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Chapitre huit

     Is man no more than this? King Lear.

La rue, bordée de coquettes maisons entourées de jardins, aboutit à un portail, dominé par un bâtiment prolongé de chaque côté par un mur surmonté de barbelés. Sur le portail, une inscription: ARBEIT MACHT FREI. René Bigot nous donne la traduction: le travail rend libre. [photo]

On franchit la porte. Devant nous une immense place semi-circulaire, bordée par des baraquements, en bois sur socle de béton. Une phrase encadre le demi-cercle - un mot par pignon - Es gibt einen Weg zur Freiheit; seine Meilensteine heissen: Gehorsam, Fleiss, Erlichkeit, Ordnung, Sauberkeit, Nüchterheit, Wahrhaftigkeit, Opfersinn und Liebe zum Vaterland.

René Bigot, toujours obligeant, traduit: "Il y a un chemin vers la liberté; ses bornes milliaires se nomment: obéissance, assiduité, honnêteté, ordre, propreté, sobriété, franchise, sens du sacrifice et amour de la patrie." J'ai déjà entendu ce genre de chose à l'école communale. Il n'y a là rien de révolutionnaire.

"Ruhe!"[1] On reste plantés là, au garde-à-vous, sous le ciel étoilé. Les gros yeux des projecteurs du bâtiment de l'entrée, et ceux des miradors du mur d'enceinte sont fixés sur nous. Les mitrailleuses et les sentinelles qui les accompagnent, aussi. Enfin le jour se lève. J'ai soif, et mes muscles sont impatients de cette longue immobilité.

Los! Los! Vite, vite, il faut aller par là, en rangs. Arrêt devant une baraque. Il faut attendre à l'extérieur. On entre, un à un. Monde hostile. Raymond Fassin, René Bigot et moi, nous essayons de rester ensemble pour y faire face.

Nous passons dans une pièce séparée en deux par de longues tables mises bout à bout. Des Häftlinge[2] sont de l'autre côté. Il faut tout leur donner. Tout. Même les bagues, chevalières ou alliances. Nu - comme un zéro, selon l'expression de ma tante Louise - je passe à la douche. À la sortie, un Häftling muni d'une tondeuse me rase les cheveux, les poils du pubis et des aisselles.

Mémoire d'école communale: on y rasait la tête du pauvre petit porteur de poux, et on l'affublait d'un béret pour retenir les grains de poivre, censés décourager les petites bêtes... Et au cinéma, les forçats ont la tête rasée. Mais je m'endurcis: la mise en scène m'impressionne moins que la première fois, à Miranda de Ebro.

Un autre Häftling, avec une brosse de peintre en bâtiment, qu'il trempe dans un bidon, me badigeonne les endroits rasés d'un liquide qui brûle la peau. Sur le mur, des portraits de poux avec des inscriptions: "Ein Laus, dein Tod[3]". C'est ambigu, on ne sait pas si cela signifie que le pou apporte des maladies mortelles, ou bien qu'on va te tuer si on te trouve porteur d'un pou.

La pièce suivante est un vestiaire. Distribution, au hasard, de loques qu'un clochard jugerait indignes de lui: grands trous découpés dans le dos, rapiécés d'une couleur différente, grandes croix blanches peintes par dessus. Échange rapide entre nous pour essayer de trouver une taille à peu près convenable. Recherche dans un tas - il faut trouver sa pointure pour chacun de ses pieds - d'une paire de brodequins de toile à semelles de bois. Fusslappen: chaussettes russes, un carré de tissu sur lequel on pose le pied, on rabat les coins sur le pied. Plus confortable qu'on ne l'imagine.

Rires inconscients devant le ridicule de ce travestissement. Chacun a peine à reconnaître ses amis, les signes distinctifs ont disparus: vêtements, cheveux, lunettes, bagues... La voix seule vous indique que ce gueux à côté de vous a été votre camarade de cellule. Distribution de numéros, qu'il faut coudre sur le côté gauche de la veste, à la hauteur du coeur: je suis F triangle rouge 97647. [photo]

Les rires s'éteignent. Les commentaires révèlent une inquiétude, voire la panique. Etre ainsi privé brutalement de son nom, de son aspect, de celui de ses proches, des points de repère de son environnement familier, dérange l'équilibre. Heureusement, je fonctionne en deux parties: l'une subit les aléas de la vie quotidienne, l'autre, à l'écart, intouchable, lucide, regarde, juge, évalue, se moque et parvient même à rire de l'absurdité de l'horreur... On veut me convaincre que je ne suis rien. Mais moi, je reste moi.

Ils sont plusieurs détenus à parler le français et à répondre à nos questions. Nous sommes au Konzentrationslager[4] de Sachsenhausen-Oranienburg, près de Berlin. Un camp de travail. "Tu as vu l'inscription sur la porte d'entrée: ARBEIT MACHT FREI, le TRAVAIL REND LIBRE? Cela signifie qu'ici tu vas travailler à en crever. Lorsque tu seras mort, on te jettera au four crématoire, dont tu vois la cheminée là-bas, et tu en sortiras petite fumée, enfin libre." Ils exagèrent, et s'amusent à nous faire peur... Sans doute une espèce de bizutage... D'autres affirment que nous avons bien de la chance, que nous sommes ici dans un sanatorium, un vrai camp de vacances... Ils sous-entendent qu'ailleurs il y a bien pire [5]...

On voit peu de SS. Ils se tiennent à distance. Le camp est administré par des détenus. Ceux qui nous encadrent ont l'air bien nourris et sont convenablement habillés, presque élégants; certains ont des uniformes à rayures verticales bleues et grises. D'autres sont vêtus de vestes "civiles" avec, comme les nôtres, un carré de tissu découpé, mais petit, et remplacé par un autre de couleur différente: la cible dorsale est faite avec soin et bon goût, la veste est bien taillée, les couleurs ne jurent pas, comme sur nos loques.

Sur la tête un bonnet rond, "die Mütze" qu'ils ôtent d'un geste emphatique, en criant: "Mützen ab!", chaque fois qu'un SS s'approche. Tous portent sur leur veste le numéro précédé d'un triangle, et parfois d'une lettre.

La couleur du triangle désigne la catégorie où a été placé le détenu. Rouge: politique; vert: droit commun; noir: asocial, c'est-à-dire Tzigane, apatride, maquereau, marginal, etc.; violet: Bibel Forscher (témoin de Jéhovah); rose: homosexuel[6]. Les Juifs ont droit à une étoile jaune, faite de deux triangles jaunes superposés, l'un la pointe en haut, l'autre en bas. Mais on en voit peu: ils ne restent pas longtemps dans ce camp. Les étrangers portent une lettre devant leur triangle. Elle indique la nationalité: F pour les Français.

Los! Los! Schnell! Courir! Par là! Matraques nous poussent vers un portail dans un mur entre deux baraques. L'une est marquée 37, l'autre 38. Un mur à l'autre bout ferme la cour. Zu fünf! Il faut se mettre en rang par cinq. Le portail est fermé derrière nous.

Discours en allemand. Interprète. Celui qui nous parle est le Block-Älteste du Block 37[7], un type grand, triangle vert - donc droit commun - visage grêlé. Nous sommes en quarantaine[8]. Non pas pour protéger le camp contre une épidémie dont nous serions éventuellement porteurs du germe, mais pour nous inculquer la discipline du camp, nous faire comprendre combien est nulle notre importance, et comme est fin le fil qui nous retient à la vie.

"Accroupissez-vous! 'Runter! Pas assis sur les talons! Tendez les bras devant vous! Drecksack!" Et le Kalfaktor polonais de renchérir: "Khourva Jego Mac!" On pourrait se croire, un bref instant, dans une cour d'école, à faire de la gymnastique. Mais voici que ça dérape: le chef de Block se promène entre les rangs et décerne ici et là des coups de son gummi[9]. À ceux qui tiennent mal la position? Qui trichent pour soulager une crampe? Pas du tout, il se promène et frappe selon son bon plaisir. Le temps passe et les muscles deviennent douloureux. Surtout pour les moins jeunes. Murmure de commentaires plaintifs étouffés. "Ruhe da! Mensch! Halte die Schnauze! Perounie!

Première leçon concentrationnaire: le discours n'a aucun lien avec la réalité. "Le travail, c'est la liberté" signifie ici que le travail c'est la mort. Au nom de la discipline, le chef de Block frappe au hasard. Ce camp de travail, que l'on pourrait penser être voué à l'effort de guerre désespéré d'un Reich aux abois sous l'assaut allié, n'est qu'une absurde machine à humilier, à faire souffrir, et à tuer les gens.

"Maintenant, marchez!" Soulagés, on se relève. "Nein! Nein! Kurva jego mac! Marchez comme des crapauds! Scheisskerl!" Accroupis, on se traîne. Certains n'y parviennent pas et vont à quatre pattes. Coups de gummi. "Vous n'aimez pas? Alors, pour vous reposer, vous allez ramper! Allez! Plus bas! Du Drecksau!" De son pied sur leur nuque, le Block-Älteste pousse quelques visages contre la terre. Cyprien me traduit le discours adressé à un haftlinge sous le pied du Chef: "Tu n'es pas né d'une femme, mais d'une bouteille de rhum vide qui traînait dans le ruisseau!" Le Chef rit de l'esprit dont il fait preuve et échange des plaisanteries avec ses Stubendiensts. "Halt! Faites maintenant le crapaud!" On reste accroupis. Les heures passent. J'arrive à m'asseoir sur mes talons sans me faire remarquer.

Un homme par terre, sous le pied d'un autre. J'avais déjà vu ça: Boulevard Emile Augier, dans le 16e arrondissement de Paris, j'étais alors âgé de peut-être neuf ans. L'homme à terre était sans doute un clochard, peut-être soûl ou malade. Debout à côté, un homme en uniforme de chauffeur de maître tenait un discours méprisant, poussait de la pointe de sa botte luisante l'homme prostré et posait son pied sur lui. Scandalisé, j'avais attaqué, de ma première grosse indignation d'enfant, le larbin...

Des volontaires pour aller chercher la soupe et le pain! On va enfin manger? Distribution d'une "Schüssel", une gamelle, en métal, et d'une cuiller, qu'il faudra toujours garder sur soi, et surtout ne pas se faire voler. On fait la queue devant le bidon. Le Kalfaktor plonge sa louche plus ou moins profondément, donc ramène une ration plus ou moins épaisse de soupe de légumes, établissant ainsi une base de troc: "Tu me laves ma chemise et ta soupe sera bonne ce soir", par exemple. Distribution aussi d'un morceau de pain. Trois, quatre cents grammes? La faim est là.

Je peux boire à volonté, et je bois beaucoup. "Ça n'est pas bon", disent-ils, "ça fait gonfler les jambes, etc.". Je n'en crois rien.

(Enfant en vacances en Suisse, on m'avait déjà fait le coup: "Il ne faut pas boire lorsque tu manges des cerises, sinon..." Et j'avais dévoré, dans la chaleur de l'été, des tonnes de cerises arrosées d'hectolitres d'eau. Inquiet, bien sûr, mais les prophéties ne s'étaient pas réalisées).

"Los! Los! Mensch! 'raus!" Coups de gummi pour activer le mouvement. "Zu fünf!" En rang par cinq, on sort du petit camp de quarantaine pour aller sur le bord de la place d'appel, le semi-cercle où nous avions la nuit précédente attendu le lever du jour. "Halt! Stillgestanden![10]"

Des détenus à perte de vue, vingt ou trente mille, la place est pleine: le demi-cercle, plus des prolongements dans les allées entre les Blocks. Au milieu: une espèce de portique, échafaudé au-dessus d'une plate-forme, domine les têtes. Des hauts-parleurs diffusent un discours répété en plusieurs langues. Je distingue mal - basse fidélité et échos brouilleurs - le sens de la version française, mais on y parle de sabotage. Grosse musique lourdaude, jouée par un orchestre de Häftlinge.

Des SS s'agitent autour de la plate-forme. Une demi-douzaine de détenus montent dessus. Trois en redescendent. Trois restent pendus par le cou au portique, agités de soubre-sauts, et meurent, là devant moi. [photo]

Retour au petit camp de quarantaine. C'est enfin l'heure de dormir. Le Block est un long baraquement fait de deux ailes symétriques. A chaque extrémité: un dortoir fait de châlits à trois étages pour cent cinquante détenus. Une paillasse, une couverture. Je prends un lit près d'une fenêtre, que j'ouvre. Déshabillé, mes vêtements et godasses comme oreiller - il faut dormir dessus, sinon on les vole, me dit-on. Quel degré de misère faut-il atteindre pour avoir besoin de voler des loques comme celles que je porte? - je me roule dans ma couverture. Fassin et Bigot sont dans des lits proches, mais je me sens bien seul.

C'est la première fois que je vois de si près des hommes mourir. Que pensaient-ils? Je n'ai vu aucun geste de peur, de protestation ou de défi, mais ils étaient trop loin pour que je voie l'expression des visages... Peut-être étaient-ils soulagés d'échapper à leur enfer? Je me rends compte que je suis pris dans une machine à la puissance infinie, et parfaitement folle. Je n'aime pas la tournure que prend mon aventure. Pourtant, épuisé, je m'endors.

Trois heures quarante-cinq. "Aufstehen! Los! Heraus[11]!" Appel des détenus du Block, dans la nuit noire. Comptage plutôt: personne ne se soucie de votre nom, ni même de votre numéro. Le SS qui vérifie veut que le nombre des détenus y soit, vivants ou morts, ça lui est égal. S'il en est mort dans la nuit, il veut voir les cadavres posés par terre au bout du rang. S'il en manque un, il dira qu'il lui manque "ein Stuck". Enfin: "Genau![12]"

Au centre du Block, en face des portes extérieures, les toilettes. On peut se laver. Les lavabos sont de grandes vasques circulaires d'où jaillissent huit jets d'eau. Pas de savon, l'eau est fraîche. Les chiottes sont dans la pièce attenante: un rang d'une douzaine de sièges en faïence, des détenus assis, d'autres debout attendent qu'une place soit libre. À mon tour: l'idée du contact avec la faïence me révulse, je m'accroupis au-dessus. On pourrait penser que, mangeant si peu, la déjection serait négligeable. Pas du tout: il y a dans ce peu de nourriture une telle proportion de fibres indigestes que les étrons sont étonnamment substantiels et consistants[13].

Il faut faire les lits. "Surtout, qu'ils soient bien au carré!" On se donne du mal. Rassemblement dans la cour. Le chef de Block va inspecter et revient furieux: "Cochons de Français! Pass auf, Mensch! Vous avez fait vos lits comme des porcs! Si vous m'emmerdez, je vais vous faire chier!" La grossièreté lui va bien. Lui et ses acolytes, les Stubendiensts[14] aidés des Kalfaktors[15], en hurlant nous font rentrer dans le dortoir à coups de gummi. Les lits sont parfaits. Que veulent-ils donc de plus? Ils nous chassent du dortoir, puis nous y ramènent, bousculade panique, chacun essayant de forcer son passage pour fuir le gummi frappeur. Ils sont six ou sept par Block, hurlant, frappant à tour de bras. Nous sommes six ou sept cents, troupeau de moutons poursuivis par des chiens. Il faut éviter de se laisser écraser par la cohue. Je suis agile, les coups tombent sur d'autres têtes que la mienne. Mais c'est un jeu de con, ces mecs sont dingues. Heureusement, pour eux aussi c'est fatigant; enfin ils se lassent.

Pause pour le petit déjeuner. Il y a un réfectoire dans chaque aile du Block, entre le dortoir et les toilettes. La chambre du Block-Älteste empiète sur un des réfectoires, celle des deux Stubendiensts sur l'autre. Dans le réfectoire, des tables, des bancs, des armoires. On y apporte les bidons de "café", encore plus nauséabond que celui de la prison de Loos. Ceux qui ont conservé un morceau de pain de la veille, le mangent. Pas mon cas. J'ai faim. Jamais si longtemps ai-je mangé si peu. La faim!

La gymnastique idiote d'hier reprend. Cela s'appelle: "Strafsport", sport de punition: faire le crapaud, ramper, courir. Pause à midi pour une écuelle de soupe, sans doute de légumes: j'y reconnais des tiges de poireaux montés en graine, dures comme du bois.

L'après-midi, au cours d'une séance de crapaud, le Block-Älteste demande s'il y a parmi nous un artiste, un qui sache dessiner. Sans méfiance, un jeune homme lève la main. Il est dessinateur industriel. On ne sait jamais, il y a peut-être une soupe à gagner. Une planche pour s'appuyer, une feuille blanche, un crayon. "Je voudrais que tu fasses le portrait de mon ami. Si tu fais bien, tu auras une soupe en supplément."

Il va chercher son "ami" parmi nous. Il s'agit d'un tailleur lillois, un petit homme, la cinquantaine grisonnante, le dos arrondi par le travail, porteur d'une étoile jaune accolée à son numéro: il a donc commis le crime d'être Juif. Pour son infortune, il ressemble un peu aux caricatures des journaux antisémites. Il est visiblement épeuré.

Le chef de Block est de bonne humeur. Il trouve sa plaisanterie drôle. Les rires serviles des Kalfaktors le lui confirment. Je contemple le dilemme du jeune dessinateur: participer à la persécution d'un de ses camarades, ou subir la colère du chef, dont la voix, devant l'hésitation, prend un ton menaçant. Le portrait est dessiné. Le Block-Älteste est satisfait. L'artiste reçoit sa soupe supplémentaire, et caché dans la foule, la partage avec son modèle. Mais être Juif n'est pas pardonnable, et le petit tailleur à l'étoile jaune disparaît bientôt...

Dans ma tête il y a un coin où s'entassent les mythes dont ma jeunesse a été nourrie, et qui n'ont pas résisté à l'épreuve de la vie: les histoires religieuses, (J'avais fait ma première communion, et je découvre les ceinturons de la Wehrmacht: Gott mit Uns. Qu'est-ce que cette Église dont les prêtres - de chaque côté du front - bénissent et encouragent ses ouailles à s'étriper?), la compétence des supérieurs hiérarchiques, l'invincibilité de l'armée française, le bonheur de mourir pour la patrie, etc.. Voici à présent la supériorité raciale qui s'effondre!

C'était pourtant amusant de descendre les Champs-Elysées, la tête vide, la bouche pleine de slogans: "À bas Blum! À bas les Juifs! À bas les métèques! La France aux Français!" Il y avait là une séduisante rousse, que j'aidais à vendre son journal. Je criais avec elle: "Demandez le Franciste! Organe du fascisme français!"

Des gardiens de la Paix, assis dans leurs autocars, parfois en descendaient et assénaient de grands coups de pèlerines sur les manifestants trop bruyants, qui fuyaient sous l'assaut! Un jour, deux défenseurs de l'ordre m'empoignent et me font monter dans leur car, m'emmènent au commissariat de police, d'où ma mère me sort à onze heures du soir...

À présent que je touche la réalité de la chose, je suis abasourdi par ma stupidité. Sans doute, d'être moi-même désigné comme étant d'une race inférieure[16] m'aide à comprendre l'absurdité, la nocivité de ce racisme, de cet antisémitisme qui a fait partie du paysage où j'ai grandi.

Le Block-Älteste fait sortir des rangs une demi-douzaine de jeunes détenus. J'en suis. Nous serons Kalfaktors, c'est-à-dire bons à tout faire: balayer le Block, nettoyer les chiottes, laver les vitres, le sol, distribuer la soupe, le pain, etc.. C'est une planque: on échappe au Strafsport et on a droit à des suppléments de nourriture.

Ma nouvelle fonction me donne accès à du rab de soupe, assez pour glisser une gamelle pleine à Bigot et à Fassin, pas assez pour d'autres qui m'implorent...

Ça ne dure pas. Je comprends, deux jours plus tard, qu'il y a un prix à payer: il faut "border" le lit du Block-Älteste, c'est pour cela qu'il nous a choisi jeunes. Pas d'accord[17]. Je me retrouve dans la cour à faire le crapaud, encore heureux que le chef de Block ait trouvé ailleurs ce qu'il cherchait et ne ressente point le besoin de soulager sa frustration à coups de gummi sur ma tête.

Visite pour le chef de Block. Un (une?) détenu, foulard rouge sur la tête, rouge à lèvres, entre dans notre cour en minaudant. Triangle rose, donc homosexuel, comment arrive-t-il a se travestir ainsi sans attirer la colère des SS? Il s'entend bien avec son hôte.

Le portail s'ouvre encore: deux SS entrent. Tous les détenus, d'un seul geste, ôtent leur Mütze - cette espèce de béret rond. Le travesti enlève son foulard rouge. Il est chauve et triste. Les SS ne lui prêtent aucune attention. Ils appellent une cinquantaine de numéros et emmènent le groupe ainsi formé. Raymond Fassin est parmi eux. On se regarde, impuissants...

Cela fait un peu plus d'un an que je le connais. Mal, puisque notre travail exigeait le cloisonnement. Je l'avais rencontré à Lyon où il était officier de liaison pour les opérations aériennes auprès du mouvement de résistance COMBAT; j'avais souvent transmis ses télégrammes; il avait un moment chiffré des miens lorsque j'avais maladroitement compromis mon code. Ensemble nous nous sommes envolés sous le nez des Allemands près de Mâcon. À Londres, alors qu'il préparait sa nouvelle mission en France, il m'avait demandé d'être son radio, et ensemble nous avons sauté près de Dijon. Nous avons été cinq mois dans la même prison sans nous voir. J'aime sa lucidité, son calme, son courage. Transport, disent-ils[18].

Récréation: parfois, on nous lâche dans la cour, sans s'occuper de nous. Faire chier les gens est épuisant et notre encadrement a besoin de repos. On marche, on parle. Échange "d'informations", de spéculations, de théories, d'hypothèses, de recettes riches de cuisine et de menus pantagruéliques pour quand on sera libre. Les rumeurs traversent les Blocks 37 et 38: les Alliés sont proches, nous allons être libérés, la Croix-Rouge, les Russes, les Américains, etc., etc.. Est-ce de l'autointoxication, ou est-ce partie du traitement de la quarantaine, injecté par l'ennemi? Pour déstabiliser notre esprit après avoir démoli notre aspect, en attendant d'épuiser notre corps?

Il y a là quelques agents de la France Libre; des résistants; des réfractaires au travail obligatoire en Allemagne; des droits communs; des malchanceux pris au hasard d'une rafle; un poète polonais en mauvais état après son passage aux mains de la gestapo; un comptable lillois qui voit des Alliés partout, pour qui chaque explosion que l'on entend - sans doute en provenance d'un terrain d'essai - au loin de temps à autre est un signe indubitable que nos libérateurs sont là, de l'autre côté du mur; un patron de bordel à qui il manque les dents de devant; un gosse de 16 ans qui n'a pas compris ce qui lui arrivait, et qui veut "rintrer à ch'maison". Et des centaines d'autres, dont jamais je ne saurai rien.

Certains résistent mal, s'évadent dans divers délires. D'autres ont des plaies qui s'infectent; ou la peau des jambes tendue comme une baudruche trop gonflée, rouge, se fissure et suinte. Tous sont tourmentés par la faim.

Au-dessus de nos têtes volent des appareils étranges: avions triangulaires propulsés comme des fusées, ou remorqués par d'autres avions; des bimoteurs au bruit inouï, sinistre[19]. Sont-ce là les armes secrètes dont se vantait mon interrogateur à Loos?

Un Häftling bien habillé entre dans la cour, parle au chef de Block, qui appelle mon numéro. Angoisse. On m'emmène jusqu'à la porte du camp. On m'introduit dans un bureau. Trois hommes sont là. L'un d'eux ressemble à Paarman, du SD de Lille. L'angoisse monte d'un cran. Il ne me donne aucun signe de reconnaître le radio JEANNOT, à qui il avait parlé cinq minutes sur la passerelle de la prison de Loos, peu après le bombardement de Pâques. Il faut dire que le Häftling que je suis devenu ne lui ressemble guère.

      Chapitre huit (suite)

(Copyright (c) Maurice de Cheveigné)