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Chapitre huit (suite)


Menaçant: "Vous êtes ici sous un faux nom!" - "Oui, c'est celui de mes faux papiers d'identité." - "Pourquoi?" - "L'officier qui m'interrogeait m'a dit le préférer ainsi, mais je ne sais pas pourquoi." Et je lui donne mon vrai nom. Lui aussi veut savoir pourquoi je suis contre son Reich. "Oh, vous savez, ça se fait comme ça, on suit les autres sans trop savoir...Vous auriez fait la même chose si c'était moi en occupation chez vous..." Comme toujours je suis un jeune garçon bien franc, un peu dépassé par les événements. Pas question de radio. Les dossiers ne seraient pas arrivés de Lille? On me renvoie dans le petit camp de la Quarantaine.

"Demain, vous irez travailler au Kommando Kartoffel, décharger des patates. C'est un bon Kommando, on y mange bien".

"Im Gleichschritt! Links! Links!" On sort, le matin, au pas, d'une démarche rigide de pantins donnée par les semelles de bois, hors de notre enclos des Blocks 37/38, puis du camp lui-même. Sous la poterne un SS nous compte. Il faut tourner la tête vers lui, et enlever le béret: "Augen... rechts! Mützen... ab!" On tourne vers la gauche.

Un champ au bord d'une voie de chemin de fer. Un train, ses wagons pleins de pommes de terre, qu'il s'agit pour nous de transporter à l'aide de bards jusqu'à leurs silos alignés. René Bigot est dans le brancard avant, moi dans celui de l'arrière. Des Ukrainiens, des Polonais dans le wagon: "Da vaï! Da vaï! Idi souda! Bistro! Kartochka holen![20] Kourva jego mac!" Ils chargent notre caisse, trouvent drôle de la surcharger. On proteste. Gueulards, ils se moquent, méprisants: "Franzoze immer fick fick machen[21]! Pizda!" Un Vorarbeiter[22] s'approche. Nous sommes au point le plus bas du rapport de force, face à l'extrémité frappante du gummi, donc nous avons tort. On empoigne les brancards et on file. Au deuxième voyage nous avons l'esprit d'esquiver la surcharge, sous les quolibets.

A midi, soupe mince, comme d'habitude. Et l'orgie promise de pommes de terre? "Bist du verrückt, Mensch?[23]" Tintin. C'est pour les Ukrainiens, qui montent une garde féroce autour de leur marmite. Le soir nous rentrons recrus au Block de quarantaine. Le train a été vidé de ses patates, nous n'y retournerons pas.

Arbeit macht frei.

La quarantaine est terminée. Nous allons dans le grand camp. René Bigot et moi sommes affectés à des Blocks différents. Il est au Block 27[24], je suis au 46. Le Block-Älteste est Allemand, à triangle vert. C'est un gros homme à l'air brutal. Etre gras en camp de concentration, c'est comme être propriétaire d'une Rolls-Royce. Il appelle des numéros, arrive au mien et annonce qu'il me faudra demain aller travailler au Kommando Lehnitz.

Trois heures quarante cinq. Aufstehen! Vite faire son lit et sortir pour l'appel du Block. Le chef compte, un SS vérifie. Gamelle de "café". Toilette. Deuxième appel sur la grande place, où je cherche et rejoint le Kommando Lehnitz. Son Vorarbeiter coche mon numéro sur sa liste.

L'Appellplatz est pleine. La totalité de la population - sauf les morts de la nuit entassés sur la charrette du crématorium, et les malades autorisés à aller à l'infirmerie - attend, sous la lumière des projecteurs, le départ pour le travail, alors que les SS comptent et recomptent. Il faut qu'ils tombent juste: A voir le temps que cela leur demande, leurs nombreuses erreurs, il est évident que l'on peut appartenir à la race des seigneurs sans pour autant savoir trop bien compter.

Première lueur de l'aube. Lehnitz se met en branle, démarche rigide, clop-clop des semelles de bois, bras fixes le long du corps: "Augen... links! Mützen... ab[25]!" encadré de SS, fusil ou mitraillette sous le bras - Eins! Zwo! Drei! Vier! Links! Links[26]! rythme la sortie au pas[27] du camp - prend la première route à gauche. Un peu plus loin, un embarcadère avec, amarré, une espèce de bateau-mouche. On monte à bord. Un homme d'équipage largue les haussières. Suite de canaux et de petits lacs.

Sur la droite du canal, on aperçoit une usine, entourée de barbelés et surmontée d'un panneau: AUER[28]. Des silhouettes se déplacent. Lorsque le bateau s'approche, on distingue des robes à rayures grises et bleues. Des femmes concentrationnaires! Un sentiment de sacrilège m'envahit. Des femmes plongées dans cet enfer! Ces salauds jettent la tendresse à la poubelle!

On accoste un peu plus loin, un ponton au bord d'un bois. C'est Lehnitzwald, qui a donné son nom au Kommando. On y construit des maisons avec des matériaux récupérés par d'autres détenus dans les décombres des bombardements à Berlin[29]. Certains font les bûcherons et dégagent les emplacements, d'autres sont terrassiers. Tous les corps de métiers sont là, et déjà deux ou trois maisons sont construites. Je suis dans l'équipe qui décharge les briques des péniches. On fait la chaîne. Je reçois de celui qui est plus bas dans la cale deux briques à la fois, qu'il me faut jeter à celui qui est placé plus haut. Au bout de la chaîne, un wagonnet monté sur rails. Lorsqu'il est plein, il faut le pousser du quai - le point le plus bas - jusqu'au site de la construction. C'est dur. Il arrive que le wagonnet déraille. Il faut alors le décharger, le remettre sur les rails, le recharger, sous la colère du Vorarbeiter, un triangle rouge, pas mauvais bougre, mais obligé de faire un peu de mise en scène pour satisfaire le SS.

L'hiver approche. Parfois il pleut. Voici la neige. Les vêtements sont toujours humides, ils n'ont pas le temps de sécher. La surface des briques est abrasive, le mortier qui y reste attaché est agressif. Il est difficile de se procurer un chiffon pour se protéger les mains. La peau de mes doigts s'use. Je laisse sur les briques des empreintes de sang. [photo]

Veite, le Vorarbeiter des bûcherons, un triangle rouge, a une bonne tête. Un jour il m'offre une louche de soupe: pas de problème, ma cuiller et ma gamelle ne me quittent jamais. C'est gentil de sa part. Le lendemain il me prend dans son équipe. Encore du rab. Je sais à présent ce qu'il veut. Je mange la soupe sans avoir l'air de comprendre. Lorsqu'il me fait signe de le suivre dans un abri souterrain, je fais non de la tête. Le lendemain matin je me retrouve dans la péniche à décharger des briques sous la pluie.

J'ai faim. La tentation est grande de se laisser aller. Mais j'ai compris que je ne survivrai qu'en restant maître de moi. Tout ici est conçu, orienté, pour vous convaincre de votre inexistence, pour démontrer que votre importance est nulle, moindre que celle des briques que vous maniez. Il faut sans cesse se prouver le contraire. C'est moi qui décide des limites que je ne franchirai pas: je ne fouillerai pas les poubelles et je ne vendrai pas mon cul. Et si je dois mourir, je voudrais échapper à ces ordures nazies, et que ce soit de ma main.

Accident: Un jeune Français de l'équipe de Viete a été écrasé par la chute d'une grume qui leur a échappé alors qu'ils la transportaient sur leurs épaules. Il passe près de moi sur une civière de fortune. Je touche sa main, je lui souris: "Courage, ne t'en fais pas. Tu seras bientôt chez toi. - C'est fini pour moi." C'est sans doute lui qui a raison.

Un matin, le bateau est en retard. Il faut attendre près d'une heure debout à l'embarcadère. L'attente, insupportable lorsque j'étais enfant, jeune homme - Les fourmis dans les jambes! L'impatience! - est devenue un délice: une heure à ne rien faire au lieu de manier les briques...

Un soir, le bateau est en panne. Il nous faut rentrer au camp à pied, à travers la campagne, les villages. Des gens nous regardent passer. Pas un signe de pitié, de sympathie, mais ils ne nous jettent pas de pierres.

C'est une longue marche. Les sentinelles qui nous escortent ne sont plus ce qu'elles étaient. Les hommes beaux, grands, forts sont partis pour le front russe, et les uniformes de nos SS flottent à présent sur de pauvres gosses, et sur de vieux machins. Celui qui marche à côté de moi a le visage défait, a envie de parler: il est originaire de Hambourg, et il vient d'apprendre que sa maison, avec sa femme et ses enfants dedans, a brûlé. "Alles kaput!" En Lagerdeutsch, cet espèce de sabir qui a cours dans le camp, je fais tout en marchant des bruits de sympathie un peu défaitistes - Krieg scheisse! - mais ça chatouille mon sens de l'humour d'être en mesure de consoler un SS qui pleure, même si celui-ci est un peu défraîchi.

La vie au Block 46 s'écoule sans trop d'accrocs. L'Allemand vert, notre chef, est une fripouille, mais comme je ne possède rien, je ne fais pas partie de ses cibles. Son Kalfaktor, un Allemand, vert aussi, jeune et dodu, est un salaud sadique. Il boite, et sans doute se venge de sa claudication en frappant qui bon lui semble, sous l'oeil indulgent de son protecteur, qui l'engraisse avec la bouffe prélevée sur les rations des autres.

Mon voisin vient de rentrer au dortoir, le visage blanc, avec des traces de larmes. Il peut à peine marcher. Il travaille sur une machine-outil, dont les vibrations ont déséquilibré sa gamelle posée dessus. Coincée dans la machine il n'est pas parvenu à la dégager avant qu'un SS ne passe par là. C'est étiqueté "sabotage" et passible de pendaison. Comme il n'y a pas eu de dégâts, le SS est indulgent: 25 coups de gummi sur les fesses. Il vient de les recevoir.

Miracle. Un colis de la Croix-Rouge à chaque Français. Du chocolat, des sardines, de la pâte de fruit, du tabac. Le Block-Älteste, qui fait la distribution, exige un petit cadeau de chacun. Je lui abandonne une boîte de sardines. "Alors, on n'aime pas son chef de Block? On ne lui donne pas de chocolat?" "Pass du auf![30]" menace le boiteux. Tout à coup je ne comprends plus un mot d'allemand, et en plus je suis très bête. Mais je parviens à protéger mon chocolat des manoeuvres des prédateurs.

Douches, une fois tous les quinze jours. Je contemple ma maigreur, mes cuisses à peine plus grosses que mes bras n'étaient. Eux aussi ont maigri. Mon bassin fait saillie sur mon ventre creux. Je ne pense qu'à manger. Non je ne mangerai pas les épluchures de pommes de terre des poubelles.

Le soir, avant de s'endormir, on élabore des menus. On projette des ripailles. Un copain de Toulouse nous explique le cassoulet. Moi je sais faire les crêpes. Un autre se promet un plat de lentilles, avec un morceau de lard gros comme ça. Lorsque je serai libéré, je mangerai un énorme gigot. Peut-être deux? Va pour deux. Plus jamais de soupe. Ou alors avec beaucoup de pommes de terre et de haricots dedans. Et des morceaux de viande que ma cuiller trouverait au fond. J'ai faim. Manger.

La faim. J'utilisais le même mot, avant la guerre, pour dire que mon appétit était ouvert. Avant le déjeuner. Après une bonne ballade. "Quand est-ce qu'on mange?"

Et la sempiternelle taquinerie vers celui qui demandait: "Qu'est-ce qu'on mange?- "Des ortolans aux ailes de mouches!" La faim était un sujet de plaisanterie.

La faim envahit votre pensée, votre regard: "Ça se mange?" C'est une maladie qui vous ronge, jusqu'à ce que le fardier chargé de cadavres de musulmans, tiré par une dizaine de Häftinge, ramasse votre corps, posé devant le Block pour être pris en compte lors de l'appel du matin. Il ne reste bientôt plus rien de vous que la petite fumée du four crématoire.

Lorsque j'avais cinq ou six ans, ma mère m'avait mis en pension dans une famille, à St Cloud. La dame cueillait la peau du lait qu'elle avait fait bouillir, raclait sur le fond de la casserole les bulles figées par la chaleur, et mettait le tout dans un bocal. Une fois le bocal plein elle ajoutait de la farine, du sucre, de la vanille... Du four sortaient des petits biscuits dorés...

Et les poulets que ma mère faisait rôtir: elle me donnait toujours la cuisse, la peau était croustillante, la chair fondante... Et ceux de l'hôtel du Sauvage, à Tournus... des poulets de Bresse qui tournaient à la broche dans la cheminée, devant notre nez, avant d'être dévorés par Dédé Jarrot, sa bande, et moi... Les tartines du goûter des enfants: "Vous avez droit à du beurre ou à de la confiture sur votre pain, pas les deux", disait la dame... Les éclairs au chocolat du boulanger au coin de la rue Edmond About et de la rue Guy de Maupassant: un gâteau coûtait un franc le dimanche. Si on avait la force d'âme de conserver sa pièce jusqu'au lundi, elle donnait alors droit à trois gâteaux parmi les rassis qui restaient de la veille... Le beurre, les oeufs, les jambons qu'Hugues rapportait du Berry... Manger. La faim me ronge: le travail, le froid, la pluie, la neige aussi.

J'ai la fièvre. Je tousse une toux douloureuse. Est-ce la pleurésie qui se réveille? Je me risque à l'infirmerie. Les médecins sont français, avec un SS sur le dos. Mon cas est bénin, comparé aux malheureux qui m'entourent. Tout ce qu'on peut faire pour moi, c'est de me donner un permis de "Schonung", de repos. Je passe trois jours à l'abri, sans travailler, dans un Block, une espèce de cour des miracles emplie d'éclopés - nous sommes deux par châlit - avant de retourner à Lehnitzwald.

Le camp a la forme d'un triangle équilatéral - 600 mètres de côté, 18 hectares - délimité par une allée sablonneuse, pointillée de panneaux: "Es wird ohne Anruf scharf Geschossen!" avertissant que l'on tirera sans sommation sur celui qui y mettrait le pied. L'allée est bordée d'une haute clôture de barbelés électrifiés, puis d'un chemin de ronde ponctué de miradors - balcons avec projecteurs, mitrailleuses et sentinelles - puis un mur, surmonté de barbelés. Millefeuille mortel souvent contemplé: est-ce que le courant de la clôture est toujours sous tension? Vraiment capable de tuer? Peut-on s'en servir pour échapper à cette non-vie? Je ne voudrais pas tomber entre leurs mains seulement abruti par une décharge électrique, ou blessé par une mitrailleuse...

La tentative de suicide est punie, - sabotage Mensch! - il ne faut pas se rater, si l'on ne veut pas mourir sous les coups de schlague. Le suicide aussi est puni: celui qui se pend la nuit dans le Block met en danger ceux qui dorment autour de son cadavre: ils seront déclarés coupables d'avoir laissé faire et ainsi encouragé le sabotage. Il faut donc, si on veut en finir, trouver le lieu et le moyen de le faire à l'écart et à coup sûr.

Je suis seul. J'ai perdu CYPRIEN[31] - René Bigot. Je rentre si épuisé que je ne vais pas souvent le voir, et c'est pour lui sans doute pareil. Cela fait plusieurs fois que je ne le trouve pas, et que je me fais jeter hors de son Block. Les intrus sont mal vus, surtout aussi loqueteux que moi: "Franzose immer comme-ci comme-ça!" accompagné d'un geste faucheur de la main. Tout le monde sait ça, les Français sont des voleurs. Les Français, eux, savent que ce sont les Polonais, les Russes et les Ukrainiens qui fauchent. C'est sans doute plus vraisemblable, puisque les Européens de l'Est sont, de loin, les plus mal traités - jamais de colis de la Croix-Rouge. Pour les Polonais, mais rarement, un paquet de leur famille. Les détenus plus favorisés qu'eux sont forcément leur cible naturelle.

Racisme endémique entre les diverses nationalités, comme si chacun, du fond de sa misère, avait besoin d'un objet pour exercer son mépris. "Franzose immer fickfick machen!" Les Français sont des baiseurs! Mon dieu, je voudrais bien. La faim, la fatigue, le froid, le manque de sommeil épuisent. Je n'ai pas bandé une seule fois depuis mon arrestation, et je vais sans doute mourir ici sans avoir jamais vraiment aimé, et fait l'amour avec celle que j'aime. Celle que j'aime, je ne la connais pas encore, mais j'imagine bien sa main sur mon visage. Cette guerre me fait vraiment chier.

Certains Français, arrivés au camp par les transports précédents, ont formés des petits groupes d'amis qui se connaissent depuis longtemps. Je ne cherche pas trop à m'y introduire ni à me lier. Il me semble que notre convoi est arrivé de Lille sans les dossiers correspondants aux bonshommes, et que personne ici ne sait que je suis un radio de Londres. Ce qui explique sans doute que je sois encore en vie. Et si on se lie, il est difficile de ne pas se raconter.

Comme en prison, les jours coulent sans relief, il n'y a pas d'hier, ni de demain, c'est toujours le même jour. Avec pourtant cette différence: la mort en prison pouvait se présenter n'importe quel matin, sans crier gare, mais ici, en plus, la vie s'en va un peu chaque jour par cet agencement de travail excessif et de nourriture insuffisante. Il suffit de faire en esprit la projection dans l'avenir de cette perte de substance pour comprendre qu'il sera court.

Organisieren, Mensch!

Et pourtant, je me fais un ami[32]. Yuri. Un Polonais, triangle rouge. Il parle le français et un peu l'anglais. C'est l'anglais qui est le point de départ de notre amitié: il est heureux de pouvoir s'exercer. Le dimanche nous nous évadons en longues conversations. Il fait partie de la brigade de Sapeurs-Pompiers du camp, et il loge dans le Block15.

Il s'inquiète de mon mauvais état physique. "Il faut faire quelque chose. Tu ne vas pas durer longtemps dans ce Kommando-là." Au soleil de sa sympathie, je finis par lui dire qui je suis.

Yuri m'explique: "La population du camp est faite d'une grande masse banale, et de deux minorités. L'une est celle des Prominenz, ces gens aux fonctions confortables, mais pleines de danger: ces privilégiés, prédateurs de cette jungle, sont aussi la cible de ceux qui veulent prendre leur place".

"L'autre minorité est celle des Muselmänner[33], les plus miséreux, affreusement maigres, sans force, étirant leurs dernières semaines de vie. Il n'y a aucun risque à voler leur pain, leur ration, à se défouler sur eux, à les laisser mourir dans leur coin, et on ne s'en prive pas. Ils meurent sans faire d'histoires".

"La sécurité se trouve dans la grande masse, avec cette règle d'or: ne pas se faire remarquer. Avec ton costume de clochard et ta maigreur, tu n'es pas loin de basculer et d'être Muselmann. Il faut 'organiser'[34].

Quelle est ma pointure? Le lendemain, le voici avec une paire de brodequins de cuir. J'abandonne sans regret mes galoches de toile et de bois. Et cette veste bien propre, à rayures grises et bleues, me va-t-elle? Comme un gant. Transfert du numéro de ma veste clocharde sur la neuve. Avec mes cheveux qui commencent à repousser, je fais un Häftling très middle-class.

"Maintenant, tu vas aller à l'Arbeitsamt[35] leur demander de changer de Kommando. Que sais-tu faire? - En dehors de la radio, tu sais... - Tu leur dis que tu es ingénieur, et que tu es mal utilisé à décharger des briques. - Tu veux rire? Ça ne marchera jamais! - Tu n'as rien à perdre. Essaie."

Un Belge, triangle rouge, est derrière le comptoir de l'Arbeitsamt. "Que veux-tu? - Je travaille à Lehnitz à décharger des briques, alors que je connais l'électronique." Je n'ai pas le culot de me présenter comme ingénieur. Longs regards. On se pèse. Il ne dit rien, mais inscrit mon numéro.

Trois jours plus tard, sur l'Appellplatz, on crie ce numéro. Il me faut aller par là, avec le Kommando DAW[36]. Je quitte le groupe de Lehnitz sans regret.

La nuit traîne. Sur la base du triangle que forme l'Appelplatz s'élève la grande porte d'entrée, avec son porche, son ARBEIT MACHT FREI, son balcon à projecteurs - gros yeux qui nous hypnotisent dans la nuit glacée - et ses mitrailleuses menaçantes. On attend le lever du jour pour aller travailler. Hiver continental: -10, -15, -20 degrés Celsius. Les SS emmitouflés comptent et recomptent. Lorsqu'ils ne sont pas trop proches - on est censé rester au garde-à-vous - on se dandine d'un pied sur l'autre, plantigrades qui essaient de faire circuler leur sang.

Chaussures, chaussettes russes, un caleçon long, un pantalon, une chemise, une veste, un béret - les tissus en fibres artificielles: pur acajou massif, disait le chansonnier Jean Rigaux à Paris, se moquant des vêtements fabriqués à partir de fibres de bois - rien d'autre n'est permis pour se défendre du froid. Mais je triche: deux feuilles de papier journal - organiseiren, Mensch! - sous ma chemise, m'isolent un peu du froid. Comme je n'ai aucun moyen officiel de me les procurer, je risque, si découvert, quinze coups de gummi sur le cul, puisque j'ai volé.

Altercation. Un Prominente s'en prend, dans mon rang, à un Häftling. Il le frappe au visage de ses poings gantés de cuir et éructe un allemand rauque que je ne comprends pas. Sans doute des reproches, des insultes. Le sang coule du nez et de la bouche du prisonnier qui reste au garde-à-vous. Puis s'écroule. Le Prominente s'en va.

L'aube arrive enfin. Le Kommando DAW - Mutzen...ab! Eins! Zwo! Drei! Vier! Links! Links! - sort du camp, tourne à droite, à droite encore, autour d'un angle du triangle que forme le camp. Une grande cour, des machines, du bois empilé, des tas de sciure. Bureau. Un détenu, vieil Allemand, triangle rouge, me dit que les plus hautes sommités scientifiques d'Europe se trouvent dans son Kommando, et que c'est un grand privilège d'y être admis. Je n'en doute pas. Inquiet: jamais je ne pourrais cacher mon ignorance aux regards de tels savants!

DAW est une entreprise de menuiserie. Mais dans un recoin de la cour, près du mur qui la sépare du grand camp, se trouve un petit sous-Kommando, installé dans une baraque en bois, où l'on récupère du matériel électronique pour la firme Siemens[37]. Je monte trois marches et j'entre dans un atelier. Des travées, des tables et des bancs, quelques hommes y sont assis. Il fait chaud. Au fond de l'atelier, un Kalfaktor soigne un poêle à sciure.

Le Vorarbeiter m'installe aimablement à une table. À côté de moi, une caisse pleine de lampes de TSF, du type miniature utilisé en ondes très courtes[38]. Ces lampes sont mortes. Il s'agit d'en briser l'enveloppe de verre avec un petit marteau, d'en couper, avec une petite pince coupante, les divers éléments: filament, cathode, grille et plaque, puis, à l'aide d'une petite pince à long nez, de les répartir dans les boîtes appropriées. Ce sont des métaux précieux pour l'effort de guerre.

Le Vorarbeiter est Allemand, triangle rouge. Il se nomme Émile. Il parle bien le français, avec un accent épais comme de la choucroute. C'est un ancien des Brigades Internationales. Il a les mains baladeuses, et aime bien me caresser le cou lorsqu'il passe derrière moi au cours de ses rondes de surveillance, mais ça ne va pas plus loin. Heureusement, car je ne suis pas sûr d'avoir encore la force d'âme nécessaire à la sauvegarde de ma vertu, si le prix doit en être le rejet de ce Kommando qui me sauve la vie.

Je suis assis toute la journée, au chaud, entouré de gens qui ont reconstitué autour d'eux une bulle de civilisation. Personne ne crie, personne ne frappe - Prosze Pana![39]- tous parlent courtoisement. Le travail est léger. On voit un SS tous les quinze jours, il passe en coup de vent. J'ai toujours faim et je reste maigre. Mais cette brèche par où s'écoulait ma vie, le déchargement des briques sous la pluie, la neige, et au vent froid, est colmatée.

Mes deux voisins, à droite et à gauche, sont Tchèques, l'un parle le français. Il tient un journal qu'il cache dans le mur de notre atelier. Il organise une ration supplémentaire de pain, qu'il mange tranquillement à sa table de travail, après en avoir soigneusement découpé la croûte, qu'il n'aime pas et me donne. Ça doit bien me faire 50 ou 75 grammes de plus.

Le Kalfaktor surveille la gamelle du Vorarbeiter, et deux ou trois autres qui chauffent sur le poêle. Éclat de rire dans l'atelier: Un Polonais, brave gars, mais pas une lumière, à qui le contremaître vient de demander de lui faire chauffer de l'eau, vient de remplir un seau en bois qu'il a posé sur le poêle.

          Chapitre huit (fin)

(Copyright (c) Maurice de Cheveigné)