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Les canuts lyonnais

A la fin du XVIIIe siècle, les maîtres tisseurs sont disséminés dans la ville de Lyon ; si l'on en trouve dans le quartier du Gourguillon, il y en a aussi dans celui de la place neuve, dans celui du port Saint-Paul, à Pierre-Scize et à Porte-Froc. Les ateliers sont également nombreux à la Grand'Côte, à Saint-Vincent, à Saint-Georges ou encore à la Juiverie. La manufacture est donc bien enfermée dans la ville, groupée dans ses murs. Les récits des voyageurs d'alors nous rapportent que la plupart des maisons sont d'une hauteur excessive, "car elles ont six ou sept étages au-dessus de celui qui est sous terre". Les fenêtres sont fermées avec du papier blanc, parfois entièrement, d'autres fois uniquement dans leur partie inférieure. Le châssis qui supporte ce simple papier huilé s'ouvre de bas en haut au moyen d'une corde. Les négociants d'alors prétendent qu'un tel papier "empêche la grande ardeur du soleil" (1). Les ouvriers en drap d'or, d'argent et de soie, pour profiter de la lumière, occupent les étages supérieurs des maisons. Les ateliers, conçus selon un modèle qui admet peu de variations, sont faciles à imaginer : les métiers à tisser, le plus souvent au nombre de trois ou quatre, sont disposés près des fenêtres ; dans le fond, cette grande pièce compartimentée comprend une cuisine, surmontée de la soupente dans laquelle couchent compagnons et apprentis ; la chambre du maître est contiguë à la cuisine (2). Progressivement cette population va se fixer dans des quartiers nouveaux, et conquérir les faubourgs.

A partir de 1821 et jusqu'en 1827, la fabrique et l'industrie de la soie connaissent à Lyon une période très brillante. Aussi, une fièvre de construction règne dans la ville. On élève alors de nombreux immeubles dans les faubourgs, au Brotteaux, à Vaise, à Perrache, mais aussi et surtout, à la Croix-Rousse et sur la côte de Saint-Sébastien. Avec les étoffes façonnées reviennent les salaires rémunérateurs, et un certain nombre de chefs d'ateliers réussissent à réaliser un capital suffisant pour devenir copropriétaires d'une maison dans laquelle ils possèdent un étage (3).

On commence progressivement à percer des rues sur le terrain des anciens couvents installés sur les pentes de la Croix-Rousse qui gravissait la Grand'Côte. Peu à peu les hautes maisons qui s'élèvent débordent les remparts qui protégent la ville au nord. "De simple faubourg, la Croix-Rousse devint une ville, une ville industrielle car les ouvriers se hâtèrent de peupler les nouvelles habitations, mieux aérées et mieux disposées, et dont les loyers étaient moins élevés. De plus, au-delà des barrières de l'octroi les produits alimentaires se vendaient à meilleur marché. A la population autochtone vinrent se joindre les gens de la campagne que le travail des champs rebutait et d'anciens soldats des armées impériales. Là trouvèrent aussi refuge des Savoyards et même des Piémontais qui renforcèrent la masse ouvrière et devaient jouer dans les événements de 1831 un rôle non négligeable" (4).

Dans la Fabrique lyonnaise les fabricants sont à la tête de l'organisation du travail. Véritables négociants qui reçoivent les commandes des clients, ils se procurent les matières premières, les font teindre, et choisissent le dessin avant d'en réclamer l'exécution par le chef d'atelier. On les rencontre dans la presqu'île, au pied de la colline de la Croix-Rousse. Ils se risquent peu sur le Plateau et n'habitent pas les autres quartiers dans lesquels vivent et travaillent les maîtres tisseurs.
Ces derniers, propriétaires de leurs métiers, sont les chefs d'atelier. Tisseurs à domicile, c'est à eux qu'incombent les frais d'achats, d'entretien et de montage de ces métiers. Ce sont eux les canuts. Avec l'aide de leur femme et de leurs enfants, ils travaillent chez eux et emploient souvent une main-d'oeuvre salariée, compagnons et apprentis. Les fabricants passent commande de pièces qu'ils leur paient à façon une fois l'étoffe tissée (5).

Les compagnons sont logés et nourris chez les chefs d'atelier, et travaillent sur les métiers de ces derniers. Ils reçoivent pour salaire, généralement, la moitié du prix de façon du tissu qu'ils fabriquent. Leur disparition s'amorce dans la seconde moitié du XIXe siècle ; le chef d'atelier diminue leur nombre, puis cesse d'en prendre, se contentant de sa femme et de ses enfants.
Les journées de travail sont toujours très longues : elles atteignent parfois seize heures, et ce, six jours consécutifs. L'intensité du travail est impérative, puisqu'elle conditionne la longueur quotidienne d'étoffe tissée. Fréquemment, la visite du commis du magasin, encore appelé rondier * provoque une courte récréation ; ce dernier vient constater le métrage réalisé et sa qualité. Il profite de l'occasion pour informer l'ouvrier tisseur des événements et des anecdotes qui surviennent dans la profession. Lorsque la pièce terminée est portée à la fabrique, l'instant est toujours ressenti avec émotion. Cette pièce, il faut d'abord la nettoyer, puis la pinceter (c'est-à-dire enlever les défauts - les bouchons* - à l'aide de petites pinces), passer le polissoir - lame de corne que l'on frotte sur la façure pour faire briller l'étoffe et égaliser les coups de trame - couper les fils flottants, faire glisser les trames tirantes. Car, une fois rendue, cette pièce sera attentivement visitée par le commis de magasin, et les défauts peuvent parfois entraîner un rabais qui sera alors "marqué sur son livre".

C'est ce livre qui atteste de la qualité du travail fourni par le tisseur. Lorsque, à la réception, le chef de service invite le canut à repasser le soir, c'est que le travail ne manque pas. Cette remise est doublement importante ; outre la prise de nouvelles commandes, elle est également un instant de rencontre, chez le fabricant lui-même. Tous les canuts apportant une étoffe doivent en effet attendre leur tour, sur un banc prévu à cet effet : et là, les discussions vont bon train, les dernières nouvelles sont échangées. Instant d'intense sociabilité entre confrères d'une même profession, évaluant les difficultés d'applications du tarif, l'importance des groupements à effectuer... cette livraison est pour le tisseur l'occasion de quitter son quartier, de rencontrer des confrères, et de s'informer des perspectives ultérieures du travail. Elle se termine parfois au cabaret où, autour d'un pot, lui et quelques autres se retrouvent avant de retourner à leur travail.
La concentration des ouvriers tisseurs en quartiers très marqués s'affirme dès le début du XIXe siècle, et le sentiment communautaire s'en trouve renforcé. Le maître est à la tête d'une unité de travail, l'atelier, à caractère essentiellement familial.

Chaque bâtiment abrite plusieurs de ces cellules, dans des relations de voisinage qui fondent l'intensité du sentiment communautaire. Dans l'univers restreint du quartier, où tout le monde se connaît, méfiance et entraide s'entremêlent. L'atelier possède ses techniques et ses tours de main. Il les garde jalousement : la tradition veut que l'on respecte le travail bien fait. Chaque tisseur, par un savoir-faire qui le particularise aux yeux de ses confrères, cultive une réputation dont la tenue lui permet d'espérer des commandes suivies. On n'hésite pas, dans l'espoir de découvrir un quelconque secret, à aller jusqu'à inventorier les poubelles du concurrent. N'aurait-il pas jeté par mégarde un morceau de tissu qui en dirait long ? Mais l'entraide joue lorsque l'on se prête un dessin, lorsque l'on s'associe en coopérative, lorsque enfin, tous unis, l'on réclame auprès des autorités l'application du tarif que quelques fabricants ne respectent pas.

Par-delà les réunions informelles à l'occasion desquelles les membres de la profession se retrouvent lors de la livraison des pièces d'étoffe, des associations existent à l'échelon de la maison, du quartier ou de la ville. Celles-ci fluctuent dans leur forme au fil du temps, mais trahissent constamment l'existence d'un fort sentiment unitaire régnant au sein de la Colline du travail, la Croix-Rousse. Classe sociale dont le pourtour géographique correspond à celui du quartier, par-delà les multiples divergences distinguant un groupe de maisons d'un autre groupe, ses intérêts communs renforcent une solidarité qui s'exprime épisodiquement lors des conflits opposant ouvriers et fabricants. Si la vie quotidienne du canut, égale à elle-même d'un jour à l'autre, fait l'objet de nombreuses plaisanteries et boutades par les tisseurs eux-mêmes, cette couche sociale n'en est pas moins concernée profondément par les aléas d'une histoire économique qui, inévitablement, retentit sur l'intensité du travail. Dans une ville où une grande partie de la population travaille pour la Fabrique, l'espace social est entièrement jalonné de multiples conflits que ne manquent pas de susciter rapports hiérarchisés et précarité du lendemain. Ces associations quelles sont-elles ?

Après l'insurrection de 1831, l'ancienne société de secours mutuel composée de chefs d'atelier, le "Devoir Mutuel", se transforme en une société secrète qui se subdivise en sections solidaires s'engageant à résister en commun à toute tentative de baisse des salaires. Les membres de cette société s'engagent également à se prêter des ustensiles de travail, à acheter collectivement des objets de première nécessité, à chercher enfin à promouvoir tous les moyens susceptibles d'améliorer leur condition. Parallèlement à celle-ci, une autre société existe, celle des compagnons "Tisseurs Ferrandiniers", aux objectifs analogues (6).
Il est vraisemblable qu'antérieurement, des associations pour achat en commun de denrées de consommation, limitées aux habitants d'une ou de quelques maisons, existent déjà. Une telle association est mentionnée dans une délibération du Conseil général de la Commune de Lyon dès 1792. Sa raison d'être est l'achat en commun du charbon. Plus tard, vers 1864, ces associations coopératives deviennent fréquentes. Ainsi se fondent, pour l'unique Croix-Rousse, la Boulangerie sociale, l'Alimentaire des Tapis, la Société du Mont Sauvage, etc. Une Boulangerie ouvrière est fondée en 1864, au centre même de l'agglomération du Plateau, soutenue par quatre cents actionnaires. Par ses huits à dix fournées quotidiennes, non seulement elle contraint les autres boulangers privés à baisser le prix de leur pain, mais elle permet encore à ses associations de réaliser de petits bénéfices.

Au début du XXe siècle, et jusqu'avant la Grande Guerre, existent aussi les Châteaux des canuts. Petites associations de voisinage créées en vue de réduire le coût des sorties de détente du dimanche, elles les favorisent simultanément. Une maisonnette, avec un jardin, est louée du côté de Caluire, dans la proche banlieue. Une pièce de vin est installée dans la cave, à frais communs. A tour de rôle, les samedis soir, quelques membres de ce groupement râtissent les allées et entretiennent le jeu de boules. Les chômeurs, en attente d'une pièce à tisser, se rendent fréquemment au jardin du château. Chaque dimanche voit arriver, munie de provisions, la petite société, joyeuse de se retrouver ; les hommes jouent aux boules, les femmes discutent. Les rapports de police de l'époque présentent ces lieux de détente comme "constituant des groupements actifs où se répandent et s'élaborent les idées républicaines".
Si les journées de travail sont extrêmement longues, l'assurance du maintien des commandes et du tarif en vigueur continuellement à reconduire, dans les quartiers où travaillent et vivent les canuts, les liens de solidarité n'en sont que plus intenses.

Une tradition du texte oral

On imagine alors aisément l'importance d'une véritable culture orale au sein de cette communauté de travail. Tout comme les associations corporatives secrètes ou non, cette tradition orale s'insère comme une composante supplémentaire dans ce sentiment de cohésion dominant toutes les querelles et différends quotidiens.
Pourtant, nous ne sommes pas dans le domaine géographique et social habituel de la tradition orale, c'est-à-dire le monde de la campagne, des hameaux et des villages. N'est-ce pas la nature qui, fréquemment, offre, par le jeu des nombreux supports proposés à l'imagination, une gamme de variations étendues se reflétant dans toutes les possibilités narratives ? Ces possibilités n'apparaissent pas en leur totalité dans les villes grandes ou moyennes. Ainsi des genres sont en partie inexistants : le merveilleux, et l'animalier.
On est en droit de s'étonner de cette absence : si les villes voient leur population augmenter constamment dès le début du XIXe siècle, c'est généralement au détriment des campagnes.

Pour une grande part, le monde des canuts est composé de migrants venant des pays dauphinois, savoyard ou auvergnat. Pourquoi donc ces mêmes personnes susceptibles d'évoquer tel conte merveilleux quelques années auparavant cessent-elles brusquement d'y faire allusion ?
Une réponse s'impose à l'évidence. La littérature narrative est toujours étroitement associée à un contexte local d'élaboration : un profil historique et social spécifique, un paysage agricole particulier. Lorsque ce contexte change, cette même narration se transforme, s'appauvrit ou disparaît.
La ville n'implique nullement, cependant, la négation de toute oralité. L'exemple des genres narratifs produits dans le milieu des tisseurs lyonnais le prouve. Ils sont effectivement plus pauvres dans leur diversité. Le genre facétieux, récits anecdotiques, historiettes, bouts-rimés et chansons circonscrivent quasiment les possibilités. La piécette satirique et comique, c'est-à-dire le théâtre de guignol, atteint cependant un épanouissement particulier.

On constate très vite que des points communs existent avec la littérature orale strictement rurale. Dans un cas comme dans l'autre, le paysage a son importance.

Aux multiples toponymes désignant collines, croisées de chemin, orées de bois correspondent les appellations de quartiers, de rues, de maisons... A chacun des lieux ainsi nommés correspondent des références implicites à une mentalité, à des habitudes, à un parler, à un contour social. De même l'intonation de la voix permet la distinction entre l'originaire de tel ou tel village voisin, de même, les tisseurs du début du siècle reconnaissaient celui qui est du quartier Saint-Georges, de Vaise, de la Croix-Rousse.
Quant à la veillée rurale, familiale ou de voisinage, haut lieu de la transmission orale, elle connaît aussi ses équivalences.
De la même manière, les endroits privilégiés sont ceux de la détente, et du travail. L'atelier joue, à ce propos, un rôle essentiel, mais tout autant le cabaret ou encore, particularisme local, le petit théâtre populaire qui connaît un épanouissement remarquable dans les quartiers ouvriers de la ville.

Enfin, il faut parler des conteurs eux-mêmes.
On rapporte qu'autrefois les tisseurs "lollaient", c'est-à-dire improvisaient des mélopées sur le rythme des métiers à tisser. On les aurait alors surnommés, de ce fait, "lollards". Si la plupart des ouvriers chantent, ou racontent l'histoire entendue la veille, certains se distinguent par un talent qui les met en évidence. Tel compagnon est connu pour son art de dire les histoires, ou encore pour la facilité avec laquelle il entonne les chansons. Très généralement ces chansons s'interprètent sur une mélodie qui est alors en vogue, rares sont les airs de musique imaginés pour la circonstance : l'essentiel, plus que de composer une musique, est de faire passer des paroles qui amusent ou qui fustigent. Cependant, tout le monde n'a pas la même aisance dans l'élaboration de textes oraux qui plaisent et correspondent aux problèmes du moment.

Louis-Etienne Blanc est l'un d'eux. Il est l'interprète d'une partie des textes présentés ici, les plus anciens chronologiquement. Il n'aura, cependant, de toute sa vie, rien écrit de tout ce qu'il sait dire à merveille ; seules les mémoires enregistrent puis transmettent à leur tour, jusqu'au jour où, en 1834, poursuivi comme complice des événements politiques qui révèlent au monde l'existence des canuts lyonnais, il est obligé de se cacher quelques mois ; son frère pourra se faire dicter la plus grande partie des "oeuvres" les plus connues.
Louis-Etienne Blanc naît à Lyon en 1777. Son père, ouvrier passementier, le met très rapidement en apprentissage chez un ouvrier en soie. Mais à quinze ans, il s'enrôle dans la légion des "Allobroges", et effectuera plusieurs campagnes, en Italie, puis en Allemagne. Il quitte finalement le service en 1798, alors qu'il a le grade de tambour. De retour à Lyon, il se fait employer par son oncle, huissier, auquel il succédera. Marié, père de cinq enfants, intense travailleur, il fait partie d'une petite société de théâtre amateur. Ce qu'il aime par-dessus tout, c'est rire, chanter et reprendre de petites oeuvres qui circulent alors chez les tisseurs. "Pendant des soirées entières, il suscite le rire par le comique de ses récits. Son succès est tel que rarement on se sépare de lui sans avoir cherché à épuiser son répertoire. Cette activité d'esprit qui étonne se double d'une "paresse de plume profonde". Il préfère découvrir de nouvelles chansons plutôt que d'en copier ou d'en dicter une seule".

Laurent Mourguet est son aîné de douze ans. Il naît à Lyon, en 1769, et grandit dans le milieu ouvrier. Son père est maître tisseur, et marchand fabricant. Lorsqu'il se marie avec Jeanne Esterle en novembre 1788, Laurent Mourguet est "ouvrier en soie", tout comme sa femme. De cette dernière il aura dix enfants. Il abandonne bientôt le métier à tisser, trop souvent en chômage pendant les jours troublés de la Révolution, et se fait marchand forain pour faire vivre sa famille. Pendant cinq ans, il parcourt ainsi les marchés, vogues et foires. Il est de nouveau installé à Lyon en 1798, où il se livre à l'"art libre" d'arracher les dents. Mais la fréquentation des foires urbaines et rurales lui a donné le goût du spectacle. Dès le printemps 1804, il monte un petit théâtre, dans le quartier des Brotteaux. L'entrée coûte deux sous, et l'installation est des plus simples : quatre perches entourées de toiles peintes, reliées et soutenues par une traverse. Dans l'un des panneaux s'ouvre une étroite scène. En hiver, les représentations de marionnettes se donnent au rez-de-chaussée de la maison qu'il habite, place Saint-Paul. Le personnage principal de ce théâtre est d'abord le Polichinelle à deux bosses, avec son compère Gnafron, savetier et joyeux luron. Entre-temps, Laurent Mourguet travaille à la Crèche de la rue Noire, puis à celle de la rue Ferrandière, petits théâtres où sont représentées les principales scènes de la Nativité de Jésus.
En 1820, apparaît le personnage de Guignol : personnification de l'ancien canut lyonnais, il l'incarne de façon parfois outrancière, aidé par son langage narquois, et son accent traînard. En lui se retrouvent les multiples traits et attitudes caractéristiques de la classe ouvrière des tisseurs à bras. Son bon sens est à toute épreuve. Il rit de ses propres défauts, et utilise ceux des autres.

Laurent Mourguet, qui écrit mal, ne transcrit pas les pièces qu'il propose à son assistance ; elles s'adaptent constamment à l'humeur du jour, aux événements du moment, toujours susceptibles d'enrichissements imprévus. Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle qu'une importante partie de ce théâtre sera recueillie et mise en ordre par un érudit lyonnais, M. Onofrio, président de chambre, Conseiller à la Cour de Cassation.
Avec Louis-Etienne Blanc et Laurent Mourguet, nous avons l'exemple de deux animateurs, conteurs à leur manière, qui savent reprendre, enrichir puis reproposer, avec un jeu constant de modifications, une tradition de la parole et du rire, correspondant étroitement à une couche sociale spécifique, pour progressivement la déborder. Tous deux quittèrent cette ambiance de travail, pour découvrir d'autres pays. Lorsqu'ils reviennent à Lyon, pour s'y fixer désormais, ils peuvent mesurer l'intensité d'un particularisme fondant en partie la cohésion des tisseurs. Ils sont donc particulièrement à même de montrer, par les récits, les anecdotes, les chansons et le théâtre de marionnettes, les mille détails qui le constituent. Mais ils ne font que reprendre pour l'amplifier avec un talent particulier un trait de sociabilité extrêmement répandu à l'époque dans les quartiers ouvriers lyonnais, le "savoir dire". Les petites scènes de théâtre de quartier fleurissent en effet, çà et là. Comme beaucoup d'autres, Laurent Mourguet "avait la vocation de ces artistes qui apprenaient leur rôle, le livret sur la façure de leur pièce, tout en tissant, mais en lui était un génie particulier...".

La présentation des textes regroupe les différents genres proposés en thèmes dominants : sont successivement abordés le rythme de la vie, les tisseurs et les autres, le travail malade, la facétie lyonnaise. Seul le théâtre de marionnettes illustrant en fait tous les aspects précédemment énoncés fait l'objet d'une présentation particulière.

Parfois le dialecte canut figure en regard de la transcription en français d'usage courant. Distinct du patois des campagnes environnantes, distinct également de l'ancien dialecte commun de la ville, c'est au XVIIIe siècle semble-t-il qu'on le voit apparaître : expressions, tournures de phrase, prononciation et utilisation de termes propres à la profession fondent l'originalité d'un langage très localisé. Toujours ce dernier est imprégné des termes, images et métaphores qui caractérisent le métier de tisseur. Car alors, qu'ils soient canequiés, taffetatiers, jacquardiers, satinaires, plieurs, liseurs, tordeurs, dévideurs ou battandiers, nombreux sont ceux qui, de près ou de loin, s'occupent de la soie. Ce parler est toujours guidé, dans l'expression quotidienne, par le souci de la simplification. Ainsi les pronoms tu et qui deviennent te et que - le il se transforme en un simple i lorsqu'il précède une consonne - les noms qui se terminent par al deviennent des noms en au, de telle sorte que toute difficulté est levée pour la formation du pluriel. Souvent encore, les mots sont estropiés simplement parce qu'ils possèdent une homonymie marquée avec d'autres. Et s'ils commencent par un s, un préfixe es, sonore et accentué, intervient.
Mais ce même dialecte, repris et amplifié par les sociétés savantes locales, va progressivement être l'objet d'un surenchérissement prétexté par la sauvegarde d'un patrimoine local.
Un glossaire, en fin de volume, reprend les principaux termes du métier, signalant également leur sens figué. Car pour la plupart, la signification est double. Est désigné d'une part l'outil précis, le geste, ou le matériel adéquat, mais référence est aussi faite à la désignation figurée, connue de tous. Ainsi l'agnolet est un petit élément de verre, placé sur la navette, et par lequel se déroule le fil de trame lors du voyage à travers la chaîne. Mais l'agnolet désigne également, dans le langage courant, le regard ou les yeux.