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Le travail malade

La chronique sociale est essentiellement celle des heurts entre les façonniers et négociants, plus réels cette fois-ci que ceux esquissés précédemment par la symbolique du récit. Si l'Histoire de Tape-du-Cu atteste la présence du conte facétieux en ce domaine, faisant état d'un soulèvement rejetés très loin en arrière dans l'histoire, la chanson, narrative ou sous forme d'adresse, semble par contre beaucoup plus appréciée pour la transmission d'une information qui ne laisse pas la corporation indifférente.

L'histoire de Tape-du-Cu

- Vous le connaissez bien, Tape-du-Cu ? Le marteau de la porte principale de l'hôtel de ville, en place des Terreaux ! Une oeuvre d'art, paraît-il, qui représente un enfant joufflu agrippé des deux mains à une espèce de coquille au-dessus de sa tête, alors que ses jambes serrées se recourbent de manière à pouvoir cogner la porte avec son darnier (1). Et même mon vieux maître d'apprentissage, le brave père Vaginay, ne l'appelait pas autrement. Il me répétait même, maintes et maintes fois : "Vois-tu, petit, à l'hôtel de ville, eh bien c'est encore Tape-du-Cu qui travaille le plus de la tête !".
Tape-du-Cu, bien sûr que tous les enfants de Lyon le connaissent par son nom. Mais ce n'est pas tout que de connaître le nom, encore faut-il en savoir la raison.

Donc, au temps jadis, il y a probablement plus de cent trente ans, peut-être en l'année 1693, il arriva que le pain devenait tellement cher à Lyon que... c'était presque comme au jour d'aujourd'hui. Les gens en étaient alors réduits à se remplir le ventre de raves et de pelures de pommes de terre. Mais nos anciens n'étaient pas des timides. Ils commencèrent bien vite à remuer et à injurier le prévôt des marchands, les échevins et les conseillers de la ville, qui évidemment représentaient le maire, les adjoints et le conseil municipale de l'époque. Comme de juste, ces beaux messieurs faisaient mine de ne rien voir. Ils attendaient bien sûr que tout s'arrange, pour pouvoir ensuite dire que c'était grâce à eux.
Dans cette malheureuse affaire, les plus à plaindre étaient les pauvres canuts. Ils n'avaient jamais bien eu beaucoup d'argent, mais en ce temps-là, ils ne gagnaient pas seulement d'eau pour boire. Ils étaient alors de vrais crève-misère.
Un beau dimanche, sur le coup de midi, ils se réunirent tous sur la place Grenouille, à l'arrière de l'église Saint-Nizier. Oui, tous ! Non seulement ceux du quartier de la rue Quatre-Chapeaux et de la rue de l'Aumône, de la rue de la Plume et de la rue Buisson, mais aussi ceux de Saint-Jean et de Saint-Georges, ceux de Saint-Just et de Saint-Irénée, même ceux de la rue Misère et de la rue Dorée, de la rue Bourgneuf et de la montée du Tire-cul, du Gourguillon et de la Quarantaine ! Oui, tous, tous, tous ! Imaginez le bruit que cela faisait ! Tous les canuts et les canuses, les compagnons et compagnonnes, les borriauds et les borriaudes (2).

Le père Faganat, maître tisseur de la rue Raisin, avait manigancé tout cela. C'était un petit vieux, maigrelet, aux yeux myopes, bourru comme du grège, grincheux comme une porte mal huilée, méchant de surcroît, qui voulait se pousser en avant dans la profession. Il monta sur une table, devant le cabaret du Puits-sans-vin, à l'angle de la rue du Puits-Pelu, et fit un discours qui dura bien deux heures. Il expliqua à tout le monde que si le pain était cher, le Prévôt et les échevins en étaient les responsables, qu'en fait, ces derniers étaient des propres-à-rien, qu'il ne fallait surtout pas avoir peur d'eux, mais tenir bon, et pour commencer se rendre tous ensemble à l'hôtel de ville. Une fois là-bas, le père Faganat se faisait fort de lui parler au Prévôt des marchands, et de lui dire ses quatre vérités. Là-dessus, tous les canuts et les canuses, les compagnons et compagnonnes, les borriauds et borriaudes de crier : "Vive le père Faganat, vive le père Faganat !". Tout le monde se mit alors en route pour se rendre à l'hôtel de ville. La troupe ainsi composée était impressionnante : ce ramassis d'hommes et de femmes, auquel s'étaient adjoints les truands, les vagabonds et les voyous, faisait un vacarme tel que l'on aurait cru la fin du monde proche.
Tony Tomachot marchait en tête. Il donnait le bras à deux filles metteuses en main (3) dans l'atelier du père Faganat. Le père Faganat, quant à lui, se tenait bon dernier. Immanquablement à Lyon comme partout ailleurs, à cette époque comme aujourd'hui, ce n'est jamais ceux qui mènent la bande qui marchent en tête.
Le Tony Tomachot était un brave compagnon de Saint-Georges, un peu benêt, mais sincère, grand et fort comme le géant de Neuville, avec des épaules larges comme la porte de Saint-Just. Il avait de plus, faites excuse, un darnier tel qu'il n'aurait pas pu prendre un bain de siège dans le Rhône, si jamais il en avait eu besoin !
Bien sûr que si je parle de son darnier c'est que, comme vous le verrez, il tient une grande place dans mon histoire.
La troupe tout entière arriva sur la place des Terreaux, mais pour entrer dans l'hôtel de ville, c'était une tout autre chose. La grande porte était fermée !
Le Prévôt et les marchands étaient tranquillement installés à l'intérieur. Comme il faisait ce jour-là une chaleur accablante, les volets étaient fermés. Sous prétexte de discuter des intérêts de la ville, ces gens-là se racontaient des plaisanteries en buvant des pots de Juliénas (4) dans de grands verres en argent.

Pour se faire entendre, les premiers canuts arrivés commencèrent à taper contre la porte. Mais le Prévôt, ainsi que les échevins, tous étaient trop loin pour entendre, et puis en fait, ils étaient occupés à trop bien faire.
Alors le père Faganat se mit à parler. Fermer les portes de l'hôtel de ville au nez des braves gens, ce n'était pas des choses à faire ! Puisque le Prévôt se moquait du pauvre monde, et puisqu'il n'y avait moyen de faire autrement, il fallait entrer de force. Le Tony Tomachot, le plus fort de toute la troupe, essaya tout d'abord d'ouvrir la porte en la remuant. Elle ne bougeait pas. Il pesa alors contre les montants de bois de toute la force de ses épaules. Mais malgré sa corpulence, il se fatigua vite. Tony prit une barre de fer et cette dernière engagée sous la porte pour faire levier, il crut pouvoir la faire sauter hors de ses gonds. La porte tenait bon.
Tout à coup, le Tomachot devint furieux. Il se retourna et, s'agrippant des deux mains à une sorte de coquille qui ornementait l'en haut de la porte, il donna quelques coups formidables de son postérieur, s'en servant comme d'un bélier, dans le bois. Toute la troupe des canuts et des canuses, des compagnons et compagnonnes, des borriauds et des borriaudes, qui se tenait serrée sur la place des Terreaux, se mit à crier d'une même voix : "Hardi, hardi, Tony, tape du cul, tape du cul !!!".
Encouragé, le Tony reprit son élan. Une, deux, trois ! Au troisième coup, la porte vola littéralement en éclats. Sur son élan, le brave Tomachot tomba sur le dos au beau milieu du vestibule d'entrée. La foule des canuts se précipita alors dans l'hôtel de ville. Le Prévôt et les échevins avaient parfaitement entendu tout ce remue-ménage. Ils avaient aussitôt compris ce dont il s'agissait. Par force, ils durent laisser là leur vieux Juliénas, et très dignes, ils se présentèrent à la foule des canuts. Lorsque ces crève-misère, ces mangeurs de raves, virent s'avancer devant eux Messieurs les échevins dans leur robe de damas de même couleur et tous escortés par des huissiers tenant le bas de ces nombreux manteaux, afin qu'aucune étoffe ne traîne par terre, vous imaginez aisément combien les premiers furent abasourdis.
Ils restaient là, sans rien dire, rouges de confusion. Blême de peur, n'osant surtout plus prendre la parole, le père Faganat en tremblait dans ses culottes. Tony Tomachot venait juste de se relever. Il se grattait la tête d'une main, et se frottait le darnier de l'autre.

Alors le Prévôt parla. Le comportement des canuts n'était pas recommandable, si le pain était cher, lui-même n'en était pas responsable, bien au contraire même ; d'ailleurs il avait toujours pris le parti des plus pauvres. Et il fit la démonstration de sa bonne volonté : ne venait-il pas, lui le Prévôt, de faire reconstruire l'hôtel de ville qui venait de brûler, afin que toujours l'on se dise que les canuts du XVIIe siècle n'étaient pas n'importe qui, mais au contraire de braves travailleurs sur lesquels on pouvait compter ? Enfin, profondément ému par le sort des pauvres ouvriers tisseurs, et comme preuve ultime de sa sincérité, il allait faire mettre un marteau à la porte de l'hôtel de ville : désormais, si un tisseur ou tout autre Lyonnais avait besoin de quelque réconfort, il n'y avait qu'à frapper pour voir la porte s'ouvrir, ainsi que le Saint Evangile le prescrit.
Pendant ce long discours, les canuts étaient restés totalement muets. Même le Tony Tomachot n'osait plus se frotter. Quant au père Faganat, il aurait cent fois préféré être dans son allée plutôt qu'ici !
Lorsque le Prévôt en eut terminé et que, suivi de ses échevins et de ses huissiers portant la traîne des manteaux, il pénétra dans la grande salle de l'hôtel pour y terminer le bon vieux Juliénas, toute la foule se mit à crier avec force : "Vive Monsieur le Prévôt des marchands, vive Monsieur le Prévôt des marchands !".
Puis canuts et canuses, compagnons et compagnonnes, borriauds et borriaudes rentrèrent ensemble chez eux, bras dessus, bras dessous. Tous se répétaient qu'aussi longtemps qu'ils auraient un prévôt sachant aussi bien parles, les canuts n'auraient vraiment aucune raison de se plaindre. La père Faganat rentra seul, car plus personne ne le connaissait. Tony Tomachot ne pouvait marcher aussi vite que les autres. Il s'en allait en boitillant, se tenant le darnier qui lui faisait grand mal.

Le lendemain, le Prévôt fit venir un menuisier pour réparer la porte, et un sculpteur pour faire le marteau. Mais ce dernier, malin et narquois comme tout bon Lyonnais, ne trouva rien de mieux que de sculpter dans le morceau de bronze le Tony Tomachot en train d'enfoncer les portes de l'hôtel de ville.
- Je vous ai raconté cette très véridique histoire du mieux que j'ai pu - quand on fait ce qu'on peut personne n'a rien à dire - à cette fin que tous les gones du jour d'aujourd'hui et mêmement ceux qui viendront dans les siècles des siècles, ainsi soit-il, connaissent la très véridique histoire de Tape-du-Cu, le marteau de l'hôtel de ville, et que ni les uns ni les autres ne passent pour des caquenanos, des bénazets qui savent bien le nom des choses mais ni leur pourquoi ni leur comment.

Députation des vieux canuts
au Duc d'Orléans


Troubles de novembre 1831

Nous ouvriés de la Croix-Rousse (Nous, ouvriers de la Croix-Rousse)
Saint-Just, Saint-Paul, autres lieux, (Saint-Just, Saint-Paul, autres lieux,)
Déplorons cette secousse (Nous déplorons cette secousse)
Des vingt et un vingte-deux. (des vingt et un et vingt-deux (1).)

Nous présentons nos hommages (Nous présentons nos hommages)
Au grand prince d'Oleans (Au grand prince d'Orléans)
Et serons, puis, aussi sages (Et serons maintenant aussi sages)
Que nous sommes doleans (Que nous sommes doléans.)

Ne faut pas que votre artesse (Il ne faut pas que votre altesse)
Croye tous les patrigots (Croie tous les mensonges)
Faits par l'humeur coleresse (Faits pas l'humeur coléreuse)
Par les milieux, les bigots. (Par les médiocres et les bigots.)
Nous vous vont conté la cause (Nous allons vous conter la cause)
De ces combas malhereux, (De ces combats malheureux,)
Et quand vous sauré la chose (Et quand vous saurez la chose)
Ca déborgnera vos yeux (Cela vous ouvrira les yeux.)

Nous avions une tarife (Nous avions un tarif (2))
Endossé par le prefet, (Garanti par le préfet,)
Mais d'un bon coup de ganife (Mais d'un bon coup de couteau)
Les fabriquants l'on defait. (Les fabricants l'ont défait.)
Depuis mai de trois semaines (Depuis plus de trois semaines,)
Nos droits etions meconnus, (Nos droits étaient reconnus,)
I voulions mangé les pennes (Ils voulaient manger la peine)
De tous les pauvres canus. (De tous les pauvres canuts.)

Les saigneurs de la fabrique (Les saigneurs de la fabrique (3))
Nous marpaillons puis trop fort (Nous écrasaient bien trop fort.)
Fallait ouir leur cretique, (Il fallait ouïr leurs critiques,)
I nous donnions toujours tort. (Ils nous donnaient toujours tort.)
Malhureusement les têtes, (Malheureusement, têtes et)
Les esprits sont transportés. (Esprits furent échauffés.)
On se tuait comme de bêtes (On se tuait comme des bêtes)
De l'un et l'autre côté. (De l'un et l'autre côté.)

Nos regrets sont bien sinceres, (Nos regrets sont bien sincères,)
Que chequn en fasse autant, (Que chacun en fasse autant,)
Et nous revivrons en freres (Et nous vivrons en frères)
Pendant, ma fi, bien longtemps. (Pendant, ma foi, bien longtemps.)
Oblions notre querelle (Oublions notre querelle)
Et consarvons notre sang (Et conservons notre sang)
Pour chapoté la sequelle (Pour combattre ce qui reste)
Des dispotes, des tyrans. (Des despotes, des tyrans.)

Notre prefet nous affiche (Notre préfet nous affiche)
Que vous êtes l'arc en ciel, (Que vous êtes l'arc-en-ciel)
Aimable comme une biche, (Aimable comme une biche,)
Une rotie de miel (Une tranche de miel)
Pour adouci la souffrance (Pour adoucir la souffrance)
De nos ouvriés malhureux (De nos ouvriers malheureux)
Que font l'honneur de la France (Qui font l'honneur de la France)
Margré l'injuste milieu. (Malgré l'injuste milieu.)

Nous étions for en colère (Nous étions fort en colère)
Aleurs que j'on vu entré (Alors que nous avons vu entrer)
Tout ce t'attirail de guerre, (Tout cet attirail de guerre,)
Le canon pret z'à tiré. (Le canon prêt à tirer.)
La clemence souveraine (La clémence souveraine)
Nous a bien trop z'alarmés. (Nous a bien trop alarmés.)
Mais en moins d'une semaine (Mais en moins d'une semaine)
Nous serons tous desarmés. (Nous serons tous désarmés.)

Pour notre ville coupable, (Pour notre ville coupable,)
Quoique le maire oye dit, (Quoique le maire l'ait dit (5),)
Soyé pas impitoyable (Ne soyez pas trop impitoyable)
Car tout ça c'est de z'on dit. (Car tout cela sont des "on-dit".)
Elle a prouvé sa vaillance ; (Elle a prouvé sa vaillance ;)
Résistance à l'oppression (Résistance à l'oppresion)
Sera toujours la croyance (Sera toujours la croyance)
Des ouvriés de Lyon. (Des ouvriers de Lyon.)

Ma navette


Un canu, qu'un temps de disette
Forçait à chanté tous les jours,
Disait z'à sa chère navette,
Objet de ses meilleurs amours :
La meurte, helas ! a remplacé la presse
Où ton secours vint relustré mon bras,
Et aujord'hui que nous n'ont plus de presse,
Bambanne-toi mais ne t'enrouille pas.

Un jour que j'en etais delerte,
Un brave canu de Lyon,
Me rencontrant z'à la Déserte,
M'emmena droit z'au Gorguillon.
Fier d'être assis sur sa noble banquette,
Dans l'art de soie je marchai à grands pas.
Ca n'est plus ça, ô ma chère navette,
Bambanne-toi mais ne t'enrouille pas.

Dans ce te ville où, tout de même,
La fabrique est le plus beau z'art,
De z'hommes, trop regonflés d'ême,
Ont, par malheur, evanté la jacquard.
Depuis aleurs nous laissons la clinquette,
Le jaquardié se branle aussi les bras,
Et comme nous i dit à sa navette :
Bambanne-toi mais ne t'enrouille pas.

T'as fait z'assez pour la fabrique,
T'as su apprendre, dans ma main,
Aux apprentis de ma boutique
A fabriqué gros de Naple et satin.
Mais quand je viens de munté z'un fleurence,
Que mêmement mon merchand met z'à bas,
Je vois toujours un chelu d'esperance :
Bambanne-toi mais ne t'enrouille pas.

Je peux passé pertout sans blâme,
Aux merchands j'ai rendu leur poids ;
Je n'ai pas humidé leur trâme,
Margré la sangle où j'ai t'eté cent fois.
Si t'as parfois, glissant sous la fassure,
Degringolé de l'en n'haut jusqu'en bas,
Tes fil, jamais, n'en ont fait d'escorchure ;
Bambanne-toi mais ne t'enrouille pas.

Ma navette


Un canut qu'un temps de disette
Forçait à chanter tous les jours
Disait à sa chère navette
Objet de ses meilleurs amours :
La morte *, hélas ! a remplacé la presse (1)
Où ton travail entretient mon bras,
Et aujourd'hui que nous n'avons plus de presse,
Repose-toi mais ne t'engourdis pas.

Un jour que j'étais en chômage
Un brave canut de Lyon
Me rencontrant à la Déserte (2)
M'emmena droit au Gourguillon.
Fier d'être assis sur sa noble banquette,
Dans l'art de la soie je marchais à grand pas.
Ca n'est plus cela, ô ma chère navette,
Repose-toi mais ne t'engourdis pas.

Dans cette ville où, tout de même,
La Fabrique est le plus bel art,
Des hommes, trop pleins d'esprit,
Ont, par malheur, inventé la Jacquard (3).
Alors depuis nous laissons la clinquette
Le jacquardié remue aussi les bras,
Et comme nous, il dit à sa navette :
Repose-toi mais ne t'engourdis pas.

Tu as fait assez pour la Fabrique,
Tu as su apprendre, dans ma main,
Aux apprentis de ma boutique,
Fabriquer du gros de Naples et du satin.
Mais quand je viens de monter un florence (4),
Que même mon marchand met à bas,
Je vois toujours une lueur d'espérance,
Repose-toi mais ne t'engourdis pas.

Je peux passer partout sans blâme,
Aux marchands j'ai rendu leur poids ;
Je n'ai pas humidifié leur trame (5),
Malgré la gêne où j'ai été cent fois.
Si tu as parfois, glissant sous la façure,
Dégringolé de haut en bas,
Tes fils jamais n'en ont fait d'écorchures ;
Repose-toi mais ne t'engourdis pas.

L'enterrement du commerce

Au carnaval de 1823, une mascarade fut organisée pour manifester la désapprobation des canuts contre la guerre d'Espagne (laquelle ralentissait considérablement le commerce). Ils avaient représenté une châsse sur laquelle on voyait un Mercure et une corne d'abondance qui vomissait des procès, des faillites, etc., etc. On voyait aussi le caducé (1) cassé et d'autres emblèmes, le tout traîné sur un char. Ceux qui composaient le cortége étaient en deuil avec de faux nez. Ils furent poursuivis par la police, et le Mercure condamné à six mois de prison avec une amende qui n'était pas rien une amande douce.

Accouré tous, jaquardiers, (Accourez tous, jacquardiers,)
satinaires, (satinaires,)
Pour entarré (Pour enterrer)
notre commerce mort. (notre commerce mort.)
Allons, chantons (Allons, chantons)
comme de missionnaires, (commes des missionnaires,)
Pleurons, (Pleurons,)
pleurons notre malhureux sort. (pleurons notre malheureux sort.)
De nos banquettes, (De nos banquettes,)
Méquiers, navettes (Métiers, navettes,)
Fesons de feu (Faisons du feu)
Pour nous chauffé z'un peu. (Pour nous chauffer un peu.)

Allons, suivons ce convoi funeraire, (Allons, suivons ce convoi funèbre,)
Mêlons nos pleurs (Mêlons nos pleurs)
à ceux-là du merchand, (à celui du marchand,)
Car i l'y perd comme le satinaire, (Car il y perd comme le satinaire,)
C'est bien porquoi (C'est bien pourquoi)
i n'est plus si mechant. (il n'est plus si méchant.)
C'est, chose sûre, (C'est, chose sûre,)
Que si ça dure (Que si cela dure ;)
Faudra, ma foi, (Il faudra ma foi)
S'engagé pour la foi. (S'engager pour la foi (pour l'armée)(2)).

Au pont de la Guillotière (Au pont de la Guillotière)
D'un commissaire l'agent, (D'un commissaire l'agent)
Voulu z'empogné la bière (Voulut s'emparer de la bière)
Et le Marcure galant. (Et du Mercure galant.)
Mais aussitôt, (Mais aussitôt)
Su ce bedeau, (Sur ce bedeau,)
La cohorte tout entière (La cohorte tout entière)
Tombe à grand coup de garot. (Tombe à grand coup de trique.)

A la place Leviste, (A la place Leviste)
Un autre aide de camp, (Un autre aide de camp,)
Qu'était là z'à la piste, (Qui était là sur la piste,)
Veut faire l'arrogant. (Veut faire l'arrogant.)
Bien vite on le sansouille (Bien vite on le trempe)
Dedans un grand gaillot. (Dans un grand bourbier.)
De peur sa voix s'enrouille, (De peur, sa voix se rouille,)
I se sauve capot. (Il se sauve défait.)

A la mort-qui-Trumpe, (A la Mort-qui-trompe (3),)
Agens, surveillans, (Agents, surveillants,)
Arrêtent la pumpe (Arrêtent la pompe)
Par le roi, criant : (Par le roi, criant :)
Faut pas qu'on nous brave, (Il ne faut pas que l'on nous brave,)
C'est trop z'odieux. (C'est trop odieux !)
Menons à la câve (Menons à la cave)
Ces seditieux (Ces séditieux.)

Que fit alors le cortège (Que fit alors le cortège)
Couvart de pluie et de neige (Couvert de pluie et de neige)
Que requinquinait le fege (Affermi par la foi)
Des atteurs et spetateurs. (Des acteurs et des spectateurs :)
I jette dedans la môye (Il jette dans un tourbillon d'eau)
Le corps du défunt qui noye. (Le corps du défunt qui se noie.)
En Avignon i l'envoye (En Avignon il l'envoie)
Pour être restaurateur. (Pour être restaurateur.)

Les agens, à pas redoublés, (Les agents, à pas redoublés,)
Le long de la rivière, (Le long de la rivière,)
Courrions comme de z'endiablés (Couraient comme des endiablés)
Pour repêcher la biere. (Pour repêcher la bière.)
Une grand poucette d'honneur (Une grande poucette d'honneur)
Avait z'été promise (Avait été promise)
Pour celui qu'aurait le bonheur (A celui qui aurait le bonheur)
De faire ce te prise. (Pour faire cette prise.)

Craignant la fièvre jaune (Craignant la fièvre jaune)
Et puis certain mouchard, (Et puis certain mouchard,)
Notre rivière Saône (Notre rivière la Saône)
Vomit le corbillard ; (Vomit le corbillard,)
Le met z'en quarantaine (Le met en quarantaine)
Là su le bord du quai, (Là sur le bord du quai,)
D'où ensuite on l'enchaîne (D'où ensuite on l'enchaîne)
Et conduit z'au parquet. (Et on le conduit au parquet.)

Messieu le procureur royal (Monsieur le Procureur royal)
A t'obtenu du tribunal (A obtenu du tribunal)
Jugement contre le Marcure (Jugement contre le Mercure)
A six mois de prison oscure, (A six mois de prison obscure,)
L'amande amère memement, (L'amande amère pareillement)
Pour vengé le govarnement. (Pour venger le gouvernement.)