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image Jean-Christophe Martinez

Le théâtre populaire

C'est véritablement dans le théâtre Guignol que la verve facétieuse lyonnaise connaît son plein épanouissement. La bonhomie d'une solide philosophie de la vie, imperméable à toutes les péripéties de nature conjugale, professionnelle ou sociale, permet aux quelques personnages centraux, toujours démunis, de sortir vainqueurs de la plupart des situations. Là encore, mais de manière plus vive que dans les récits, contes ou chansons, le dialogue est conçu pour que se succèdent, de façon parfois intense, une facétie de mots et de situations, multipliant les allusions scabreuses, plaisanteries, caricatures politiques, appréciations de l'événement, descriptions outrancières, ou altercations mouvementées.

Le déménagement

Guignol
Madelon, sa femme
M. Canezou, propriétaire
Gnafron, ami de Guignol
Le bailli
Le brigadier
Un gendarme
Une place publique à Lyon

Scène première : Guignol, seul

Ah ! Guignol, Guignol, le guignon te porsuit d'une manière bien rebarbarative. J'ai beau me virer d'un flanc et de l'autre (1), tout va de traviole chez moi. J'ai ben changé quarante fois d'état ; je peux riussir à rien... J'ai commencé par être canut comme mon père... Comme il me disait souvent dans sa chanson :

Je travaillais tout petitement sur ma banquette... Mais voilà q'un jour que j'allais au magasin... je demeurais en ce temps-là aux Pierres-Plantées... je descendais la Grand'Côte avec mes galoches, sur ces grandes cadettes qu'ils appellent des trétoirs... voilà qu'en arrivant vers la rue Neyret, je mets le pied sur quéque chose de gras qu'un marpropre avait oublié sur le trétoir... Je glisse... patatrouf... les quatre fers en l'air... et ma pièce dans le ruissiau... Quand je me relève, ils étaient là un tas de grands gognands qui ricanaient autour de moi... Y en avait un qui baliait la place avec son chapeau... un qui me disait : M'sieu, vous avez cassé le verre de votre montre ? l'autre répondait : Laisse donc, te vois ben qu'il veut aller ce soir au thiâtre, il prend un billet de parterre... Je me suis retenu de ne pas leur cogner le melon... Enfin, je me ramasse ; je ramasse ma pièce dans le ruissiau, une pièce d'une couleur tendre, gorge-de-pigeon... ça lui avait changé la nuance... Je la porte au magasin, ils n'ont pas voulu la prendre... Y avait le premier commis, un petit faraud qui fait ses embarras... avec un morceau de vitre dans l'oeil (2) qui me dit : Une pièce tachée ! j'aime mieux des trous à une pièce que des taches ! - Ah ben ! que j'ai dit, je veux bien... - J'ai pris des grandes ciseaux, j'ai coupé les taches tout autour... C'est égal, il a pas voulu la garder... Puis il m'a dit : - Vous vous moquez de moi, Mossieu Guignol, ne revenez plus demander d'ouvrage à la maison... et dépêchez-vous de vous en aller, mon cher, car vous ne sentez pas bon... - J'aurais bien voulu le voir, lui, s'il était tombé dedans, s'il aurait senti l'eau de Colonne... Je suis rentré à la maison ; j'étais tout sale ; Madelon m'a agonisé de sottises : - Te voilà ! t'es toujours le même ! t'es allé boire avec tes pillandres, te t'es battu !... - Elle m'a appelé sac à vin, pilier de cabaret, ivrogne du Pipelu (3)... Elle m'a tout dit ; enfin... on n'en dit pas plus à la vogue de Bron (4)... La moutarde m'a monté au nez ; je lui ai donné une gifle, elle m'a sauté aux yeux ; nous nous sommes battus, nous avons cassé tout le ménage.

C'te histoire m'a dégoûté de l'état... Je me suis dit : Je vergète là depuis cinq ans sans rien gagner... y faut faire un peu de commerce... Je me suis mis revendeur de gages (5) dans la rue Trois-Massacres (6)... Mais j'ai mal débuté... J'ai acheté le mobilier d'un canut qui avait déménagé à la lune... Le propriétaire avait un beau de loyer... il a suivi son mobilier... Le commissaire est venu chez moi... il m'a flanqué à la cave... J'ai passé une nuit avec Gaspard (7).
Mon vieux, que je me suis dit après ça, faut changer de plan... T'as entrepris quéque chose de trop conséquent... t'as voulu cracher plus haut que ta casquette... Y faut faire le commerce plus en petit... Y avait un de mes amis qui avait une partie d'éventails à vendre... je l'ai achetée... et je les criais sur le pont... Mais j'avais mal choisi mon m'ment... C'était à la Noël... j'avais beau crier : Jolis éventails à trois sous ! le plus beau cadeau qu'on peut faire à un enfant pour le jour de l'an !... Personne en achetait, et encore on me riait au nez.
Après ça, je me suis fait marchand de melons... Pour le coup, c'était bien au bon m'ment... c'était au mois de jeuliet... Mais quand le guignon n'en veut à un homme, il le lâche pas... C'était l'année du choléra... et les médecins défendaient le melon... J'ai été obligé de manger mon fonds... toute ma marchandise y a passé... Et ben ! ça n'a pas arrangé mes affaires... au contraire, ça les a tout à fait dérangées... J'ai déposé mon bilan... ça a fait du bruit... la justice est venue sur les lieux avec les papiers nécessaires... et elle a dit : V'là une affaire qui ne sent pas bonne... C'est égal, les créanciers ont eu bon nez, ils n'ont point réclamé de dividende.
J'ai pas eu plus de chance dans mes autres entreprises...
Y a bien un quéqu'un qui m'avait conseillé de me faire avocat... parce qu'il disait que j'avais une jolie organe... Mais y en a d'autres qui m'ont dit que, pour cette chose-là, je trouverais trop de concurrence.
Ah ! j'ai eu, par exemple, un joli m'ment... je m'étais fait médecin margnétiseur, et ma femme Madelon sonnanbule... C'était un de mes amis, qui avait travaillé chez un physicien, qui m'avait donné des leçons... Madelon guérissait toutes les maladies... On n'avait qu'à lui apporter quéque chose de la personne... sa veste, ses cheveux, quoi que ce soit, enfin... Elle disait sa maladie et ce qui fallait lui faire... Les écus roulaient chez nous comme les pierres au Gourguillon (8). Et tous les jours y avait cinq ou six fiacres à notre porte... C'est que Madelon était d'une force !...
... Elle y voyait par le bout du doigt, elle y voyait par l'estomac, de partout, enfin... Elle lisait le journal, rien qu'en s'asseyant dessus... Et ben ! nous avons fini par avoir un accident... Y avait une jeunesse qui était malade de la poitrine ; Madelon l'a conseillée de s'ouvrir une carpe sur l'estomac et de s'asseoir sur un poêle bien chaud, jusqu'à ce que la carpe soye cuite... Elle a prétendu que ça lui avait fait mal... ça nous a ôté la confiance... Les fiacres sont plus venus, les écus non plus... Nous avions fait bombance pendant le bon temps, acheté un beau mobilier... y fallait payer ça... Tout a été fricassé.
Du depuis, je n'ai fait que vivoter, je suis revenu à ma canuserie... mais l'ouvrage ne va pas... Le propriétaire m'est sur les reins pour son loyer... je lui dois neuf termes... Il est venu hier... il va revenir aujourd'hui... Je sais plus où donner de la tête (9).

Scène II : Guignol, Madelon

Madelon : Te voilà encore à flâner au lieu d'être sur ton métier, pillandre *.
Guignol : Ah ! Madelon, j'ai assez des cassement de tête comme ça... laisse-moi la paix... Le propriétaire va venir... j'ai pas d'argent à lui donner.
Madelon : T'en as bien de l'argent pour aller au cabaret. D'où viens-tu à présent ?
Guignol : Je viens de la Bourse... Le Crédit mobilier a de la hausse.
Madelon : Oui, ils sont jolis notre crédit et notre mobilier. Te ne te corrigeras donc jamais ; te ne seras jamais à ton ouvrage... toujours à boire avec des pillandres comme toi... Ta pièce n'est seulement pas à moitié...
Guignol : Madelon, si t'as envie de te disputer et de refaire connaissance avec le manche à balai, battons-nous tout de suite, parce que j'ai pas le temps.
Madelon : T'es ben trop lâche !
Guignol : Je t'ai dit que le propriétaire va venir. As-tu d'argent à lui donner ?
Madelon : Où veux-tu que je le prenne, gueusard ? Te me manges la chair et les os.
Guignol : Es-tu décidée à lui laisser emporter ton bazar, au propriétaire ?
Madelon : Te veux donc que nous restions sur la paille ?
Guignol : Et ben ! va faire ton paquet. Quand les pâles rayons de la lune projetteront leur éclat argenté... plus argenté que mon gousset... sur les châssis de la Grand'Côte, y faudra changer de quartier en catimini.
Madelon : Ah ! scélérat, voilà à quoi te me réduis !
Guignol : Garde ta langue pour une meilleure occasion, et va vite.
Madelon : Oui j'y vas... scélérat, pendard, coquin, brigand... (Elle sort).
Guignol : Ah ! si j'avais le temps, Madelon, comme je te réglerais ! (Il sort aussi) (10).

Scène III : M. Canezou, puis Guignol

Canezou, seul : Qu'on est malheureux d'être propriétaire aujourd'hui ! J'ai été obligé de faire à mes maisons des réparations considérables. On a tellement abaissé le sol de la rue, qu'il m'a fallu ajouter trois étages... par dessous... Avec cela, personne ne paie... La Saint-Jean est passée, la Noël est venue, et point d'argent... Il faudra que je fasse un exemple et que je fasse vendre le mobilier d'un de ces récalcitrants. J'ai surtout ce Guignol qui me doit neuf termes et qui ne répond à mes réclamations que par des balivernes... Il faut que je l'intimide, que j'obtienne de lui un acompte, ou que je l'expule... Allons, finissons-en... Mais mes rhumatismes ne me permettent guère de monter jusqu'à son neuvième étage, et je n'ai pas envie d'entrer chez lui ; je ne sais pas comment il me recevrait... je m'en vais l'appeler... Monsieur Guignol ! Monsieur Guignol ! Monsieur Guignol !
Guignol, de l'intérieur : Je n'y suis pas.
Canezou : Comment ! vous n'y êtes pas, et vous me répondez !
Guignol, de même : Je peux pas sortir ; je mets une pièce à mon pantalon qui est déchiré au coude.
Canezou : J'ai à vous parler : voulez-vous descendre ?
Guignol, à la fenêtre : Si je veux des cendres ?... j'en ai pas besoin, j'en ai mon plein poêle.
Canezou : Le drôle ne viendra pas tant qu'il saura qu'il a affaire à moi. Il faut que je déguise ma voix et que je lui fasse croire que le facteur lui apporte une lettre. (Il frappe neuf coups avec roulement, comme frappaient jadis les facteurs de la poste, et se cache).
Guignol, de l'intérieur : Qué que c'est ?
Canezou, contrefaisant sa voix : C'est le facteur... Je vous apporte une lettre, une lettre chargée : il y a de l'argent dedans.
Guignol : De l'argent ! Je dégringole ! (On l'entend descendre les neuf étages. - Arrivant.) Ah ! nom d'un rat ! le propriétaire !... je suis pincé !... (A Canezou.) On n'a pas besoin de vous, mon brave homme ! on a ramoné les cheminées il y a huit jours.
Canezou : Sapristi, je ne suis pas le ramoneur, je suis votre propriétaire, et je viens...
Guignol : Ah ! c'est vous, M'sieu Canezou, je vous remettais pas, je vous demande pardon. Comment ça va-t-y ?
Canezou : Ca ne va pas mal ! Je viens savoir, Monsieur Guignol...
Guignol : Ah ! y a fait un bien grand vent l'autre jour. Je me suis laissé dire qu'y avait un homme que le vent lui avait emporté son chapeau, ses bas, et tous les boutons de son pantalon ; ça le gênait pour marcher. Ca serait pas vous, par hasard ?
Canezou : Il est vrai que le vent a été très fort... mais il ne s'agit pas de cela... Je viens savoir quand nous en finirons pour notre compte.
Guignol : Notre compte !... Oh ! si vous me devez quéque petite chose, ne vous gênez pas ; je suis pas pressé.
Canezou : Mais je le suis, moi !... C'est de mon loyer que je veux parler.
Guignol : Vous voulez payer votre loyer ?... Ah ! vous avez bien raison... faut jamais rien devoir.
Canezou : Monsieur Guignol, ces plaisanteries-là ne sont pas de bon goût !... Vous me devez neuf termes. (Il s'avance vers lui.)
Guignol : Ah ! nom d'un rat ! parlez pas de si près... Il manque des dominos à votre jeu et, quand vous êtes en colère, vous m'envoyez des postillons... comme un feu d'artifice... C'est désagréable.
Canezou : Le drôle m'insulte, mais il faut me contenir... Voulez-vous me payer, oui ou non ?
Guignol : Oui.
Canezou : Ah !
Guignol : Oui, je veux vous payer... mais pas de pécuniaux !
Canezou : De pécuniaux ! Qu'est-ce que c'est que ça ?
Guignol : Pas d'espinchaux.
Canezou : Espinchaux !... Ces gens-là ont des manières de s'exprimer !
Guignol : Pas d'escalins.
Canezou : Escalins !
Guignol : Pas de patars.
Canezou : Patars !... Je ne vous comprends pas, expliquez-vous.
Guignol : Et bien ! y a rien dans le gousset.
Canezou : Vous n'avez pas d'argent ? Je vous en ferai bien trouver.
Guignol : Vous me rendrez service, par exemple.
Canezou : Vous avez un mobilier ?
Guignol : Oui, oui, un mobilier de luxe. On m'en donnerait bien trente sous au Mont-de-Piété !
Canezou : Vous avez une commode ?
Guignol : Je l'ai plus : elle m'était devenue incommode... les logements sont si petits aujourd'hui.
Canezou : Et votre miroir antique ?
Guignol : Je l'ai vendu cet été pour boire à la glace.
Canezou : Vous aviez une garde-robe ?
Guignol : Il était un peu cassé. Je l'ai donné à un ébéniste de la rue Raisin pour l'arranger ; on a tout démoli dans cette rue et mon garde-robe avec.
Canezou : Ta, ta, ta... Et votre table en noyer a-t-elle été démolie aussi ?
Guignol : Non ; mais un jour, on a mis la marmite dessus... La marmite fuyait, ça a fait un trou, et la table s'est toute éclatée.
Canezou : Vous me faites des contes à dormir debout.
Guignol : Vous avez bien raison... Allons nous coucher !
Canezou : Voyons, Monsieur Guignol, je veux être bon pour vous... Voulez-vous gagner vingt francs ?
Guignol : Pour ça, je veux bien... Que faut-il faire ?
Canezou : Je vais vous l'expliquer... Vous me devez trois cent vingts francs pour neuf termes... Et bien, je vous laisse quitte à trois cent francs... payez-les-moi ; c'est vingt francs que vous gagnez.
Guignol : Ah ! c'est donc ça ! Vous êtes un vieux malin, vous !... Et ben, je veux bien ; mais voilà comme nous allons nous arranger... Vous allez me donner les vingt francs en argent, et moi je vous donnerai mon billet pour les trois cent vingt... Vous aurez la signature Guignol.
Canezou : Vous vous moquez de moi... Et bien, je vous ferai changer de ton... je vais vous faire donner un commandement.
Guignol : Les commandements ! ah ! je connais ça ; on me les a appris quand j'étais petit !

Canezou : Et bien ! il y en a un que vous avez oublié : Guignol : Ah ! c'est pas comme ça qu'on me l'a appris : Canezou : Le drôle a réponse à tout... Voyons, je veux en terminer... Je vous donne quittance ; mais à une condition... une seule... videz les lieux !
Guignol : Ah ! par exemple... c'est pas mon état... je travaille pas sur cette matière.
Canezou : Et bien ! je les ferai vider par l'huissier.
Guignol : Vous irez chercher vos huissiers à Vénissieux... Faudra ben toujours qu'ils se bouchent le nez en saisissant ça (11).
Canezou : Décidément vous n'êtes qu'un fripon !
Guignol : Un fripon !... Venez donc me dire ça à deux pouces du bec !
Canezou : Vous ne valez pas plus que votre ami Gnafron... un ivrogne, un vaurien qui me doit aussi huit termes.

Scène IV : Les mêmes, Gnafron

Gnafron, entrant et poussant M. Canezou : Qu'est-ce qui parle de moi, ici ?
Canezou : Ah ! les canailles ! voilà comment vous me traitez !... Je vais chercher les huissiers, le bailli, la maréchaussée... (Il sort furieux.)

Scène V : Guignol, Gnafron

Gnafron : En quel siècle vivons-nous, mon pauvre Chignol ? Se voir insulter en pleine rue par ses créanciers !
Guignol : Te lui as fait prendre le chemin de fer ?
Gnafron : Qué qu'il te voulait, le vieux grigou ?
Guignol : Oh ! des bêtises ; il me demandait de l'argent... Je lui dois neuf termes...
Gnafron : Neuf termes !... Et te lui as jamais rien donné ?
Guignol : Rien.
Gnafron : Tiens ! embrasse-moi !... Je t'ai toujours aimé, Chignol !... T'es le modèle des locataires !
Guignol : Oui, mais le vieux va revenir avec sa maréchaussée... T'es bien bon à donner un coup de main à un ami ?
Gnafron : Y a assez longtemps que nous nous connaissons ! Qué qu'y a à faire ?
Guignol : Y a à boire une bouteille quand nous aurons fait changer d'air à mon bataclan qui est là-haut.
Gnafron : Comme ça, te prends la lune pour le soleil ?
Guignol : Oui, oui... je veux plus rester dans cette maison... une baraque mal habitée... y a pas seulement un concierge...
Gnafron : Et ousque tu vas ?
Guignol : J'ai pas encore trouvé un logement qui me convienne... Les propriétaires sont si ridicules... Ils veulent tous les arrhes... T'as ben un coin à me prêter pour mettre mon bazar ?
Gnafron : J'ai ma suspente... elle a seize pieds carrés... mais, par exemple, elle est habitée...
Guignol : Habitée ! est-ce que tu loges des maçons, à présent ?
Gnafron : Non ! mais y a une ménagerie, il y a des cafards... j'en ai compté l'autre jour de quoi faire un régiment avec la musique... y a de z'aragnées... y a de puces, y a de bardanes (12).
Guignol : Sois tranquille ; nous leur porterons de la société.
Gnafron : Commençons-nous tout de suite ?
Guignol : Oui, oui, en avant et vivement !... Cependant, attention. Gnafron ! ménage mes porcelaines et mes bronzes d'art ! (Il appelle.) Madelon ! Madelon ! vlà le m'ment !

Scène VI : Déménagements. On voit paraître la Lune

Guignol, Gnafron et Madelon passent successivement sur le devant de la scène, en portant divers objets de ménage, et repassent ensuite dans le fond pour retourner au logement de Guignol. A chaque rencontre, ils échangent des lazzis (13).

Scène VII : Le bailli, le brigadier, le gendarme, puis Canezou

Le bailli, aux gendarmes : Messieurs, lorsque l'immoralité a perverti tous les coeurs...
Le gendarme : Ah ! Mossieu le Bailli, vous avez bien raison...
Le brigadier : Taisez-vous, cavalier ; laissez parler Mossieu le Bailli.
Le bailli : Messieurs, lorsque l'immoralité... (Le Brigadier éternue.)
Le gendarme : Ah ! cette fois, brigadier, c'est vous qui interrompez Mossieu le Bailli.
Le bailli : Messieurs, lorsque l'immoralité... (On entend aboyer un chien.) Décidément, je ne peux pas faire mon discours aujourd'hui... Mais, bah ! je l'ai déjà fait plusieurs fois, et...
Canezou, entrant : Eh bien ! Messieurs, avez-vous mis le mobilier de ce drôle sous la main de la justice ?
Le bailli : Nous vous attendions pour procéder... nous vous suivrons.
Canezou : Non, non ! je préfère vous suivre moi-même ; j'ai mes raisons.
Le bailli : Gendarme, montez au neuvième étage, chez le nommé Guignol ; faites-vous ouvrir et avertissez-nous.
Le gendarme monte. - Il paraît un instant à la fenêtre et dit : Je trouve la porte ouverte et rien dans la maison.
Canezou : Il n'y a rien ?
Le gendarme : Il y a un rat.
Canezou : Oh ! scélérat ! trop tard ! trop tard !... Mais il ne nous échappera pas... il reviendra certainement ici... Monsieur le Bailli, cachez-vous... ou plutôt feignez de dormir en ces lieux... ne dormez que d'un oeil ; guettez-le et emparez-vous de sa personne... Moi, je vais chercher du renfort. (Il sort.)

Scène VIII : Le bailli, le brigadier, le gendarme, puis Guignol

Le bailli : Monsieur Canezou a raison... il faut saisir cet impudent qui s'est joué de nous... Plongeons-nous dans un sommeil feint.
Ils se couchent tous trois sur la rampe. - Guignol arrive et touche le bailli, qui se plaint d'avoir été frappé. - Les gendarmes se justifient. - Querelle. - Ils se recouchent.
Guignol reparaît et frappe successivement les deux gendarmes. - Même jeu.
Puis il revient avec un bâton et fait tomber la toque du bailli.
Il plante le bâton devant la rampe ; les gendarmes et le bailli tentent en vain de l'arracher. - Le bâton s'agite et se promène, etc.
Enfin, Guignol les bat et les disperse.
Mais, au moment où il se félicite de son succès et appelle Gnafron pour boire bouteille, M. Canezou revient avec le bailli et la maréchaussée. - Guignol est saisi.

Scène IX : Guignol, M. Canezou, le bailli, le brigadier, le gendarme

Canezou : Nous le tenons enfin.
Le bailli : Il ne sera pas dit qu'on se sera impunément joué de nous. Conduisez-le en prison !
Guignol : En prison !... Un m'ment ! un m'ment ! On ne mène pas en prison un gone comme moi qu'à Givors a tiré du canal trois hommes qui se noyaient.
Canezou : A Givors ?
Guignol : Oui... y a douze ans... Y avait un papa à perruque qui vendait de la mort-aux-rats...
Canezou : Arrêtez !... Ce jour-là, possédé de la passion de la pêche à la ligne, ce négociant avait jeté dans les flots du canal une ligne garnie d'un asticot dont les effets étaient irrésistibles... Tout à coup le goujon biche... le pêcheur donne un coup sec... Mais à ce moment un limaçon perfide et jaloux dirigeait ses pas dans ces lieux... le pied du pêcheur glisse... il tombe dans le canal...
Guignol : Vous le connaissez ?
Canezou : Le limaçon ?
Guignol : Non, le pêcheur ?
Canezou : C'était moi.
Guignol : C'était vous ! ah !
Canezou : Et mon sauveur ?
Guignol : C'était moi.
Canezou : C'était vous ! ah ! dans mes bras, mon sauveur ! dans mes bras ! (Ils s'embrassent.)
Le bailli : Arrêtez !... A ce moment, un homme, tourmenté par des malheurs domestiques, se promenait le long du canal en donnant libre cours à ses mélancoliques pensées... La journée était orageuse... un vent glacial fouettait les feuilles des arbres et soulevait les ondes... Cet homme portait un parapluie feuille-morte...
Un coup de vent l'enlève et le fait tourbilloner dans les airs... Désolé de perdre le compagnon de ses rêveries, cet homme s'élance et tombe dans le canal sur un pêcheur à la ligne qui s'était précipité à la recherche de sa proie.
Guignol : Vous connaissez cet homme ?
Le bailli : C'était moi.
Guignol : C'était vous ! ah !
Canezou : Et le pêcheur, c'était moi !
Le bailli : C'était vous ! Et mon sauveur ?
Guignol : C'était moi.
Le bailli : C'était vous ! Ah ! dans mes bras, mon sauveur !
Canezou : Dans nos bras, notre sauveur ! (Ils s'embrassent.)
Le brigadier : Arrêtez !... Ce jour-là, un jeune habitant de Rive-de-Gier, trouvant que le maître d'école de l'endroit avait quelque chose de monotone et de fastidieux dans son enseignement, l'avait planté là pour aller goûter les délices du bain dans le canal...
Tous : Ah !
Le brigadier : Il se livrait à une coupe gracieuse, lorsqu'il sent un instrument contondant lui dégringoler sur la nuque du cou... C'était un parapluie feuille-morte.
Tous : Ah !
Le brigadier : Il s'apprêtait à le saisir... lorsqu'il reçoit sur le dos un particulier qui s'élançait à la poursuite de ce riflard...
Tous : Ah !
Le brigadier : C'en était trop... il succombe... et bientôt le canal aurait tout dévoré, si un mortel généreux...
Guignol : Ce jeune habitant de Rive-de-Gier, vous le connaissez ?
Le brigadier : C'était moi.
Guignol : C'était vous ! ah !
Le bailli : Et le parapluie, c'était moi.
Le brigadier : C'était vous !... Et mon sauveur ?
Guignol : C'était moi.
Le brigadier : C'était vous ! ah ! dans mes bras, mon sauveur !
Le bailli et Canezou : Dans nos bras ! notre sauveur ! (Ils s'embrassent.)
Le gendarme : Arrêtez !... Moi je ne suis pas tombé dans le canal... mais je voudrais en avoir goûté l'onde amère, Mossieu Guignol, pour avoir le droit de vous serrer dans mes bras. (Ils s'embrassent tous.)
Le bailli : Voilà bien des reconnaissances !
Canezou : La mienne ne finira jamais... Guignol, je vous fais remise de mes neuf termes... Et ce n'est pas tout ; ma maison est désormais la vôtre, je vous la donne !...
Guignol : Allons, ça sert à quelque chose de savoir nager... C'est pas l'embarras que ça m'a donné pas mal d'agrément quand j'étais jeune... Je piquais une tête du pont de Pierre dans la Saône, à dix pas de la Mort-qui-Trompe... Je descendais de Neuville à la Quarantaine en faisant la planche, et sur les quais le monde s'accoudait sur le parapet pour me voir filer... Allons ! me voilà propriétaire à présent... faut plus badiner... Je ferai payer d'avance, et je me méfierai de la lune. (Au public.)

Fin du déménagement

Les frères Coq

Pièce en un acte

Gaspard Coq, notaire
Claude Coq, dit Guignol, savetier, son frère
Jérôme Coq, planteur, autre frère
Louison, fille de Guignol
Gnafron, savetier, ami de Guignol
Victor, ami de Jérôme
Une place publique, à Lyon

Scène première : Guignol, seul

Enfin, j'ai de la chance une fois en ma vie. Mon ami Laramée, qui est brigadier dans la cavalerie à cheval, vient de me faire avoir la place de maître bottier dans son régiment. Voilà qui est cannant (1) ! Maître bottier ! moi que ne fais que de regrolages (2), me voir à la tête d'un régiment de paires de bottes ! C'est un petit peu joli, et j'ai envie d'aller boire bouteille avec le père Gnafron pour célébrer c'te fortune... Mais il y a un petit inconvénient, c'est qu'il faut un cautionnement de cinq cent francs en entrant en place, et je n'ai pas le moindre rond... N'y a que mon frère Gaspard qui puisse me les prêter. Il est notaire, et les pécuniaux (3) lui manquent pas... Mais voudra-t-il ? Il est si méchant ! Il dit que je lui fais z'honte, et il m'a défendu de mettre les pieds chez lui... Il m'a même donné trois cents francs pour ne plus porter son nom. Je m'appelais Coq, à présent je m'appelle plus que Guignol ; c'était le nom qu'on me donnait quand j'étais petit. Ca m'a bien chiffonné de changer de nom comme ça, mais y a fallu en passer par là... Voudra-t-il m'écouter à présent ?... Ah bah ! puisqu'il m'a donné trois cents francs pour ne plus porter son nom, il m'en donnera p't-être ben cinq cents quand il saura que je vais quitter la ville pour être maître bottier dans un régiment... Allons, ganache ; un peu de courage, saperlotte !... Chapotons (4) chez lui. (Il frappe.)

Scène II : Guignol, Gaspard

Gaspard : Que me veut-on ? Ah ! c'est vous, Monsieur Guignol ? Je vous avait pourtant défendu de vous présenter devant moi.
Guignol : Dis donc, Gaspard ! mon frère !...
Gaspard : Je vous ai défendu de me tutoyer ; je vous ai défendu de m'appeler votre frère.
Guignol : Personne nous entend... Puis, c'est ben un joli nom tout de même... mon frère !
Gaspard : Je vous ai défendu de m'appeler ainsi... Je vous ai donné trois cents francs pour cela ; c'est assez cher.
Guignol : C'est vrai... mais, dis donc... dites-moi, M'sieu Coq... Si te pouvais... si vous pouviez me rendre un petit service, je t'en saurais bien bon gré.
Gaspard : C'est encore de l'argent que vous venez me demander ?
Guignol : Oui, mais c'est la dernière fois. J'ai une belle place, je vais entrer maître bottier dans un régiment de cavalerie à cheval ; te ne me verras plus par là... Mais il me faut un cautionnement de cinq cents francs... et pas de pécuniaux !
Gaspard : Cinq cents francs ? comme vous y allez ! Vous croyez que cinq cents francs se trouvent dans le pas d'un cheval ! et qu'avez-vous fait des trois cents francs que je vous ai donnés il y a deux mois ?
Guignol : Et bien ! j'avais chez le boulanger une ouche (5) qui était un peu conditionnée... y avait ben cent francs.
Gaspard : Oui, le désordre, les dettes... Je vous reconnais.
Guignol : Puis, je devais ben autant au cabaretier.
Gaspard : C'est cela... l'ivrognerie !
Guignol : Puis les autres cent francs... que sais-je ?... Louison s'est acheté un bonnet... moi, j'avais besoin d'un tablier de cuir... et les amis... le dimanche... le lundi... la vogue de la Croix-Rousse...
Gaspard : Non, Monsieur ; non, Monsieur. Je ne vous donnerai pas cinq cents francs pour en faire un pareil usage... Avec les habitudes que vous avez, vous ne resteriez pas trois semaines maître bottier au régiment... On vous chasserait ; vous reviendriez ici, et mes cinq cents francs seraient perdus... Vous êtes incorrigible, et vous ne ferez jamais qu'un vagabond.
Guignol : Gaspard ! (A part.) Oh ! qu'il est méchant !
Gaspard : Ce n'est pas en vivant comme vous que j'ai amassé ma fortune et que je suis devenu notaire. C'est par la sobriété, par l'ordre, par l'économie, par le travail... Ne me parlez plus de cela ; retirez-vous et que je ne vous revoie jamais !
Guignol : Mais, Gaspard... M'sieu Coq, laissez-moi vous dire...
Gaspard : Pas un mot de plus... Allez demander cinq cents francs à vos amis de cabaret. Et si jamais vous remettez les pieds chez moi, je vous fais jeter à la porte par mes gens. (Il rentre et ferme la porte.)

Scène III : Guignol, puis Louison

Guignol, seul : Hum ! hum ! gribouillon, va ! avare, grippe-sou ! Qu'ils viennent me toucher, tes gensses ! je leur tremperai une soupe dans le ruisseau, et une soupe à l'oignon, encore ! J'ai envie de lui jeter des pierres dans ses vitres... Galopin, tu n'étais pas si fier quand te sautais les ruisseaux pour ton patron, Monsieur Croquelard... que te venais m'emprunter des gobilles (6), que te me les rendais seulement pas... puis... que te me disais que la m'man avait oublié de te donner ton déjeuner, et que te me mangeais la moitié du mien... Va, sans-coeur ! te t'appelles Coq, et te n'es qu'un gros dinde... Fais donc ta roue... Sors donc, voyons, viens donc t'expliquer avec moi !
Louison, accourant : Mais, papa, qu'avez-vous donc à crier comme ça dans la rue ?
Guignol : Retiens-moi, Louison ; retiens-moi ; je vais faire un malheur !
Louison : Mais qu'avez-vous ?
Guignol : J'ai, que ton oncle... non, ce n'est plus ton oncle, il a raison... te n'es pas la nièce d'un artignol comme ça... M'sieu Coq vient de me refuser cinq cents francs qui m'étaient de besoin pour entrer dans une belle place... et il me dit encore une poignée de sottises... il m'appelle vagabond, ivrogne... Moi, ivrogne ! jamais le vin ne m'a fait faire des S... Jamais ! entends-tu, gâche-papier, casse-plume ?
Louison : Allons, papa, venez travailler.
Guignol : Moi ! est-ce que je travaille quand je suis en colère ? je massacrerais la chaussure...Va chez le marchand de vin me demander bouteille... Prends une grande bouteille, une bouteille de quatre litres.
Louison : Mais, papa, le marchand de vin ne veut plus nous donner à crédit ; il dit que l'ouche est pleine.
Guignol : Déjà, mais aussi vous faites des ouches grandes comme rien du tout... Moi, je voudrais des ouches comme des mâts de cocagne... Eh ben, donne-lui d'argent à ce droguiste.
Louison : Mais, papa, d'argent, j'en ai plus.
Guignol : T'en a pas, petite menteuse ? et les huit sous d'hier ?
Louison : Et votre dîner avec votre ami Gnafron ?
Gnafron : Ah ! te n'as pas de monnaie ? Tiens, va changer cette pièce. (Il lui donne un soufflet.)
Louison : Papa, vous me battez, vous n'avez pas raison... C'est pas moi qui suis en cause que vous n'avez pas d'argent et que vous êtes en colère.
Guignol : C'est vrai, j'ai tort... Ah ! c'est ce scélérat de notaire de malheur !... Je te retrouverai ben quéque jour, gredin. C'est encore toi qu'es cause que je bats ma Louison ; je te mettrai ça sur ton compte... Louison, prends les bottes du postillon, qu'il a apportées ce matin pour les ressemeler, et porte-les au Mont-de-Piété.
Louison : On me prêtera pas grand'chose là-dessus.
Guignol : Y aura ben toujours pour boire un litre. Je travaillerai demain pour les retirer.
Louison : Et si le postillon venait les demander ?
Guignol : Tu lui diras que je les fais tremper, que je les arrose.
Louison : C'est-à-dire que c'est les bottes que vont vous arroser la corniôle (7).
Guignol : Elle est drôle, Louison... Allons, cours et reviens vite. Jai la pépie ; mon gosier est comme un parchemin. (Ils sortent tous deux.)

Scène IV : Jérôme, en costume de voyageur pauvre, Victor

Jérôme : Laisse-moi m'arrêter un instant, mon cher Victor. Je ne puis maîtriser mon émotion. Il y a trente ans que j'ai quitté Lyon, et tant de souvenirs me reviennent à la fois ! Il y a bien des choses changées ici ; mais je retrouve encore mon vieux clocher de Fourvière, les coins de rue où j'ai polissonné avec mes frères... Tout cela me remplit de joie et de tristesse en même temps.
Victor : Mais, mon cher bienfaiteur, me direz-vous pourquoi ce déguisement ?
Jérôme : Il est temps de te l'expliquer. Mon père, Antoine Coq, était un honnête ouvrier de cette ville, qui avait élevé à grand'peine, par son travail, une nombreuse famille. Il lui était resté trois garçons, dont j'étais l'aîné, et il nous avait fait apprendre à chacun son état. J'avais fini mon apprentissage chez un serrurier ; mais cet état ne m'avait jamais plu ; j'eus un jour une querelle avec mon patron et je le quittai. J'avais toujours eu un certain goût pour le commerce ; je demandai à mon père la permission d'aller à Marseille pour chercher à m'embarquer, comme mousse, sur un vaisseau marchand ; il me le permit ; j'embrassai mon père et ma mère, que je n'ai plus revus, et je partis, il y a de cela trente ans.
Victor : Vous étiez sans argent ?
Jérôme : J'avais vingt francs d'économie et quelques pièces que ma mère avait glissées dans ma poche. Je voulus utiliser mon voyage : j'achetai du fil, des aiguilles, des almanachs, que je vendis le long de la route, achetant ensuite d'autres marchandises. Enfin, lorsque j'arrivai à Marseille, mon petit commerce m'avait nourri pendant le voyage et j'avais soixante francs.
Victor : C'était d'un bon présage.
Jérôme : A Marseille, je vendais des allumettes et de la petite mercerie dans les cafés. Je me promenais souvent sur le port, songeant toujours à m'embarquer. Enfin, un jour, j'y rencontrai un capitaine de vaisseau marchand, dont la figure franche et bonne m'enhardit à lui parler de mon dessein. Je lui demandai de me prendre à son bord, lui offrant de lui servir de domestique pendant toute la traversée, sans autre gage que ma nourriture. Il accepta, et je dois dire que pendant le voyage, il n'exigea de moi aucun service de domestique. Au contraire, il m'instruisait, me faisait apprendre le calcul, la tenue des livres, et me donnait des conseils sur ce que je pourrais faire dans le Nouveau Monde.
Victor : C'était un bien brave homme.
Jérôme : Arrivé à la Martinique, il me plaça chez un riche planteur qui avait une grande exploitation. Mon activité et ma fidélité gagnèrent bientôt la confiance de mon patron : je devins le gérant de toutes ses propriétés. J'eus le bonheur d'apaiser une révolte d'esclaves dans laquelle sa fortune et sa vie couraient les dangers les plus imminents ; et il y a cinq ans, à sa mort, comme il n'avait pas d'enfants, il m'a institué héritier de toute sa fortune, qui s'élevait à trois millions. Je l'ai encore augmentée par cinq années de travail. Mais le désir de revoir mon pays natal, de savoir ce qu'était devenue ma famille, m'a bientôt fait prendre en dégoût la position brillante, mais isolée, que j'avais à la Martinique ; j'ai réalisé ma fortune, j'ai vendu mes plantations, je me suis embarqué et me voilà !
Victor : Mais, Monsieur, lorsque je vous ai rencontré à Marseille, vous portiez un costume plus convenable à votre condition. Pourquoi venez-vous de prendre celui-ci à l'hôtel où nous sommes descendus ?
Jérôme : Tu es jeune, mon cher Victor, et tu ne connais pas encore les hommes. J'ai quitté mon pays et ma famille il y a trente ans : il se passe bien des choses en trente années. Mon père et ma mère sont morts. Mais mes parents, mes amis, comment me recevront-ils ? Je sais bien qu'ils recevront à bras ouverts Jérôme trois fois millionnaire ; mais recevront-ils aussi bien Jérôme pauvre, Jérôme ouvrier, Jérôme au retour d'un long voyage, dont il ne rapporte que des infirmités ? Voilà ce que je voudrais savoir, voilà pourquoi j'ai pris ce costume.
Victor : Je vous comprends, Monsieur.
Jérôme : Le ciel ne m'a point donné d'enfant et je suis veuf. Il est vrai que j'ai en toi un fils, Victor. Tu m'as sauvé la vie à Marseille, lorsque j'était attaqué par ces bandits qui avaient appris que j'avais sur moi des valeurs considérables. Tu ne me quitteras jamais. Mais je voudrais savoir ce que sont devenus mes deux frères. Ils étaient d'un caractère bien différent : l'un, laborieux, économe, un peu avare même ; l'autre, sans soucis, toujours content, aimant le plaisir, mais un coeur d'or... Il faut que tu m'aides à les chercher. Nous sommes dans le quartier qu'habitait mon père, la Grande-Rue-St-Georges. On doit se souvenir d'eux ici... Reste sur cette place. Si tu peux lier conversation avec quelque passant, interroge-le.
Victor : Volontiers, Monsieur.
Jérôme : Moi, je vais faire un tour dans le quartier. J'entrerai chez les boulangers, les épiciers, les charcutiers, j'arriverai bien à savoir quelque chose. Attends-moi ici.
Victor : Ne me laissez pas seul trop longtemps ; je ne connais pas la ville.
Jérôme : Je te retrouverai avant une heure.

Scène V : Victor, puis Gnafron

Victor, seul : Je vais mettre tous mes soins à prendre les renseignements que désire Monsieur Coq. Je ne veux pas qu'il puisse penser que je convoite sa succession et que je l'éloigne de sa famille. (On entend Gnafron chanter) : Nous quitterons-nous sans boire (8) ?
Voilà un homme qui a l'air d'un bon vivant. Je crois que je puis m'adresser à lui.
Gnafron, entrant sans voir Victor : Je n'ai pourtant pas sifflé un verre de vin depuis hier soir. Je me range, décidément. Ah ! c'est que le gousset est comme le gosier ; il est sec... je chante, mais je suis triste. (Il recommence à chanter.)
Victor : Mon ami, pardonnez-moi d'interrompre votre chanson... je voudrais...
Gnafron : Ne vous gênez pas, M'sieu ; je la recommencerai tout à l'heure.
Victor : Je suis étranger dans cette ville ; voudriez-vous me rendre un petit service ?
Gnafron : Ah ! M'sieu, on voit bien que vous ne connaissez pas les Lyonnais. Y a jamais d'étranger pour nous. Qu'est-ce que je peux faire pour vous être agréable ? M'sieu veut-il accepter un verre de vin ?
Victor : Je vous remercie. C'est un renseignement que je voudrais avoir.
Gnafron : Vous ne pouvez pas mieux vous adresser. Le père Gnafron n'a jamais quitté le quartier... et j'y connais tout le monde, depuis les boutiques jusqu'au cintième.
Victor : Avez-vous connu autrefois la famille Coq ?
Gnafron : Coq ! je n'ai connu que ça. Le père était canut, bistanclaque ; il est mort et la mère aussi, qui était une des bonnes langues du quartier... On pouvait la charger d'habiller quelqu'un... habit, veste et culotte, quand elle y avait passé, y avait pas besoin d'aller rue Impériale ; il y manquait rien... Brave femme, du reste !... Ils avaient trois fils avec qui que j'ai polissonné, quand j'étais petit... nous jouions au quinet ensemble ; un joli jeu !... On l'a défendu à présent... On dit que ça sautait quéque fois dans les quinquets des passants... c'est dommage (9) !
Victor : Vivent-ils encore, les fils Coq ?
Gnafron : Y en a un qui est parti pour les îles, où l'on a dit qu'il a été mangé par les sauvages, que c'était même le roi qui l'avait mangé, parce qu'il était gras... Les deux autres sont encore ici. Y en a un qui est dans les cossus ; il est notaire.
Victor : Notaire ?
Gnafron : Oui, M'sieu. Vous pouvez voir sa plaque d'ici, toute dorée : Coq, notaire.
Victor : C'est un brave homme ?
Gnafron : Certainement ! pour la bravoure !... si M'sieu a du bien à placer, il peut le mettre dans son étude et être tranquille... Mais nous nous fréquentons pas... il est un peu fiéreux, quoiqu'on se soit bien connus dans les temps... il ne voit plus les petits négociants.
Victor : Vous êtes négociant ?
Gnafron : Oui, M'sieu, pour vous servir.
Victor : Et c'est par son travail que Monsieur Coq est arrivé à cette position ?
Gnafron : Oui, oui ; son père l'avait mis saute-ruisseau chez un vieux papa à perruque, qui était là avant lui. Il est devenu troisième clerc, puis second, puis premier ; puis il a acheté le trou (10)...
Victor : Et l'autre ?
Gnafron : Ah ! par exemple, c'lui-là, il est pas notaire... Je le connais beaucoup ; nous buvons ensemble... Un bon enfant ! il n'a jamais six sous sans m'appeler pour les manger avec lui... Nous sommes collègues.
Victor : Collègues ! et puis-je vous demander quel état ?
Gnafron : Nous sommes bijoutiers.
Victor : Bijoutiers !... c'est un bel état... qui demande beaucoup de goût.
Gnafron : (A part.) De goût ! Y en a assez quand on remue le baquet... (Haut.) Y ne faut pas confondre. C'est bijoutier sur le genou.
Victor : Bijoutier sur le genou ! je ne connais pas cet état.
Gnafron : Nous ne montons pas le diamant sur or ou sur argent, nous le montons sur cuir... Vous savez la chanson :

Victor : Ah ! je comprends... cordonnier.
Gnafron : Vous êtes bien honnête... cordonnier en vieux.
Victor : Savetier ?
Gnafron : Oui ; les gens qui ont reçu de l'éducance nous appellent savetiers ; ceux qui n'en ont pas reçu nous appellent gnafres.
Victor : Et fait-il ses affaires ?
Gnafron : Bien petitement. Le commerce va si mal, et les cuirs sont si chers !... Mais c'est un fier ouvrier... Je lui porte souvent mon ouvrage, parce que je commence à avoir la vue un peu gogotte (11).
Victor : Je vous remercie de tous ces détails, mon ami. Puis-je vous offrir quelque chose ?
Gnafron : Oh ! M'sieu ; je vous demande rien.
Victor : Mais non, mais non ; je vous ai fait perdre votre temps ; faites-moi le plaisir d'accepter ceci, vous boirez à ma santé.
Gnafron : Ah ! M'sieu, vous êtes bien honnête. Je vous remercie, mais c'est bien pour pas vous fâcher... c'est trop... De l'or !... mon habit n'en a jamais vu... Dites-moi, s'il vous plait, combien est-ce que ça fait, ce que vous me donnez là ?
Victor : Soixante francs.
Gnafron, à part : Soixante francs ! mais c'est un milord anglais cet étranger ! Je m'en vais acheter une barrique pour cet argent... (Haut.) M'sieu, puis-je vous demander votre nom ?
Victor : Oh ! c'est inutile.
Gnafron : Comme vous voudrez... C'est que, voyez-vous, j'aurais fait mettre deux verres ; je les aurais remplis ; puis j'aurai dit : A votre santé, M'sieu Jules ou M'sieu Auguste, ou M'sieu Georges ! A la vôtre ! j'aurais répondu. J'aurais trinqué, j'aurais bu mon verre, puis j'aurais bu le vôtre... Ca fait plaisir.
Victor : Je m'appelle Victor.
Gnafron : Ah ! Victor, c'est un joli nom ! ça fait penser à la victoire qui rime avec boire... Pardonnez-moi encore, M'sieu, de vous demander votre état.
Victor : Je suis rentier.
Gnafron : Ah ! en voilà un fameux état !... M'sieu n'aurait pas besoin d'un associé par hasard ?
Victor, riant : Non, merci... Mais, dites-moi, où demeure votre ami, Monsieur Coq ?
Gnafron : Tenez, M'sieu ; vous voyez au coin de cette rue, cette baraque... C'est là qu'il demeure... Ces bottes qui pendent, c'est les aiguilles de sa pendule. Puis-je vous rendre encore quelque service, M'sieu ?
Victor : Je vous remercie, mon ami.
Gnafron : Si vous avez besoin de quéqu'un pour vous conduire par la ville... je vous ferai voir l'abattoir, le coq de Saint-Jean, la fontaine des Trois-Cornets ; y en a plus qu'un, mais c'est égal... la grille de la rue de Gadagne... le dôme de l'Hôpital avec le lézard (12).
Victor : Je vous remercie ; j'ai besoin de me reposer, je verrai la ville plus tard.
Gnafron : Allons, M'sieu, toujours à votre service... Je m'appelle Gnafron... je vais boire à votre santé, M'sieu Victor... (A part.) Si je mettais un troisième verre pour Guignol ?... oui, je mettrai trois verres... (Haut.) Adieu, M'sieu Victor.
Victor : Adieu, Monsieur Gnafron.

Scène VI : Victor, puis Jérôme

Victor : Allons, j'ai eu de la chance ; je me suis bien adressé. C'est une gazette, ce brave Monsieur Gnafron.
Jérôme, arrivant : Te voilà ! je t'ai fait attendre ; mais je n'ai pas perdu mon temps. Mes deux frères vivent. L'un est notaire, l'autre savetier. Il ne me reste plus qu'à connaître leur adresse.
Victor : Eh bien ! moi, j'ai encore mieux opéré que vous. Je la sais, leur adresse ; vous êtes tout près d'eux. Voici le notaire et voici le savetier.
Jérôme : En vérité ?
Victor : Voyez l'enseigne du notaire.
Jérôme : Tu as raison. Je vais commencer par lui ; à tout seigneur, tout honneur !... Va à l'hôtel faire préparer notre repas ; il est probable que je vais dîner en famille. J'irai te retrouver sous peu. (Victor sort. - Jérôme frappe chez Gaspard.)

Scène VII : Jérôme, Gaspard

Gaspard, sortant : Qu'est-ce ?... Ah ! un mendiant encore !... Bonhomme, je ne donne pas l'aumône chez moi. Il y a dans la ville des établissements pour les indigents, auxquels je verse une somme chaque année. Il faut vous y adresser ; on vous donnera ce qui vous est nécessaire.
Jérôme : Vous vous trompez, Monsieur ; je ne demande pas l'aumône.
Gaspard : Que me voulez-vous donc ? Parlez, mais, hâtez-vous : je suis notaire ; mes affaires réclament tout mon temps, et je ne puis le perdre en conversations.
Jérôme : Je viens, Monsieur, vous apporter des nouvelles de quelqu'un qui vous touche de près. Vous aviez un frère nommé Jérôme.
Gaspard, séchement : Oui, un fort mauvais sujet, qui a fait beaucoup de chagrins à mon père. Il n'a jamais pu apprendre aucun métier ; il est parti pour l'Amérique. On croit qu'il y est mort de la fièvre jaune, ou qu'il a péri dans quelque folle expédition.
Jérôme : C'est une erreur, Monsieur... Jérôme vit.
Gaspard : Ah !... et sans doute il a toujours été le même : léger, paresseux, débauché... il n'a pas su épargner un sou.
Jérôme : Vous vous trompez encore, Monsieur, il a amassé une fortune de plus de trois millions.
Gaspard : Hum !... vous dites, Monsieur ?
Jérôme : Je dis que Jérôme a amassé une fortune de plus de trois millions, et qu'il a voulu revenir dans son pays, auprès des siens, parce qu'il n'a pas d'enfant. Il a débarqué il y a quelques jours à Marseille, et il arrive aujourd'hui, tout à l'heure, par le prochain convoi du chemin de fer.
Gaspard : (A part) : Trois millions ! pas d'enfants ! (Haut.) Pardonnez-moi : j'avais pas compris d'abord : j'ai la tête cassée. Jérôme, mon frère, grand et noble coeur !... je le reconnais bien là. Il avait l'esprit aventureux, mais le coup d'oeil sûr ; une véritable capacité commerciale !... Pardonnez-moi, Monsieur ; mais il faut que j'aille à sa rencontre ; il ne se reconnaîtrait plus ici ; notre ville a tellement changé d'aspect... (A la cantonade.) Lafleur ! François ! mettez les chevaux à la voiture ; nous allons au chemin de fer. Vite, vite ! c'est un de mes frères qui arrive.
Jérôme, à part : Ce n'est pas à ma rencontre qu'il va, c'est à celle de mes millions.
Gaspard : A tout à l'heure, Monsieur !
Jérôme : Vous vous hâtez peut-être un peu. Je ne vous ai pas encore tout dit. Jérôme avait, comme je vous l'ai annoncé, gagné à la Martinique une fortune de plusieurs millions ; mais il ne l'a plus. Le vaisseau qui l'amenait en France a fait naufrage ; il a eu grand'peine à se sauver, et tout ce qu'il possédait a été englouti. Il a pu venir jusqu'ici, mais il est à peu près sans ressources.
Gaspard : Ah ! peste ! (A la cantonade.) Lafleur ! François ! attendez ; n'attelez pas ! mon frère n'arrive pas encore ! (A Jérôme.) Je vous fais compliment, Monsieur ; vous contez fort bien. Vous savez donner à vos narrations un intérêt, un charme saisissant ; mais je vous ai compris. Jérôme revient misérable comme il a toujours vécu. Il a appris que j'ai acquis par mon travail quelque fortune, et il vous envoie en éclaireur pour savoir ce qu'il pourra tirer de moi. Eh bien ! dites-lui que je ne veux pas le recevoir, que j'ai déjà assez d'autres membres de ma famille qui me font rougir, sans qu'il vienne ici étaler le spectacle de son inconduite... Je lui ferai passer quelque argent, une fois pour toutes... Pourvu qu'il quitte la ville... Surtout, qu'il ne se présente pas chez moi... S'il vient je le ferai jeter à la porte.
Jérôme : Monsieur, il est votre frère !
Gaspard : Pas un mot de plus. S'il se présente, je le ferai jeter à la porte. (Il sort brusquement.)

Scène VIII : Jérôme, seul

J'ai bien réussi chez le notaire ! C'est peu encourageant pour le surplus de mes visites de famille ! Si celui qui a de l'éducation, des manières... qui est un homme comme il faut, m'a reçu de cette façon, comme me recevra donc le savetier ? Je crois que je n'ai qu'à faire mon paquet et repartir... Il faut cependant aller jusqu'au bout. Faisons encore cet essai. (Il frappe de l'autre côté.)

Scène IX : Jérôme, Guignol

Guignol : (A l'intérieur.) On y va ! on y va ! (Entrant.) Bonjour, M'sieu. C'est pour un ressemelage, M'sieu ? Je peux vous faire ça tout de suite... (A part.) Le particulier n'a pas l'air cossu.
Jérôme : Je vous remercie ; ce n'est pas pour cela que je viens.
Guignol : Et pour quoi donc ? C'est pour des clous ? Vos groles prennent l'eau (13) ?
Jérôme : Non plus... Je vais vous le dire. Vous vous appelez Coq ?
Guignol : C'est-à-dire... je m'appelais Coq autrefois... mais à présent je m'appelle plus que Guignol.
Jérôme : Comment cela ?
Guignol : C'est mon frère le notaire qui m'a donné trois cents francs pour que je porte plus son nom.
Jérôme, à part : Le nom de notre père !
Guignol : Même que, dans le quartier, on se moque de moi ; ça me fait bisquer... mais j'ai reçu l'argent, je l'ai même mangé... Faut ben que je tienne ma parole... S'il avait seulement voulu me donner ce matin cinq cents francs pour avoir la place de maître bottier dans un régiment, je l'aurais débarrassé, j'aurai quitté la ville... Mais qué que ça vous fait à vous tout ça, vieux ?
Jérôme : Vous aviez un frère nommé Jérôme ?
Guignol : Oh oui ! pauvre Jérôme ! un bien bon enfant, lui ! nous nous aimions bien... Il me donnait ben des tapes quéquefois ; mais, c'est égal, je l'aimais bien. Quand il avait une brioche, ou un craquelin (14), ou une pomme, il m'en donnait toujours un morceau... et moi aussi.
Jérôme : Il y a longtemps que vous ne l'avez vu ?
Guignol : Je pense bien. Il est parti pour l'Amérique, pour la Martinique ; que sais-je ? Y a pas de chemin de fer pour ce pays-là... Puis c'est un pays qu'est plein de sauvages qui mangent les hommes... Pauvre Jérôme ! Il est p't-être mort ; et comment encore ? Il a p't-être été mangé par un sauvage ou par un cocodrille.
Jérôme : Eh bien  ! non, il n'a pas été mangé, il n'est pas mort. Je l'ai vu il n'y a pas bien longtemps.
Guignol : Pas possible ?
Jérôme : Il m'a chargé de vous donner de ses nouvelles et de vous dire qu'il viendra bientôt ici.
Guignol : Vraiment ?... et... il doit être bien changé ?
Jérôme : Oh ! si changé, que, voyez-vous, il serait devant vos yeux, vous ne le reconnaîtriez pas.
Guignol, ému : Oh ! mon Dieu, qué que vous me dites donc là ?... Mon pauvre Jérôme... je ne le reconnaîtrais pas ! Voilà que je me sens tout chose à présent !... Plus je vous regarde... C'est son nez, c'est ses yeux, c'est son parler... Allons, ne fais donc pas le bête... Jérôme !... ganache !... mon frère ! c'est toi !... (Il se jette dans les bras de Jérôme. - Ils s'embrassent longuement.)
Jérôme : Mon bon frère !
Guignol : Comme te v'là changé, en effet. Te n'as pas rajeuni.
Jérôme : Mais ni toi non plus, il me semble. Cependant, je t'ai reconnu tout de suite... Puis, tu as conservé l'accent du pays.
Guignol : Ah ! nom d'un rat, j'ai pas voyagé comme toi. Mais dis-moi donc, que nous rapportes-tu de ton Amérique ? Il me semble que te n'as pas fait fortune là-bas.
Jérôme : Hélas ! non, mon frère : j'ai eu de grands malheurs. J'avais ramassé une petite fortune, je l'ai perdue.
Guignol : Que veux-tu ? Y aura ben ici un morceau de pain pour toi, en attendant que te trouves de travail ; sois tranquille.
Jérôme : C'est que je ne suis pas venu seul.
Guignol : Je comprends... T'as épousé là-bas une négresse ; te l'amènes avec des mioches que ne sont pas blancs. Va, va ! nous coucherons et nous decrasserons ben tout ça. Nous les mettrons dans le baquet.
Jérôme : Non, mon frère ; je n'ai point d'enfants ; mais je suis ici avec un jeune homme, un ami qui m'a sauvé la vie, un jour où j'allais être tué par des brigands. Je l'avais adopté, lorsque j'étais dans la richesse ; je ne puis pas l'abandonner aujourd'hui.
Guignol : Oh ! le brave garçon ! je voudrais l'embrasser.
Jérôme : Mais toi ? tu es marié, tu as des enfants ?
Guignol : Je suis veuf ; ma Madelon est morte y a trois ans ; mais j'ai une fille, Louison. Il faut que tu la voies, c'est une belle fille, va ! je vas l'appeler. Louison ! Louison ! avance ici... avance donc, molasse !

Scène X : Les mêmes, Louison

Louison, de l'intérieur : Me voilà, papa ! (Entrant.) Ah ! un m'sieu !
Guignol : Te sais ben, ton oncle Jérôme dont je t'ai si souvent parlé... Et ben ! le voilà ! embrasse-le.
Louison : Ah ! mon oncle ! (Elle l'embrasse.)
Jérôme : Je te fais compliment. Elle est très gentille, ta Louison.
Louison : Vous êtes bien honnête, mon oncle. Mon père me parlait bien souvent de vous. Il me racontait les farces que vous faisiez ensemble, quand vous étiez petits ; et quand on lui disait que vous étiez mort, il ne voulait jamais le croire.
Jérôme : Brave frère !
Guignol : Louison, faut faire la soupe pour quatre.
Louison, bas : Papa, j'ai point de beurre.
Guignol, de même : Mets-y ma colle : ça donne très bon goût.
Jérôme : Je vous quitte pour un instant, mes enfants. Je vais chercher ma malle à l'auberge où je suis descendu et je vous amènerai mon ami Victor. (Il sort.)
Guignol : Ne sois pas longtemps. Je vas faire le dîner. (A la cantonade.) Fais bien attention aux omnibus. Marche sur les trétoirs. Allons ! bon ! Voilà un boulanger qui l'attrape avec son ouche... Prenez donc garde, mitron ! C'est mon frère.

Scène XI : Guignol, Louison

Louison : C'est bien facile de dire : Je vas faire faire le diner. Mais avec quoi ? j'ai pas d'argent.
Guignol : Combien t'a-t-on donné sur les bottes du postillon ?
Louison : Trente sous ; et vous avez déjà bu un litre là-dessus.
Guignol : ah ! nom d'un rat !... Faudra acheter un quart de salé... quatre têtes de mouton... Ah ! puis, je me rappelle qu'il aimait bien le gras-double. J'ai là-haut un vieux tablier de cuir bien gras, que ne sert plus, te le couperas en petits morceaux... A la poële, avec un oignon, deux sous de graisse blanche et bien de vinaigre, ça sera à se licher les doigts.
Louison : Vous croyez, papa ? Ca sera ben un petit peu dur.
Guignol : Te mettras de linge blanc sur la table.
Louison : Où voulez-vous que je le prenne ?
Guignol : Mets ma chemise que j'ai quittée samedi.
Louison : Mais, papa, elle est toute sale.
Guignol : Sale !... Te la retourneras à l'envers, et te mettras les manches en dedans.
Louison : Ca sera joli !
Guignol : Allons, va vite !... Ah ! dis-moi, faudra inviter Gnafron.
Louison : Votre Gnafron, je sais pas ce qu'il a... il boit depuis ce matin, il peut plus se tenir.
Guignol : Raison de plus ! il est charmant quand il est pochard. Il égaie toute une société : il sait tant de chansons, il a une voix superbe. Nous lui ferons chanter : Où peut-on être mieux !...
Louison : Mais où prendre l'argent ?
Guignol : Ah bah ! crève l'avarice, et vive la joie ! J'ai encore une couverture... zou ! au Mont-de-Piété !... je me couvrirai c'te nuit avec des écopaux (15). C'est pour mon frère !... j'y vas pendant que te fais le fricot (16).

Scène XII : Gaspard, seul

Je suis ruiné, déshonoré, perdu... Les mines de Krakenfeld viennent de sombrer... J'y étais engagé pour une grosse somme... Si je ne trouve pas aujourd'hui même deux cent mille francs, je suis obligé de prendre la fuite... Qui l'aurait dit ? une affaire qui s'annonçait si bien ! Les ingénieurs avaient fait de si beaux rapports. Mais que faire ? bon Dieu ? que faire ? (On entend chanter Gnafron.)

Scène XIII : Gaspard, Gnafron

Gnafron, ivre : Sapristi ! j'y vois pas bien clair : y fait aujourd'hui un brouillard ! (Il heurte Gaspard.)
Gaspard : Faites donc attention, ivrogne !
Gnafron : Ah ! c'est vous, M'sieu Coq ! pardon, excuse, je vous voyais pas ; c'est le brouillard... Mais faut pas rudoyer le pauvre monde... Ah ! votre frère Jérôme est pas comme vous ; il m'a touché la main.
Gaspard : Jérôme ! il est donc ici ?
Gnafron : Ah ! je crois ben ; et il est ben aussi cossu que vous. Ah ! il en a des pécuniaux celui-là ! il est galonné sur toutes les coutures... Son ami qui est venu avec lui m'a donné trois jaunets (17) pour boire ; et je fais bien sa commission... je les fais pas moisir, ses jaunets ; depuis ce matin j'arrête pas de pomper.
Gaspard : Est-il possible ?... Ah ! maladroit que j'ai été ! c'est Jérôme qui s'est présenté à moi ce matin ; c'était une épreuve... Et comment l'ai-je reçu ?... Tous les malheurs fondent sur moi en même temps... Il est riche, il revient d'Amérique ; il n'y a que lui qui puisse me sauver... Mais comment réparer ma conduite ? Comment le retrouver d'abord ? Il faut que j'aie cet argent aujourd'hui.
Gnafron : Il a vu votre frère Guignol ; ils se sont embrassés.
Gaspard : Et où est-il à présent, ce cher Jérôme ?
Gnafron : Ah ! je sais pas ; mais il m'a dit qu'il allait venir chez Guignol... M'sieu Coq, on pourrait pas vous offrir un verre de vin ?... Voyez ! les jaunets ont pas encore tous passé dans mon gésier.
Gaspard : Non, non, je vous remercie. (A part.) Il faut que je parle à Guignol.
Gnafron : Adieu, M'sieu Coq. Je vas boire à la santé de votre frère... et à la vôtre aussi, bah !... à la santé de toute la famille Coq !... Vive la famille Coq ! (Il sort. Gaspard frappe chez Guignol ; Guignol entre.)

Scène XIV : Gaspard, Guignol

Gaspard : Guignol, dis-moi, je te prie...
Guignol : Tiens, il me tutoye à présent. Que voulez-vous, M'sieu Coq ?
Gaspard : Tu as vu notre frère Jérôme ?
Guignol : Je suis donc votre frère à présent ?
Gaspard : Oublie ce qui s'est passé, j'ai eu tort. Tu as vu Jérôme ?
Guignol : Oui, je l'ai vu, il va venir manger ma soupe. Voulez-vous diner avec nous ?
Gaspard : Je te remercie ; je suis un peu pressé... Où est-il ?
Guignol : Je sais pas, il est allé à son auberge ; il va apporter sa malle. Je crois ben qu'elle n'est pas ben lourde. Pauvre garçon ! il est comme moi ; y a de la place dans son gousset.
Gaspard : Mais tu te trompes, Guignol. Jérôme est riche, très riche ; millionnaire peut-être.
Guignol : Oh ! pour ça, c'est pas vrai.
Gaspard : Je viens de l'apprendre, j'en suis certain.
Guignol : On t'a tiré une craque (18) ; je te dis que c'est pas vrai. S'il était riche, il aurait plus son air bon enfant des autres fois. S'il était riche, il m'aurait pas tutoyé, il m'aurait pas appelé son frère. S'il était millionnaire, il aurait fait comme toi ; il m'aurait jeté quéques écus pour que je porte plus le nom de notre père ; ou ben il l'aurait quitté, lui, ce nom, pour se faire noble à la douzaine... Il m'aurait défendu de me présenter devant lui, en me menaçant de me faire jeter à la porte par ses gens... Va, va ! je te dis qu'il est pauvre ; il m'a embrassé de trop bon courage, et en pleurant encore... Te ne pleures pas comme ça, toi ; t'es riche. (Vers la fin de cette scène, Jérôme a paru dans le fond avec Victor.)

Scène XV : Gaspard, Guignol, Jérôme, en costume riche, Victor

Jérôme, se montrant : Tu te trompes, Guignol. La richesse n'endurcit que les méchants et les orgueilleux. Ceux qui ont du coeur, quand le bon Dieu leur a donné la prospérité, reconnaissent toujours leurs parents et leurs vrais amis... Oui, mon cher frère, je suis riche ; je suis trois fois millionnaire, et je veux que tu sois heureux avec moi.
Guignol : Sapristi, quel beau paletot tu as !... Et un chapeau à trois lampions !
Jérôme : Eh bien ! Monsieur le notaire, me permettez-vous à moi de porter le nom de Coq ?
Gaspard : Pardonnez-moi, mon frère, de ne vous avoir pas reconnu ce matin. Les soucis, les affaires m'avaient troublé l'esprit ; je ne savais plus ce que je faisais. Prenez pitié de moi ; vous voyez devant vous le plus malheureux de tous les hommes. Je suis ruiné si vous ne venez à mon secours. Je viens d'éprouver une perte considérable, et si, dans la journée, je ne trouve pas deux cent mille francs à emprunter, je suis perdu.
Jérôme : Avez-vous eu pitié de moi, quand vous me croyiez misérable ? Et Guignol, lui avez-vous prêté ce matin les cinq cents francs qui pouvaient le tirer de la misère ?
Guignol : Jérôme ! c'est notre frère !... nous avons eu tous les trois le même papa et la même m'man. Tu sais ben, il était ben gentil quand il était petit. Il avait une petite culotte bleue avec une pièce verte... au coude. Il a de chagrins ! les escalins (19) te manquent pas. Lâche-lui de médailles ! Lâche-lui de médailles !
Jérôme : vous lui avez donné trois cents francs pour qu'il ne portât plus le nom de notre père ; je vous en donne trois cent mille pour que vous ne déshonoriez pas ce nom.
Gaspard : Merci, mon frère ! (Il s'en va.)

Scène XVI : Jérôme, Guignol, Victor, puis Louison

Jérôme : Allons, il faut nous réjouir à présent.
Louison, entrant : Papa, le dîner est prêt.
Jérôme : Ecoute, mon frère... Ta boutique est un peu étroite pour que nous y dinions tous à l'aise. Je vais vous emmener dîner au cabaret. D'autant plus que, si tu le veux, Guignol, ce dîner sera un repas de fiançailles.
Guignol : Comment ça ?
Jérôme : Je veux te demander la main de ta fille Louison pour Victor, mon fils adoptif.
Guignol : M'sieu Victor, qui t'a sauvé la vie ! Oh ! je donne mon consentement.
Jérôme : Et toi, Louison ?
Louison : Je ne suis qu'une pauvre fille sans éducation, mon oncle. Comment puis-je devenir la femme d'un jeune homme bien élevé ?
Jérôme : La dot est mon affaire ; et pour l'éducation ça ne sera pas long. Je te ferai donner des maîtres : en six mois tu seras une fille accomplie.
Victor : Mademoiselle, je serais le plus heureux des hommes, si vous pouviez être du même avis que Monsieur Jérôme.
Guignol : Allons, z'enfants, donnez-vous la main et embrassez-vous... Jeune homme, faudra ben me la rendre heureuse, au moins !
Jérôme : Nous allons conclure cette affaire-là à table... Toi, Guignol, tu resteras avec nous ; nous ne nous quitterons plus.
Guignol : C'est qu'en dehors de la savaterie, je suis pas bon à grand'chose.
Jérôme : Eh bien, tu feras des souliers pour tous les pauvres de la ville. Je te fais un abonnement de dix mille francs par an pour ça.
Guignol : Ah ben, décidément me v'là maître bottier ! C'est plus le même régiment, mais je suis toujours sûr de ne pas manquer de pratiques... Dis donc, Louison, faudra pas oublier d'aller retirer les bottes du postillon. (Au public.) Messieurs, nous voilà tous riches, et cependant il nous manque encore quelque chose. Nous vous avons dit tant de gognandises * que nous en sommes tout honteux. Mais si nous étions sûrs de vous avoir réjouis, nous serions fiers comme des Coqs.