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Le rythme de la vie

Au XIXe siècle, les tisseurs témoignent d'un véritable engouement à l'égard de tout ce qui est art de l'interprétation. Le travail terminé, compagnons et apprentis n'ont qu'une hâte, celle de se retrouver sur les petites scènes qui alors foisonnent, crèches ou théâtres de marionnettes, mais aussi théâtres inspirés de modèles plus "nobles", comme celui des Célestins de Lyon, par exemple. L'appareillage est le plus souvent très simple : une scène de bois et de carton, sur laquelle on fait danser des poupées qu'un fil de fer retient par la tête. D'autres théâtres sont mieux organisés : quatre ou cinq personnes animent les poupées, une traverse de bois sert de pupitre : la piécette est lue tout en manoeuvrant. Des sociétés regroupent les fervents. Là se retrouvent les commis de fabrique, les tisseurs, mais aussi les plâtriers ou les maçons. Dans les cafés-chantant, également nombreux, chanteurs et chanteuses sont pour la plupart des ouvriers de la fabrique.
En ces multiples lieux sont interprétées les chansons suivantes, parfois par des couples mixtes, l'homme et la femme alternant. Les récits de Jérôme Roquet illustrent l'originalité de la facétie lyonnaise, qui est à la fois de mots et de situations : c'est dans le dialecte lui-même que le genre est parfaitement rendu, avec des évocations parfois nettement érotiques ou scatologiques. Les versions proposées ici admettaient probablement de nombreuses variantes provoquées à la fois par la personnalité des interprètes, les différents lieux de transmission et la qualité de l'auditoire présent. Cependant, la production du texte oral n'atteint son plein effet, outre la maîtrise avec laquelle s'exprime le conteur, que lorsque le souci de la restitution exacte, c'est-à-dire conforme au modèle alors en vigueur, est respectée.

La banquette


Var ma banquette, (Vers ma banquette,)
Je m'achemine le matin, (Je m'achemine le matin,)
Et quand j'aperçois ma Josette, (Et quand j'aperçois ma Josette,)
Ca remet mon battant en train, (Cela remet mon battant en train,)
Su ma banquette. (Sur ma banquette.)

De sa banquette (De sa banquette)
La Josette me fait de z'yeux (La Josette me fait des yeux)
Et moi, à mon tour, le li jette (Et moi, à mon tour, je lui jette)
D'arregardemens delicieux (Des regards délicieux)
De ma banquette. (De ma banquette).

Su ma banquette (Sur ma banquette)
Je suis souvent en revation. (Je suis souvent en rêve.)
C'est toujours ça de la Josette (C'est toujours la Josette)
Que cause mes perpitations (Qui est la cause de mes palpitations)
Su ma banquette. (Sur ma banquette).

J'ai vu aujourd'hui un taffetatier


J'ai vut o jour dhui (J'ai vu aujourd'hui)
Un tafetati (un taffetatier)
Dessu sa banqueste (sur sa banquette)
Qua sa navestte (qui, à sa navette)
Avave un gravi (avait un gravier.)
Ils cherpitave (Il chapotait)
Sa minda tombave (sa main en tombait)
En chair de patel (en chair de pâté)
Ils lest descindu (il est descendu)
Per monda sos lisce (pour arranger ses lisses)
Sos fils accolite (ses fils...)
Se son intordu (se sont tordus.)
Pui de despit (Alors de dépit,)
Quiti son mettit (il quitta son métier,)
Passe à la cuisine (passa à la cuisine,)
Vuidi la chopine (vida la chopine.)
Le salle manest (Le sale manant)
Fit un gro peit (fit un gros p...)
Dit à la Diodine (et dit à la Claudine)
Soufla lagnelet ("Soufflet à l'agnolet" (1).)

Quan ils ut vuidia (Quand il eut tout vidé,)
Le salle ivrogna (le sale ivrogne,)
Il trovi per ruse (il trouva pour ruse)
Et per descuse (et pour prétexte)
Disen je n'es pas (de dire : "Je n'ai pas)
De estrivière (d'étrivières,)
Ni de camalière (ni de crémaillères,)
Jen aveoit acheta (j'en vais acheter" (2).)
Mais ils nen fit rin (Mais il n'en fit rien,)
Trouvi son campare (alla trouver son compère)
Et sos deut biofrare (et ses deux beaux-frères ;)
Beuviron lergeint (ils burent l'argent.)
Quand ils but (Quand il eut bu,)
Le salle goullu (le sale goulu,)
Comme de coutume (comme de coutume,)
Vint trouva sa fume (vint trouver sa femme ;)
Et tout en intran (et, tout en entrant,)
La batiten (il la battit tant (qu'il put))
Aveoit la cheville (avec la cheville)
Que blinde devant. (qui tend (l'étoffe) sur le devant.)

Mais son aprinti (Mais son apprenti,)
Un gro ma battit (un gros mal bâti,)
Qué na pas grant crinte (qui n'a pas grand crainte,)
Aveoit sa jointe (avec sa jointe (3))
Fit bin dautre ma (fit bien un autre malheur.)
Aveoit sa menche (Avec sa manche,)
Son chelut epinche (il verse son chelu (4))
Sur son tafeta (sur son taffetas.)
Le mesttre a linsten (Le maître, à l'instant,)
Froqui le sourcil (fronça le sourcil ;)
Preni, jernait ditt (il prit, janidieu,)
Le porte battant (le porte-battant.)
Ils lin bati (Ils l'ont battu,)
Le pauvre aprinti (le pauvre apprenti !)
Sen le vaisinage (Sans les voisins)
Que furan bin rage (qui firent bien rage,)
Per le sescouri (pour le secourir)
Celi matain (ces mâtins)
Laurait per ma fiste (l'auraient, par ma foi,)
Mit en peta fin. (petafiné (5).)

Devrait je ne sçait ("De vrai, je ne sais" : dit le maître ouvrier)
Sur ma bonne fait ("par ma bonne foi,)
Ce que faudra faire (ce qu'il faudra faire.)
La gran missaire (Quelle misère)
Aveoit selut ouvri (avec ces ouvriers !)
Quele badinage (Quel badinage !)
Jernait bleu jenrage (Jarnibleu, j'enrage.)
peste lestourdi. (Peste de l'étourdi !)
A tu de resson (As-tu de la raison,)
Dit vilaine bestte (dis, vilaine bête ?)
Ils faudra peut estre (Il nous faudra, peut-être,)
Perde la faceont (perdre la façon.)
A te verra (Ah ! tu verras,)
Te peut bien conta (tu peux bien compter)
Que ta gran casaque (que ta grande casaque)
Vindra dan ma facque (passera dans mon sac,)
Et tos brave hos (et tes belles culottes (6),)
Ton bon chapiaus (ton beau chapeau,)
Payeren la piece (payeront la pièce,)
Chain de goudivau. (chien de grand benêt".)

Fume sur le chant ("Femme, sur-le-champ,)
Va chez le merchant (va chez le marchand.)
Ni demoure guaire (N'y demeure guère,)
Dit lhuit lafaire (dis-lui l'affaire)
De notron gourmant (de notre gourmand.)
Sil fait la trogne (S'il fait la trogne,)
Nous son sen besogne (nous sommes sans ouvrage.)
Peste lestourdi (Peste de l'étourdi !)
Le merchan rapin (Le marchand avare)
Lui deri sen doutte (te dira sans doute :)
Vous rendi la coupe ("Vous venez rendre la pièce)
Du cramoisi fin (de cramoisin fin ?")
Non pas monsieur (- Non pas, Monsieur,)
Le lerme u yeux (répondras-tu les larmes aux yeux ;)
Jon fait un tache (j'ai fait une tache.)
Mon Dieu que nous fache (Mon Dieu que ça me fâche !)
Y a bain de mat (Il y a bien du mal !)
Excusa lat (Pardonnez-nous ;)
Nous prindan mieu garde (nous prendrons mieux garde.)
Faudra tait coupa. (Il faudra tout couper !")

Le merchant fachat (Le marchant fâché)
Fit des yeux de chat (fit des yeux de chat.)
Dona votron livre ("Donnez votre livre" (dit-il).)
Votre on gro pifre (Votre gros gourmand)
Avait dou mouchat (avait deux mouchoirs (?).)
Tiri son conte (Il tira son compte)
Devant tout le monde (et, devant tout le monde,)
Ils lui a reprochat (il fit des reproches)
Le conte dergeant ("le compte d'argent)
Et toujour le mesme (est toujours le même.)
Ou et toet mon esme (...)
Hesla bonne gen. (Hélas, bonnes gens,)
Despui deut ans (depuis deux ans,)
Ils lia deut cen frant. (il y a deux cents francs (d'arriéré).)
Foint de votre ruse (Foin de votre ruse)
Et votre descuse (et de votre excuse.)
Et votre raison (Votre manière,)
Votre faceon (votre façon,)
Et de toujour maitre (c'est de toujours mettre)
Dessu le cusson (dessus le tas" (7).)

De la soye incor ("Encore de la soie ! continue le marchand)
Vous este de cor (Vous en avez du coeur !)
Vous devra avai honte (Vous devriez avoir honte)
Dessu deut conte (d'être en retard)
Desttre en arri (sur deux comptes.)
Mais de deut livre (Plus de deux livres (de soie),)
N'est pas rin per rire (ce n'est pas rien pour rire !)
Los sale euvrit (Les sales ouvriers,)
Magra los rachait (malgré...)
Que samuson a prinde (qui s'amusent à prendre (de la soie))
Avant que de rindre (avant de rendre (la pièce).)
De si gro deschait (De si gros déchets !)
Ma fait monsieur (- Ma foi, monsieur (dit la femme))
Je nen net vindu (je n'en n'ai vendu)
Jamais que quatre onse (jamais que quatre onces)
A un piqut donce (à un piqueur d'once (8))
Y a bien lon timts (il y a bien longtemps.)
Y a don le timts (- Il y a du temps, ajoute le marchand)
Que vous me desite (que vous me dites :)
Je n'est point dergint. (je n'ai point d'argent !")

Craive a rismait ("Crève alors !" dit la femme)
I nen faut pas mais (Il n'en faut pas plus)
A nostre pauvre home (à notre pauvre homme)
Qui a un gro rome (qui a un gros rhume)
Magra qua jamais. (plus gras que jamais.)
J'en prit la peice ((Quand) j'ai pris la pièce,)
Vrais dieu que sotisce (vrai Dieu, quelle sottise j'ai faite !)
Nous murions en pait. (Nous serions morts en paix.)
Qua nous a lembrama (Qu'allons-nous gémir,)
Ten cria alerme (tant crier alarme.)
Jen bin encor de trame (J'ai bien encore de la trame)
Per u tout soudat (pour tout...)
Du crepon blant (Du crépon blanc,)
Je nist nen deut mant (j'en ai deux mains)
Et dan trais semaine (et dans trois semaines,)
Jaren cin quidaine (j'airai cinq...)
Votre chein d'esprit (Votre chien d'esprit)
Fait en ragi (fait enrager.)
Per devrait mon home (Pour de vrai, mon homme)
Va tout sacagi. (va tout saccager.)

Le mestre ouvrit (Le maître ouvrier)
A son tour alit (à son tour alla (chez le marchand).)
Votre soye de bave ("Votre mauvaise soie (lui dit-il).)
Merchant de rave (...)
N'est pas dorgansin (n'est pas de l'organsin.)
Je vous en daive (Je vous en dois,)
Mais ma fait ne baive (mais, ma foi, je veux bien ne plus boire)
Si jen nes un brint (si j'en ai un brin)
Mopi de metei (Les pieds de mon métier)
Tout couver de bourre (sont tout couverts de bourre)
Et ma chemisole (et ma chemise)
Nin na de mi pit (a de la bourre comme les pieds du)
Sa intoqua (métier)
Lost mestre jura (Les maïtres jurés (9),)
Pren de conscience (pleins de conscience,)
I faran desfance (me feront défense)
A mais d'achevi (d'achever (la pièce).)
Jen suis ravi (J'en serai ravi,)
Qui neyon la piece (qu'ils jettent à l'eau la pièce)
Du biau cramoisi. (de beau cramoisi".)
 

La sédution réparée

La saine se passe entre Messieu Panaire, vieux canut, et se n'épouse, Nanon leur fille et l'apprenti, amoureux de celle-là, qu'avions fait de gognandises ensemble.

La fille va t'auprès du papa et li avoue se n'amour.

Le papa prend d'himeur et li dit : La pauvre fille, que voyait déjà le collège de l'Antiquaille en parsécutive, était bien gonfle. Enfin elle se voit feurcé de li déclaré le mâchon. Le papa z'en courroux li dit : Variante :

Comment donc, petite effronté (bis),
T'a osé te faire parpé (bis).
Je te ferai pour çà,
A coup de picarla,
Dansé la carmagnole
A tour de bras (bis).
Dansé la carmagnole
A coup du plat,
Du picarla,
Du picarla,
A tour de bras.

La mama, qu'a t'un agacin dargnié les reins, arrive en gambillant, et s'esclâme :

Ah ! qu'est i donc tout ce tapage
Que j'ai t'entendu dédelà.
Si notre fille n'est pas sage
Faut pas faire ce varrai là (bis).
Si elle a t'eyu z'une feblesse,
I vaut bien mieux, mon petit coeur,
Caché z'aux voisins sa grossesse
Que de li tarni se n'honneur (bis).

L'amoureux, qu'était caché à graboton dargnié le chevessié du lit de la mama, arrive tout couème, les cheveux éparpillés, et dit :

Mon cher bargeois, perdonné-moi,
Et vous aussi, mère Panaire,
Les sottises que j'ons pu faire
Aveque la Nanon z'et moi.
Pour reparé ce t'adurtaire,
Je va l'épousé aujord'hui
Et ave z'elle le char fruit
Dons vous seré bientôt grand père.

Le papa et la mama sont emués. La tendresse paternelle, maternelle et simpiternelle leur gasse les Bôyes. I disont aux amoureux, en bavant de joie :

Marié-vous, mes enfants,
Reparé votre folie,
Soyez bien sages, prudents
Le restant de votre vie,
Et si vous êtes n'heureux,
Vous aurez rempli nos voeux.

Et puis i s'embrassont tous comme de cögnes, i se tenon arrapés comme de brignoles.
 

La séduction réparée

La scène se passe entre M. Panaire (1), vieux canut, son épouse, Nanon leur fille et l'apprenti, amoureux de cette dernière, et qui ont fait des sottises ensemble.

La fille va auprès du papa et lui avoue son amour.

Cela met le papa de mauvaise humeur, qui lui dit : La pauvre fille, qui voyait déjà le collège de l'Antiquaille (2) en perspective, était bien triste. Enfin elle se voit forcée de lui dévoiler le pot aux roses. Le papa en courroux lui dit : Variante :

Comment donc, petite effrontée (bis),
Tu as osé te faire trousser (bis).
Je te ferai pour cela,
A coup de picarla,
Danser la carmagnole
A tour de bras (bis).
Danser la carmagnole
A coup du plat,
Du picarla,
Du picarla,
A tour de bras.

La maman, qui a mal aux reins, arrive en clopinant, et s'exclame :

L'amoureux, qui était accroupi derrière le chevet du lit de la maman, arrive tout timide, les cheveux éparpillés, et dit : Le papa et la maman sont émus. La tendresse paternelle, maternelle et sempiternelle leur remue les tripes. Ils disent aux amoureux, en pleurant de joie : Et ils s'embrassent tous comme des gueux, et se tiennent enlacés longuement.

Ressit des amours et des calamitances de Jirôme Roquet

O vous, satinaires et tafetaquiers, dont le coeur sensible se gigaude à l'approche d'une jolie compagnone ou d'un autre n'objet z'adorable ; vous dont l'allumette du coeur est si souffrée, que la moindre belue qui s'escanne du foyer d'une fille l'allume et procure dans votre n'interieur une flâme petyante que, du commencement, est du feu de joie et que, plus tard, devient le feu de l'enfer et, par consequent, cetuila de la meurt !
Vous, dis-je, dont l'âme vigorette charche toujours pour pertagé et meurtiplié se n'ardeur, une drôle compagnone que doit faire votre bonheur ; tant que vous la possedé vous en êtes n'hureux, mais quand la mort, ce t'esecrable mort, vient vous la reniflé velà que vous tumbé dans un nantissement que vous depontelle des quatre coins et vous vous abouzé comme la baraque d'un marronié que les galopins on attaché z'a un carosse que passe.
Et bien apprené de moi, apprené par mes propres malheurs, à évité les chagrins doulereux que cause les vartigoleries de l'amour.

J'étais n'apprenti cheux le père Bigalet, tafetaquier, rue de Bourdy, en bas du Gorguillon. Sa fille, Josette Barnadine, travaillait a coté de moi ; elle m'avait montré dabord ça que fallait faire su mon mequier de pelures d'ognon à cinq marches et battant à clinquette, et, pour recompense, je li fesais souvent de cannettes quand elle en chômait. Je li remondais querquefois sa longueur sans saigné de fi.
Velà qu'on nous rendant de sarvices mutuele, petit z'à petit, je sentis un feu qui me delavorait depuis la râtelle jusqu'aux clapottons. Plus je l'arregardais plus ça chauffait. J'en parla z'au compagnon ; i me dit : petit, t'esse amoureux ; et bien i ne faut rien faire à cachon ; i faut le dire au père Bigalet - Ma tumudité ne me parmet pas - J'i dirai moi - Non, te bousillerais l'ouvrage.

Velà que le lendemain je tumbe malade d'une fièvre mussqueuse ; je resti huit jours couché à grabotton. Messieu Pignatel, medecin, après m'avoir parpé dit : L'amour l'a t'arrapé, ce t'enfant, i faut l'i faire avoué.
J'entendis bien, mais, moi, pas le mot.
Père Bigalet vint à mon chevessié, me fit de quessquions et je li avoui que c'était les agnolets de la Barnadine qu'avions estiqué dans me n'âme. Le père me dit : - Lève toi. Je me metti à cacabozon su mon coussin : aleurs i me perla ainsi : - N'en ayant ayeu de doutance, j'ai quesquionné Barnadine. I n'en est reseurté que son coeur a reçu du tien une zogne amoureuse. - C'est ti bien vrai, père Bigalet ? - Si vrai qu'elle va te l'affiermé.

Le plaisi que j'epreuve fait parti l'arquet de ma sensubilité et je bâve de joie. Barnadine monte su ma seurpente ; le père s'en va. Elle me reproche de ne li avoir pas plutôt deposé dans son question la cannette de me n'amour ; de m'être pas deboutonné tout en plein ; elle me coque, me recoque, ça me fesit de bien qu'un gobeau de mortavie, et ça me remit su les marches.
Après querque temps que le père me crut en même de bien monté le mequier, i me dit : Nous vont vous marié ; ma fille est bien encore mineuse, mais nous la manciperons. Et puis arriva la mi-carême, où nous nous mariames à la Tarnité.
Le père nous abandonna checun à notre mequier ; nous commencirons par la tirelle, comme de juste, et je ne pourrais pas rien dire combien nous fesions dans le commencement de fassures par jour, tant nous avancions à l'ouvrage. C'était un espetacle chermant de voir marché notre boutique. Le bruit des battans, des marches, des contre poids ; le sifflage des navettes, le roulement des rouets et des ordissoirs, le babillage des compagnons, des compagnones et des apprentis ; le gongonage de la mère Bigalet, tout ça fesiont une musique agriable.

Nous etions n'heureux ; mais velà que deux ans après, un jour de mardi gras, nous avions evité le père et le compagnon a mangé de matefins tramés de bugnes. Barnadine les fesait avé de vieux join et un lichet pour l'econommé. Y avait aussi de z'arrans et de fiageoles. Ah ! ces maudites fiageoles, la Barnadine n'en mangeait comme une goluse, margré ce que je li disais. Velà que, sans rien dire, se treuvant mal, elle veut aller aux z'écommuns qu'etiont en d'yhors. Y avait fait le relême, ce jour là, les escayers de bois étiont mouillés et pleins de bassouille, elle glisse et baroule jusqu'au quatrième. Nous courrons ; le compagnon, fort comme un recule, la prend et la monte au lit. Elle ne parlait plus. Le compagnon tumbe su son contrepoids de dargnié en disant : Je me sens declaveté l'échine. Je laisse le père sogné le compagnon et je sogne me n'epouse. Je li donne d'alexis de longue vi, elle rote de fiageoles et se parpe le cropion. On va charché messieu Pignatel que l'avait deja tiré deux fois de maladie. I l'arregarde, la parpe de toute sa longueur, l'appelle, pas le mot. I visite le cropion qu'elle tenait toujours dans sa main, et i nous dit : - Vous autres, fermez donc la liquerne, i vient z'un air chanin que l'y gèle le cotivet.
Ah ! malhereuse, disit t'y, je t'ai deja tiré deux fois, mais je crois que c'est fini. - Ah ! Messieu, qu'a t'elle donc ? - Elle a t'une indigexion et un calut z'à l'anus. Tout le monde s'esclame : Un calut !... Faites vite un bouillon de chavasse, dit M. Pignatel ; donné li et metté l'herbe su le cropion avé de tormentine et d'arquebuse. Je viendray demain.

Nous font tout ça qui l'a dit, et pendant la nuit elle etait dans les convursions. Les yeux li virrions comme de fiardes ; les bras tordions comme de riôtes. Ah ! esclame-ju dans mon desespoir : elle tient sa dargnière cannette, c'est fini. Le père tâche de me remettre sur mes orillons ; le compagnon aussi. Messieu Pignatel arrive, la torne, la retorne et se retorne var nous les yeux gonfles, car i l'aimait : Mes enfans, i faut vous armé de la cheville du courage ; sa façure est au bout et tirée su le rouleau ; le chien tient la dargnière dent du torniquet ; les roquets de la mort se debobinent, elle fait z'une autre tirelle et va coupé entre le remisse. Le bargeois d'en n'haut va bientôt recevoir ce coupon, car elle n'était pas à quart de sa pièce de vi ; ecouté... elle ne rotte plus que par monosillabe.

Tout à coup elle se mit à roté, roté, roté, et rotit bien tânt qu'elle rotit l'âme. Nous la firons entarré à la Madelaine, comme elle l'avait demandé. Fallait voir ce convoi funeraire et les preuves d'amiquié de toute la fabrique. Su sa châsse, on avait mis une navette, un peigne de cinquante portées et vingt cannettes de soie noir pour marquer qu'on etait en deuil et qu'elle avait vingt ans à l'ami mars.
Les maîtres gardes autour du corps, les maîtres ouvriés à la suite. Les compagnons et les cannequiers portions de battans et dé lisserons cassés, de peignes de tirrelle tout embrouillés, symboles du chagrin et de l'ennui.

Moi j'étais à la queue, et quand elle fut depesé dans le trancanoir des morts, une aune au dessous des marches du metier, j'intardis le silence et je dis, - mes chelus tout en n'huilés de larmes : Adieu, ma chaire Barnadine, pauvre petit mequier tout neufe, garni de si jolis z'harnais que n'avions quasiment pas sarvi, rapelle toi ton Jirôme. Se n'adresse a siflé son bout a travers l'agnolet ; ses jôlies cannettes rebombées et jamais ebauyées, sa longueur toujours bien remondée, sa patience a degagé les tenus, les arbalètes et a tiré les bourillons de la façure.
Va : nous nous retrouverons dans ce t'autre boutique ; oye soin de tenir la tête à la luquerne pour m'y voir arrivé, car je ne crois pas usé un quintaux de trâme avant ce moment que je desire comme le compagnon desire une bonne pièce.
Adieu !...

Récit des amours et des calamités de Jirôme Roquet

O vous, satinaires et taffetatiers, dont le coeur frétille à l'approche d'une jolie compagnonne, ou de tout autre objet adorable ; vous dont l'allumette du coeur est soufrée à tel point que la moindre étincelle sautant du foyer d'une jeune fille l'embrase et provoque chez vous une flamme pétillante qui, au début, n'est qu'un feu de joie, mais se transforme ensuite en un feu de l'enfer, et donc en un feu de mort !
Vous, dis-je, dont l'âme vigoureuse cherche toujours une bonne compagnonne pour partager et multiplier votre ardeur, et ceci pour faire votre bonheur : lorsque vous la possédez, vous en êtes heureux, mais lorsque la mort exécrable vient vous la prendre, vous tombez alors dans un anéantissement qui vous dépontelle des quatre coins (1), pour vous écrouler comme la baraque d'un marronier (2) que les galopins ont attachés à un carrosse qui passe.
Et bien, par mes propres malheurs, apprenez à éviter les douloureux chagrins causés par les folies de l'amour.
J'étais apprenti chez le père Bigalet, taffetatier rue de Bourdy, en bas du Gourguillon (3). Josette Barnadine, sa fille, travaillait à côté de moi. Elle m'avait tout d'abord montré ce qu'il fallait faire sur mon métier à 5 marches et à battant à clinquettes (4). Je lui faisais souvent, en récompense, des cannettes, lorsqu'elle en chômait (5). Je lui réparais parfois sa longueur * sans abîmer les fils.

En nous rendant des services mutuels, je sentis petit à petit un feu qui me dévorait (intérieurement) de la rate jusqu'au bout des pieds. Plus je la regardais, et plus cela chauffait. J'en parle au compagnon, qui me dit :
- Petit, tu es amoureux ; eh bien, il ne faut rien faire en cachette, il faut le dire au père Bigalet.
- Ma timidité ne me le permet pas !
- J'irai, moi.
- Non, tu bousillerais * l'ouvrage !
Voilà que le lendemain, je tombe malade d'une fièvre musqueuse (6). Je reste huit jours couché, recroquevillé. Monsieur Pignatel, le médecin, après m'avoir ausculté, dit :
- L'amour a attrapé cet enfant, il faut le lui faire avouer !
J'entendais bien, mais moi, je ne dis pas un mot. Le père Bigalet vint à mon chevet, me questionna : je lui avouai que les yeux de la Barnadine m'avaient exité l'âme. Le père me dit :
- Lève-toi !
Je m'accroupis sur mon coussin, et lui me parla ainsi :
- N'ayant pas eu de doute, j'ai questionné Barnadine. Il en est ressorti qu'elle est, elle aussi, sous le coup de l'amour.
- Est-ce bien vrai, père Bigalet ?
- Si vrai qu'elle va te l'affirmer !
Le plaisir que j'éprouve libère alors ma sensibilité, et j'en pleure de joie. Barnadine monte sur ma soupente, et le père s'en va. Elle me reproche de ne pas avoir déposé plutôt dans son questin la cannette de mon amour (7), de ne pas m'être livré complètement.
Elle m'embrasse, m'embrasse encore, et cela me fait plus de bien qu'un plein verre de liqueur.
Cela me remet sur les marches (de mon métier).
Quelque temps après, alors que le père me savait à même de bien monter un métier, il me dit :
- Nous allons vous marier. Ma fille est bien encore mineure, mais nous l'émanciperons.

Et la mi-carême arriva, nous nous mariâmes à l'église de la Trinité. Le père nous abandonna chacun à notre métier. Comme de juste, nous commencions par la tirelle *, et je ne pourrais pas rien dire combien nous faisions de façures *  par jour, tant nous avancions à l'ouvrage. C'était un spectacle charmant que de voir marcher notre boutique. Le bruit des battants, des marches, des contrepoids, le sifflement des navettes, le roulement des rouets et des ourdissoirs, le babillage des compagnons et des compagnonnes, et des apprentis, les rouspétances de la mère Bigalet, tout cela faisait une musique agréable.
Nous étions heureux. Voilà que deux ans après, un jour de mardi gras, nous avions invité le père et le compagnon à manger des matefaim entrecoupés de bugnes. Barnadine les faisait avec de la vieille graisse étendue au lichet * par économie. Il y avait aussi des harengs et des flageolets. Ah, les maudits flageolets ! Barnadine en mangeait comme une goulue, malgré ce que je lui disais. Voilà que sans rien dire, se trouvant mal, elle veut aller aux communs qui étaient dehors. Ce jour-là, c'était le dégel, les escaliers de bois étaient mouillés, et pleins de boue. Elle glisse et débaroule jusqu'au quatrième. Nous courons. Le compagnon, fort comme un hercule, la prend et la monte sur le lit. Elle ne parlait plus. Brusquement le compagnon tombe sur son arrière-train en disant : "Je me suis déclaveté l'échine !" Je laisse le père soigner le compagnon et je soigne mon épouse.
Je lui donne de l'élixir de longue vie. Elle renvoie des flageolets, et se tient le cropion *. On va alors chercher Monsieur Pignatel, qui, deux fois déjà, l'avait tirée de maladie. Il la regard, l'ausculte sur toute sa longueur, l'appelle : pas de réponse ! Il lui regarde l'arrière-train qu'elle tenait toujours dans sa main, et nous dit :
- Vous autres, fermez la lucarne, il vient un air frais qui lui gèle le cou.
"Ah, malheureuse ! disait-il, je t'ai déjà sauvée deux fois, mais je crois que c'est fini".
- Ah, monsieur, qu'a-t-elle donc ?
- Elle a une indigestion et un bouchon à l'anus (l'empêche d'évacuer) !
Tout le monde s'exclame :
- Un bouchon !!
- Faites vite un bouillon de potage, dit M. Pignatel, donnez-lui, et mettez-lui de l'herbe sur l'arrière-train, avec de la térébenthine et de l'arquebuse. Je viendrai demain.
Nous avons fait ce qu'il disait. Elle eut des convulsions pendant la nuit. Les yeux lui tournaient comme des toupies. Elle se tordait les bras comme s'ils étaient des branches.
- Ah, m'exclamai-je dans mon désespoir, elle tient sa dernière cannette, c'est fini !
Le père tâche de me remettre d'aplomb, le compagnon aussi. Monsieur Pignatel arrive, la tourne, la retourne, puis se retourne vers nous, les yeux gonflés car il l'aimait :
- Mes enfants, il faut vous armer de courage. Sa façure est au bout, tirée sur le rouleau ; le chien tient la dernière dent du tourniquet ; les roquets de la mort se débobinent ; elle fait une autre tirelle * et va couper entre le remisse *. Le Bourgeois d'en Haut va bientôt recevoir ce coupon, alors qu'elle n'était pas au quart de sa pièce de vie. Ecoutez... Elle ne parle plus que par monosyllabes. Elle se mit tout à coup à roter, roter, et rota si bien qu'elle en rota l'âme. Nous la fimes enterrer à la Madeleine, comme elle l'avait demandée. Il fallait voir ce convoi funèbre, et les preuves d'amitié de toute la Fabrique. Sur sa châsse, on avait mis une navette, un peigne de 50 portées, et 20 cannettes de soie noire pour marquer que nous étions en deuil, et qu'elle avait vingt ans à la mi-mars.
Les maîtres gardes autour du corps, les maîtres ouvriers à la suite. Les compagnons et les cannetiers portaient des battants et des lisserons cassés, des peignes embrouillés de tirelle, en signe de chagrin et d'ennui.
Moi j'étais à la queue, et quand elle fut déposée dans le dévidoir des morts, une aune au-dessous des marches du métier, je rompis le silence pour dire, les yeux mouillés de larmes :
- Adieu ma chère Barnadine, pauvre petit métier tout neuf, garni de si jolis harnais qui n'ont quasiment pas servi, rappelle-toi ton Jirôme.
Son adresse savait siffler le bout (du fil) à travers l'agnolet, ses jolies cannettes étaient bien remplies, jamais vides, et sa longueur toujours bien réparée. Et bien, sa patience a dégagé les tenus (8), les arbalètes (9), et tiré les défauts de la façure.
Va ! Nous nous retrouverons dans cette autre boutique. Aie soin de tenir la tête à la lucarne pour me voir arriver, car je n'userai pas un quintal de trame * avant cet instant, que j'attends comme le compagnon attend une bonne pièce. Adieu.

Oraison funeraire de la Barnadine et lamentations de Jirôme Roquet

Vous voyé la confle de savon, que prend la couleur gigier de pigeon, s'envolé d'un air orguyeux et semble devoir grimpé pardessus la seurpente du fier-mamant ; mais tout d'un coup un estracle de mouchiron vient la poché et la fait tumbé z'en bâve !...
Le chelu que rempli notre boutique de se n'eclatante luissance semble aussi devoir duré long-temps. Et bien ! le moindre flà d'un cannequier, la vortigeation d'une arthe viennent l'eteindre et nous laissent dans une oscurité perfonde.
Cette confle et ce chelu sont les veritables portraitures de l'esistance humaine.
Comme la confle, au moment de perveni à etre hureux, nous vont nous roqué contre le boutarou de la vie.
De même que ce chelu, c'est z'au moment où nous reluisons le may, que nous nous eteindons et laissons nos parens et amis dans ct'oscurité que veut dire le chagrin, la tristesse et le regrettement.
Et bien ! moi qui vous parle, je sus dans ce t'etat de situation ; j'ai t'épreuvé toutes ces vississitudes, car j'ai t'a regretté une epouse cherie que je r'aimay may que ma personne.
Josette Barnadine, fille de Vincent Bigallet, m'avait t'été donnée z'en mariage ; nous ons vivu deux ans dans l'ugnion la plus pure et perfaite ; mais à peine au diné de ses jours, la mort me l'a t'embandé et m'a t'aveuvé sans piquié.
Ce coup tarrible m'a depontellé considerablement et m'a laissé une noircissure dans l'âme que je ne sais plus ce que je n'en deviens, un sarpent verineux me biche les pormons et, pour fini de m'ablagé, ronge mon melachon.
Le jour, je degringole le Gorguillon ; je m'en va à la Madelaine pour pleuré su sa sepurture ; mais queique fois un mur et une barrière impitrognable m'en interpretent l'entrée.
La nuit je me roule dans mon lit à grabotton, tantôt à bouchon, sans pouvoir quasi deurmi. - Je me rappelle une certaine fois que le someil laissit tumbé su mes clinquets sa bienfesante assupicence ; je crus la voir en esquilette ; les sons de sa voix chapottèrent mes orëyes, et j'entendis ces mots : Viens, chair Jirôme, viens avé moi dans le paradis ; i a de tout ça qu'on veut à regonfle et i gn'a point de z'ennuis dans ce pays là. Va, quitte le peu d'ouvrage que te reste dans le monde, te n'en auras point de regrets quand nous serons runis.
Je vas pour la suivre, pour embrassé ce t'ombre enchanteuse, mais tout d'un coup une moye de fumé la fait escanné de ma vue ; aleurs, comme le pauvre loup de poivre, je charche me n'épouse, je tâtonne à borgnon, je m'egare dans un abirinthe où j'entends les réjouissances paradinales. J'arrive cependant à la porte du paradis, je veux y rentrer, mais ce bibon de saint Pierre me cogne un coup de son manillon de clefs su le nez. La douleur que j'en epreuve me reveille et je me trouve au milieu de ma boutique, le groin contre mon rouleau de dargnié que m'a cabossé le nez. Aleurs je m'apperçois que tout ça est à derire, et je retumbe dans les regrets et les pleurs...
Ah ! comment ne pas regretté une parfaiture semblable !... chermante épouse, bonne bargeoise, les compagnons l'aimiont ainsi que les compagnones qui la baisiont comme de pain.
Sa philosomie ressemblait au satin velouté rose tendre ; ses cheveux au noir lustré ; sa bouche, ses dents, son pied, sa jambe, d'une rare beauté, sont considerablement escurtés dans mon coeur et ne s'en decamotteront jamais. Enfin c'etait la plus jolie pièce que la nature et la fabrique oyont jamais fourni.
On aurait bien couraté d'une epaule du monde à l'autre sans treuvé sa semblable. Comme elle chantait à vêpres et à complies ! et puis elle vous avait un creux, i fallait voir ce creux ; ça etait suparbe.
Ah ! ma pauvre Barnadine, ma chère future passée, si m'etait parmi, sans manqué à la religion, de m'arraché ce bout de bi que je traine languissant et que tumbe cheque jour en pillandre, comme tu me verrais bien vite faire un hausse pied dans l'autre monde et tumbé à croix pile dans tes bras.
Mais i n'en est destiné autrement. La mort, encore plus tyranne pour moi, veut que je vive dans de z'agonies continuelles et que je n'oye le bonheur de te revoir qu'aleurs que mes yeux seront farmés.

Oraison funèbre de la Barnadine et lamentations de Jirôme Roquet

Voyez la bulle de savon, couleur gorge-de-pigeon, s'envoler d'un air orgueilleux. Elle semble pouvoir grimper par-dessus la soupente * du firmament. Mais tout à coup, un moucheron dérisoire vient la heurter et la fait tomber en eau !
Le chelu * qui remplit notre boutique de son éclatante lumière semble lui aussi devoir durer bien longtemps. Et bien, le moindre souffle d'un cannetier, ou les voltiges d'un insecte, viennent l'éteindre, nous laissant dans une obscurité profonde. Cette bulle et ce chelu illustrent ce qu'est l'existence humaine. Comme la bulle, à l'instant où nous pensons être heureux, nous nous heurtons à la pierre protectrice de la vie. Comme le chelu, lorsque nous luisons le plus, nous nous éteignons, pour laisser nos parents et nos amis dans l'obscurité, c'est-à-dire le chagrin, la tristesse et le regret.
Et bien, moi qui vous parle, je suis dans cette situation. J'éprouve toutes ces vicissitudes, car je regrette une épouse chérie que j'aimais plus que personne.

Josette Barnadine, fille de Vincent Bigallet, m'avait été donnée en mariage. Nous avons vécu deux ans dans l'union la plus parfaite, mais à peine au milieu de sa vie, la mort me l'a ôtée, et m'a fait veuf sans pitié. Ce coup terrible m'a considérablement désorienté. Il m'a laissé une telle noircissure dans l'âme que je ne sais plus ce que je deviens. Un serpent venimeux me mord les poumons et, pour finir, ronge mon coeur.
Le jour, je dégringole le Gourguillon (1). Je m'en vais à la Madeleine pour pleurer sur sa sépulture. Mais parfois, je ne peux entrer comme si un mur ou une barrière m'en interdisait l'accès.
La nuit, je me couche parfois recroquevillé dans mon lit, parfois sur le ventre, mais sans pouvoir vraiment dormir.
Une fois, je m'assoupissais sous la pression bienfaisante du sommeil. Je crus voir son fantôme, le son de sa voix caressa mes oreilles. J'entendis ces mots : - Viens, cher Jirôme, viens avec moi dans le paradis ; il y a tout ce que l'on peut souhaiter en quantité, et il n'y a pas d'ennui dans ce pays-là. Va, quitte le peu d'ouvrage qui te reste dans ce monde, tu ne le regretteras pas lorsque nous serons réunis.

J'essaie de la suivre pour embrasser son ombre enchanteresse, mais tout à coup un tourbillon de fumée la fait disparaître de ma vue ; alors, à colin-maillard, je cherche mon épouse. Je tâtonne en clignant des yeux, je m'égare dans un labyrinthe plein de rumeurs paradisiaques. J'arrive finalement à la porte du paradis, je veux y rentrer, mais ce vieux farceur de saint Pierre me cogne le nez de son trousseau de clefs. J'en éprouve une douleur qui me réveille, et je me retrouve au milieu de ma boutique, contre le rouleau de derrière qui me cabosse le nez. Je m'aperçois alors que tout cela est un rêve, et je retombe dans les regrets et dans les pleurs...

Ah ! Comment ne pas regretter un être aussi parfait !... Charmante épouse, bonne bourgeoise, compagnons et compagnonnes l'aimaient ; tous l'embrassaient comme du bon pain.
Sa physionomie rappelait le satin velouté rose tendre ; ses cheveux, le noir lustré ; sa bouche, ses dents, sa jambe et son pied d'une rare beauté, sont inscrits dans mon coeur pour toujours. C'était enfin la plus jolie pièce que la nature et la fabrique aient jamais produite. On aurait pu courir d'un bout à l'autre du monde sans en trouver de semblable. Comme elle chantait aux vêpres et à complies ! Elle vous avait une voix, il fallait l'entendre, c'était superbe !

Ah ! Ma pauvre Barnadine, chère future et passée, s'il m'était permis, sans manquer à la religion, de m'arracher ce bout de vie que je traîne languissant, et qui chaque jour tombe en loques, comme tu me verrais bien vite faire un saut dans l'autre monde, pour tomber les bras grands ouverts dans les tiens !
Mais il en est décidé autrement. La mort, encore plus tyrannique pour moi, veut que je vive dans de continuelles agonies, pour n'avoir le bonheur de te revoir que lorsque mes yeux se fermeront !

Testament de Jirôme Roquet
taffetaquier aux Chazottes

Après une esistance de 47 ans pendant quoi je ne me su jamais escarté de la fabrique tant seulement d'un pas, j'ai vu ma pauvre femme s'escanné de la vie. Etant devenu meurte sans n'enfant, et moi, me voiant quasi à la dargnière fassure de ma vie, voulant que ma mère et ma soeur Bobine ne soyont pas en dispute pour ramassé me n'heritage, c'est porquoi j'affiche ici mes dargnières volontés.
Promierement, je demande perdon à Guieu des pechés que j'ai fait tant par pensée, par parôle, que par action ou omission, et je li recommande autant que besoi, le sâlut de ma bonne âme une fois qu'elle aura quitté le logement que li fourni mon cheti cadabre.
N'ayant point de temoin que mes bois de mequier et autres utis de me n'art, qui etant de choses sans âme et sans vi, ne peuvent pas me n'en sarvi.
C'est par rapport à ça que je prends le bon Guieu seul pour temoin de ça que va suivre, voulant bien que tout ça soie ezecuté sitôt que le chelu de ma deplorable esistance, après avoir borgnassé longtems faute d'huile, aura fini par s'eteindre.
- Dabord je donne et lègue à ma mère, pour les bons sarvices qu'elle m'a rendu et l'inducation qu'elle m'a donné, un mequié à son choix guerni de son remisse, ses rouleaux de devant et dargnié, sa banquete, deux battans ; aussi la moiquié des navettes, quiaux et autres menus utis de me n'etat, mon trancanoir et mon rouet à cannettes.
Plus su les z'ardes de defunte me n'epouse (que Guieu mette son corps et se n'ame en lieu de bon repos), je donne et lègue à ma dite mère une chemise guernie et un jupon blanc.
- Et ensuite je donne et lègue à Josette Bobine, ma jeune soeur unique, me n'autre mequié et le restant des gros et menus utis ; tous les chelus que sont dans ma boutique ; mon lit, mon linge et toût le restant des z'ardes de defunte ne m'epouse, qu'elle ne prendra que par après que ma mère aura levé, en presence de temoins, son jupon et sa chemise sudite.

Le lègue fait à ma dite soeur Bobine est sous les conditions :
Uno : Qu'aleurs qu'elle sera en n'age de maturité, elle prendra pour mari Jirôme Agnolet, mon compagnon et me n'enique ami, que depuis may d'un an nourrit dans son coeur de sentimens de tendreur pour elle et que d'alieurs a querque chose devant lui.
Deuzio : A condition encore que ma dite soeur Josette Bobine mettra ses fonds dans la communauté et les joindra z'aux espargnes et avances de me n'ami Agnolet, ce que les fera manquablement meurtiplié.
Troisio : Que le promié garçon que proviendra de leur mariage s'appellera Jirôme comme son père et moi.
Quatrio : Qu'aulieur d'un drap i m'enseveliriont dans quatre panaires cousus ensemble.
Cinquio : Qui m'entêreront au sumequière de la Madelaine, qu'est le lieu de repos du tiers etat et de ma defunte epouse qu'est meurte.

Jirôme Roquet
Testament de Jirôme Roquet,
taffetatier aux Chazottes

Après une existence de 47 ans, pendant laquelle je ne me suis jamais écarté de la fabrique seulement d'un pas, j'ai vu ma femme s'essouffler de vivre. Morte, sans enfant, et me voyant pratiquement à la dernière façure * de la vie, désireux que ma mère et ma soeur Bobine se soient pas en dispute pour ramasser mon héritage, j'affiche ici mes dernières volontés.
Je demande tout d'abord pardon à Dieu des péchés que j'ai faits tant par pensée, que par parole, par action ou omission, et je lui recommande, autant que besoin, le salut de mon âme, lorsqu'elle aura quitté le logement que lui assure mon pauvre corps.
Je n'ai d'autre témoin que mes bois de métier, et autres outils de mon art, choses sans âme et sans vie, qui ne pourront me servir.
Aussi je prends le bon Dieu pour seul témoin de ce qui va suivre, désireux que tout soit exécuté aussitôt que la flamme de ma déplorable existence, après avoir vacillé longtemps par manque d'huile, finira par s'éteindre.
- Je lègue d'abord à ma mère, pour les bons services qu'elle m'a rendus, pour l'éducation qu'elle m'a donnée, un métier à son choix garni de son remisse, des rouleaux de devant et de derrière, avec sa banquette, deux battants ; je donne aussi la moitié de mes navettes, quiaux et autres menus outils de mon état, ainsi que mon trancanoir et mon rouet à cannettes (1).
De plus, des ardes de ma défunte épouse, que Dieu mette son corps et son âme en un lieu de bon repos, je donne et lègue à ma dite mère une chemise garnie et un jupon blanc.
- Ensuite, je donne et lègue à Josette Bobine, ma jeune et unique soeur, mon autre métier ainsi que le reste des gros et menus outils, tous les chelus qui sont dans ma boutique, mon lit, mon linge et le reste des hardes de ma défunte épouse. Elle ne les prendra que lorsque ma mère aura levé, en présence de témoins, son jupon et sa chemise.
Le lègue fait à ma dite soeur Bobine est réalisé sous les conditions suivantes : lorsqu'elle sera majeure, elle prendra pour mari Jérôme Agnelet (2), mon compagnon et unique ami, qui depuis plus d'un an nourrit en son coeur des sentiments de tendresse pour elle, et qui d'ailleurs a quelques biens. A condition encore que ma dite soeur Josette Bobine mette ses fonds dans la communauté, en les joignant aux épargnes et avances de mon ami Agnelet, ce qui les fera immanquablement multiplier. A condition encore que le premier garçon issu de leur mariage s'appelle Jirôme comme son père et moi-même, qu'au lieu d'un drap, ils m'ensevelissent dans quatre panaires * cousus ensemble, et qu'enfin ils m'enterrent au cimetière de la Madeleine, qui est le lieu de repos du tiers état et de ma défunte épouse.

Jirôme Roquet