez-vous de ce qui vous regarde !
Alors le bon Dieu, qui avait repris son auréole de lumière écartée un instant, proclama d'une voix profonde :
- Puisque tu as un caillou à la place du coeur, tu rouleras devant toi tout autour de la ville ce coeur de caillou ! Il grossira petit à petit, et tu n'auras de cesse tant que tu ne dépasseras pas quelqu'un de plus mauvais que toi !
A ce moment-là, un caillou en forme de coeur, guère plus gros qu'un oeuf de pigeon, sortit du tricot grand ouvert de Jean Tormente, pour tomber sur la chaussée. L'huissier, par force, se mit à le pousser devant lui à coups de pied : on aurait juré un gone jouant à la balle au pied.
Le caillou suivit tout le boulevard de la Croix-Rousse, roula dans les Esses jusqu'au quai de Serin, puis traversa le pont. Chaque rotation sur lui-même le voyait grossir. Sur le boulevard de la Croix-Rousse, c'était un oeuf de pigeon, c'en était un de poule sur le quai de Serin, et de l'autre côté du pont, c'était quasiment un oeuf de cane. Jean Tormente avait bien compris que le personnage rencontré précédemment, et à l'origine d'une telle besogne, était le bon Dieu. Il ne pouvait aller contre. Cependant, en lui-même, il pensait que son tourment ne serait que de courte durée, car il aurait tôt fait de rencontrer quelqu'un de plus mauvais que lui. "Personne ne se juge à la même mesure que son prochain, et chacun a des yeux bigles (2) pour ses affaires à soi, et droits pour celles des autres".
Jusqu'à présent, le coeur de caillou de l'huissier pousse-cul n'avait traversé que la Croix-Rousse et Vaise, et ce n'est pas là bien sûr que l'on peut croiser des gens méchants, bien au contraire. Mais vers le pont de la Feuillée, le Jean Tormente commença à espérer : il regardait de droite et de gauche pour apercevoir son sauveur. Pensez un peu, il approchait du Palais de Justice ! Il y a dans cet endroit-là quantité de monde avec lequel il ne fait pas bon avoir affaire : des présidents, des conseillers, des avocats et des avoués, des greffiers et des faux témoins. Mais il faut croire que les plus injustes des marchands de justice ne sont pas aussi mauvais que les huissiers, car le caillou ne s'arrêtait pas. Peu à peu il grossissait. Au quai de Serin, on aurait juré un oeuf de cane, au pont du Palais, c'était quasiment une grosse pomme.
Passé le pont du Palais, Jean Tormente ne désespérait pas, il serait débarrassé de son caillou avant peu. Au pont de l'Evêché, il était sûr de rencontrer son homme. Car en effet, dans le quartier de Saint-Jean et de Saint-Georges depuis que les canuts sont montés sur le Plateau de la Croix-Rousse, il ne reste plus que des chanoines, de gros vicaires, des curés et des jésuites de toutes sortes. Mais il faut croire que le plus jésuite des jésuites n'était pas encore aussi méchant que notre pousse-cul. Car le caillou ne s'arrêtait pas. Au Palais de Justice, on aurait juré une pomme, de l'autre côté du pont du Midi, c'était quasiment un melon de Pierre-Bénite.
Sur le cours de Perrache, Jean Tormente espérait encore. Pensez donc, l'Etat-major de l'armée était installé là ! Il ne croisait que des généraux, des sergents, des capitaines, des caporaux et même des adjudants : autant de gens pas commodes à l'accoutumée pour les pauvres soldats qui sont sous leurs ordres. Il faut croire cependant que le plus rogneux des adjudants n'est pas aussi mauvais que notre pousse-cul. Le caillou ne s'arrêtait pas, et peu à peu grossissait. Au pont du Midi, on aurait juré un melon de Pierre-Bénite, au quai de l'Hôpital, c'était quasiment une courge de Caluire.
Alors Jean Tormente prit peur. Il ne fallait plus rire, son caillou commençait à être diablement lourd ! Cependant, vers le pont Lafayette, il reprit courage une nouvelle fois. C'était l'heure de la fin de la Bourse, et la rue était pleine de boursiers et d'agents de change. Mais le plus malhonnête des boursiers ne l'était pas encore autant que notre homme. Le caillou ne s'arrêtait toujours pas, et continuait, peu à peu, à grossir. Au quai de l'Hôpital, on aurait juré une courge de Caluire, vers le pont Morand, c'était quasiment une vraie barrique.
Et Jean Tormente continuait son calvaire. Il avait maintenant toutes les peines du monde à faire rouler son énorme caillou qui semblait collé au sol. Malgré tout, une fois place Tolozan, lorsqu'il se vit en plein coeur de la fabrique, l'espoir revint. Il ne lui serait pas difficile de rencontrer là plus mauvais que lui. Forcément, il allait rencontrer un de ces marchands qui spéculent sur les cotons, à tel point que la cannette chôme pendant les six mois de l'année (3), de ces négociants qui font travailler les pauvres canuts douze heures de suite pour des salaires de famine, de ces filous de teinturiers, ou même de ces commis de fabrique qui ne craignent pas de faire peur aux ourdisseuses un peu naïves. Car il ne faut pas penser qu'à la fabrique, tout le monde est aussi brave que les canuts. Mais malgré tout, le plus mauvais des soyeux ne l'est pas encore autant que notre huissier. Le caillou roulait encore, et, peu à peu grossissait. Place Tolozan, on aurait juré une barrique, c'était quasiment un tonneau au pont de Saint-Clair.
Alors Jean Tormente commença vraiment à désespérer. Il poussait ce caillou depuis maintenant six heures, et constamment, la pierre augmentait de volume et de poids. Il ne restait plus qu'à remonter la Croix-Rousse, d'où il était parti, mais pour cela, il devait gravir la montée Bonafous. Lui qui n'avait jamais senti son coeur de pierre lorsqu'il était en place, il le voyait désormais tout autre. Epuisé, le pousse-cul vacillait çà et là, comme un homme ivre. Il avait tellement chaud que sa sueur coulait, en dégoulinant le long de la rigole. Il suait tant qu'il en coule encore, actuellement au beau milieu de la montée Bonafous, en haut des escaliers de la montée Rey.
Tout à coup, alors qu'il arrivait au début du boulevard de la Croix-Rouse, ce coeur de caillou, gros maintenant comme le dôme de l'église Saint-Bruno, vira tout seul de travers, comme une toupie qui n'a plus d'élan, puis s'arrêta ! Jean Tormente se sentit désensorcelé. Il regarda autour de lui, ému, et avisa Benoît Troncy, le régisseur (4) de la rue Tupin. Ce dernier descendait du Plateau, où, pour sûr, il avait dû causer quelque misère.
Jean Tormente qui, pour mauvais qu'il était n'en n'était pas sot pour autant, compris.

Pour tant faire que croiser plus charippe qu'un pousse-cul, fallait dépasser un regrettier !
"Pour parvenir à croiser plus mauvais qu'un huissier, il fallait rencontrer un régisseur !"

Le crocodile du grand dôme

L'un des personnages les plus connus de Lyon, et le plus mystérieux peut-être, est le lézard de l'Hôtel-Dieu (1).
On raconte qu'en 1747, - mais était-ce bien à cette date ? - apparut sur les bords du Rhône, en aval du pont de la Guillotière, un crocodile. Il avait remonté le fleuve et dévorait baigneurs, mariniers et femmes de plate. Longtemps, les efforts pour le capturer ou le détruire demeurèrent vains. Les pêcheurs les plus réputés échouèrent, malgré l'emploi de lignes de fond à la canne longue comme un mât de cocagne. Le monstre avalait l'appât, l'hameçon, la ligne, la canne et parfois le pêcheur avec. On usa du mousquet, de l'arbalète, du canon, des boulettes empoisonnées, des vins du Midi ; on posa des pièges, on délégua un échevin pour faire un discours au lézard : rien ne réussit !
Il fallut alors imaginer un moyen plus conséquent. Grâce de la vie fut promise à deux condamnés à mort s'ils délivraient nos rivages de ce fléau. Ils tentèrent l'aventure.
Montés sur une barque, ils abordèrent l'amphibie, l'aveuglèrent avec du sable, et lui portèrent un coup mortel. Le peuple fut heureux. Il y eut feu d'artifice et distribution de gratons aux indigents. La dépouille du monstre fut suspendue dans une chapelle à l'entrée du pont.
C'est lors de la démolition de cette chapelle que le crocodile fut transporté à l'Hôtel-Dieu, où on "l'admit d'urgence".