[--> Sommaire] [--> Chapitre 5] [--> Chapitre 6 (suite)]

Chapitre six

La Servitude est obscure


La France a été divisée en régions militaires. Raymond Fassin est DMR - Délégué Militaire Régional - pour la Région A, c'est-à-dire les départements du Pas-de-Calais, du Nord, de la Somme, de l'Aisne et de la Seine-Inférieure[1]. Au BCRA son nom de code est PIQUIER. Son équipe, parachutée avec lui: le lieutenant Michel Gries (BRULO), instructeur en sabotage, le radio Janin[2] (FLAMAND) préposé à la réception du BROADCAST, et moi-même -IROQUOIS - radio pour l'émission.

La mission du DMR consiste à coordonner les services de la France Combattante de sa région et ceux des divers mouvements de Résistance, tout particulièrement en vue du Débarquement.

La BBC a prévenu l'équipe de réception par le message personnel: "La Servitude est Obscure". Nous sautons dans la nuit du 15 au 16 septembre 1943, à 500 mètres au Sud-Est de Luxerois, à six kilomètres d'Is-sur-Tille[3].

Je flotte à la lumière de la lune, dans le silence étourdissant qui soudain succède à l'assourdissement des moteurs d'avion. Les mains sur les suspentes du parachute, je regarde les lampes du balisage qui se rapprochent, et dont l'une continue à envoyer en Morse la lettre G qui identifie pour l'avion le terrain, et lui indique la direction d'où vient le vent.

Félin j'atterris en douceur me dégage vite de mon harnais sort et arme mon pistolet rampe quelques mètres pour m'éloigner du point d'atterrissage regarde alentour et attends tapi entre les touffes d'herbe...

Deux ombres s'approchent du parachute, prononcent le mot de passe convenu. Je réponds. Ouf! On se tombe dans les bras! L'équipe de Christian Longetti, Alain Grivelet et son oncle l'abbé Grivelet nous accueille, nous réunit, nous emmène déjeuner au petit matin chez les frères Dorbon[4] à Tarsul. Fassin part aussitôt pour Lille, en éclaireur. Il nous fera signe dès que ses contacts pourront nous héberger là-bas.

En attendant, nous logeons chez les Dorbon, nous allons dans la forêt "jouer" aux hommes des bois. Faire comme si nous étions bûcherons. Ça n'a l'air de rien, mais quel travail pénible! Celui des Dorbon qui nous accompagne rit de nos efforts maladroits. A nous trois, nous produisons moins de bûches que lui, et le soir nous rentrons fourbus.

Voyage jusque dans la Drôme, à Dieulefit, où je sais pouvoir obtenir des faux-papiers parfaits, meilleurs que ceux fabriqués en Angleterre, avec état-civil authentique: "Vous pouvez venir vérifier sur les registres", dit le secrétaire de mairie! Mon accueil avait été préparé par des télés[5] échangés entre INDIEN[6] et Londres.

En passant par Paris, je vais voir ma mère, qui est sans nouvelle depuis mon départ en juin 1940. Contente de me savoir vivant, pas étonnée outre mesure de mes aventures - qu'elle devine plutôt, car bien sûr, je ne peux guère me raconter - elle en a eu avant moi, me dit de faire attention. Je lui laisse un peu d'argent, la vie n'est pas facile pour une vieille femme seule...

Visite aussi à Germaine Montet[7]. Son mari est mort d'une crise cardiaque en apprenant l'arrestation de son fils. Elle espère, par des relations, influer sur le sort de Maurice et de ses amis[8].

Paris et ses poteaux indicateurs allemands, ses uniformes allemands, ses drapeaux allemands. Je prends une photo de la rue de Rivoli: trois drapeaux à croix gammée suspendus au premier étage, au dessus des arcades. Une voiture allemande et quatre cyclistes - dont un vélo-taxi - se partagent la chaussée.

Je m'engouffre dans le métro, comme un brochet dans une nasse: barrage de flics français, sans doute à la pêche au Juif, ou au réfractaire au travail en Allemagne. Je franchis l'obstacle sans histoire grâce à ma nouvelle fausse carte d'identité: merci M. le Secrétaire de la Mairie de Dieulefit! Retour à Is-sur-Tille.

"Mi, me v'là din ch'Nord."

Enfin le signal du départ. Il y a un train Dijon-Lille, que nous prenons à Is-sur-Tille. Le 8 octobre on débarque à Lille, Gries, Janin et moi, où l'on nous mène dans une petite maison rue Jeanne d'Arc. Nous y sommes accueillis par Madame Astas et sa fille, toutes deux grandes et maigres, habillées de noir. Elles expriment des sentiments farouchement anti-allemands. De leurs yeux jaillissent des éclairs d'acier: il ne fera pas bon être l'ennemi le jour où elles passeront à l'acte!

Notre contact est le BOA Nord - Bureau des Opérations Aériennes - son responsable est Jean-Pierre Deshayes[9]. Il est bien implanté dans la région, où il a de bonnes relations avec divers mouvements de Résistance, et pour consigne de les mettre en rapport avec mon patron, le DMR[10].

Deshayes n'a pas de liaison radio, ce qui entrave l'organisation des parachutages et atterrissages. C'est pour cela qu'il nous a fallu aller sauter près de Dijon, alors que notre destination se trouvait dans son territoire[11].

En attendant d'être lui-même installé, Fassin prête son instructeur en sabotage et ses radios au BOA. Janin, muni d'un récepteur BROADCAST[12], nous quitte. Cloisonnement oblige.

René Bigot (CYPRIEN) nous emmène, Gries et moi, le lendemain à Landrecies, où nous sommes reçus par la famille Robert: le docteur Roger Robert, vétérinaire, patron de l'OCM[13] pour la zone Sud du département du Nord, sa mère, sa femme Guite et son fils Jean-Claude. Il y a là aussi Léon Héniaux, vétérinaire adjoint, et Henri Plantin, courrier.

Le 10 octobre, me voici enfin à pied d'oeuvre. Deshayes m'a fourni un poste de radio [photo] , deux plans d'émission: ATELIER NOIR et ATELIER VIOLET, et quatre télégrammes à transmettre. J'en rédige un autre où j'annonce notre bonne arrivée, et je l'encode. Je sors dans le jardin lancer mon antenne - un fil avec un caillou au bout - sur un pommier, je règle mon émetteur et je passe à l'écoute à l'heure du prochain rendez-vous. La Centrale y est. Je l'appelle, elle m'entend, elle a un bon opérateur: les cinq télés sont de l'autre côté en un clin d'oeil. Roger Robert est impressionné et moi, je jubile de me retrouver 'sur l'air' après quatre mois de chômage.

Il s'agit aussi de mettre en route le centre de transmissions du BOA. Deshayes me présente un radio qu'il a recruté. C'est René Wanecque, marchand de beurre à Beaurain. Un excellent opérateur, qui a travaillé au PC de la 4ème Armée, puis après l'armistice, au groupement des contrôles radio-électriques, dans le Massif Central. Je le mets au courant de notre façon de faire, et je lui donne un télégramme à transmettre: son examen de passage. Il est bien accueilli par Londres[14].

Son métier lui procure une bonne couverture pour ses déplacements, mais il y a une difficulté d'horaire: les rendez-vous de son plan d'émission ne correspondent pas toujours aux exigences des marchés et des livraisons. Et en plus, il n'a pas de montre pour être à l'heure aux rendez-vous de la Centrale. Impossible d'en acheter une: il y a longtemps que l'occupant a tout raflé dans les magasins.

Les relations avec les gens de la campagne environnante sont, bien sûr, excellentes. Le vétérinaire connaît tout le monde, le connaît bien. Les soins qu'il porte à nos amies les bêtes font une superbe couverture pour le transport du poste émetteur, enseveli sous les instruments et les médicaments. Parfois il rapporte à la maison un poulet, un canard, un lapin, un kilo de beurre, ou un fromage de Maroilles. Guite fait une cuisine de rêve: nous mangeons bien[15]. Vie de famille qui me va bien mieux que l'exercice de la clandestinité solitaire!

Guite Robert voyait sa maison envahie par des jeunes gens qui brandissaient des armes - cinq de plus à table? ah bon - qui partaient dans la nuit recevoir des parachutages, qui stockaient des explosifs dans sa cave, qui donnaient, sur sa table de cuisine, des cours sur le maniement de la mitraillette Sten (qui a parfois une faiblesse: partir toute seule - Paf! - par exemple dans le bras du fauteuil) ou qui établissaient des liaisons radio-électriques entre son salon et Londres[16]. Belle, blonde, calme, sans grandiloquence, elle assurait en toute simplicité l'intendance de cette base de la Résistance.

Roger Robert a une bonne équipe bien répartie sur un large territoire. J'émets un jour de la ferme d'Henri Godard, à Happegardes, un autre de chez son frère André, à la Groise; Soumillon, grand malabar de gendarme, m'offre l'hospitalité de la Gendarmerie de Bousies...

Londres n'attendait que la liaison radio pour lancer des opérations aériennes. Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1943, on va chez Henri Godard, à Happegardes - le nom de code du terrain est MAINE - recevoir un parachutage. C'est la fête au petit déjeuner: cigarettes anglaises, vrai bon café, je croque du chocolat. Et en prime j'ai droit à quelques postes de radio, des mitraillettes, des grenades. À deux kilomètres, dans le Bois-l'Évêque, les Allemands dorment, sans doute fatigués de leurs travaux de construction d'une base de V2[17].

Télégramme à Londres pour demander l'envoi de deux montres, deux pneus pour mon vélo, et davantage de ces excellentes grenades incendiaires qui font beaucoup de fumée. Moins dangereuses pour le lanceur et plus impressionnantes pour la cible, elles me semblent bien adaptées à une éventuelle situation de fuite d'un opérateur radio coincé. Et pendant que vous y êtes, mettez donc moins de tabac et davantage de chocolat dans mon colis.

Fin octobre, je ne suis pas mécontent du travail accompli: un plan d'émission - ATELIER NOIR - mis en route, un opérateur mis au courant, plus de soixante télés transmis en vingt jours, dont une cinquantaine pour le BOA. Deshayes aussi devrait être heureux de se voir ainsi doté de transmissions, lui qui avait été en panne d'opérations aériennes les deux mois précédents faute de radio.[18]

Il y a des équipes de protections efficaces, des emplacements en nombre presque infini. J'ai rarement travaillé dans d'aussi bonnes conditions.

Michel Gries non plus, n'est pas inactif. Il enseigne les subtilités de l'explosif et le mode d'emploi de toute une quincaillerie méchante: ça, utilisé comme ça, ça déraille les trains, et de cette manière les pylônes électriques tombent. Celui-ci sur un piston de locomotive fait merveille. Et cet autre posé sur un moteur électrique le fait fondre. Cet aimant, avec un peu de 'plastic' dans sa cavité, posé sur le différentiel d'une voiture, énerve le conducteur le plus calme. Cette graisse abrasive use les essieux des wagons très vite, et celui-là, qui se déguise en caillou, est très drôle posé sur le chemin de l'Allemand. Gries a des recettes pour toutes les circonstances.

Travaux pratiques: un canal, allant de la Sambre à l'Oise, passe à Landrecies. À 1500 mètres au Sud-Ouest, surélevé par rapport à la campagne environnante, il franchit un petit cours d'eau, la Rivièrette, qui emprunte un siphon pour couler en dessous et s'en aller de l'autre côté.

Un client de Roger Robert possède, caché dans son foin, un petit stock de mines anti-chars qu'il avait ramassées au bord d'un de ses champs au moment de la débâcle de juin 1940 - on ne sait jamais, ça pourrait servir. Robert en emprunte deux. Gries en fait un sandwich avec au centre une livre de "plastic",[19] entourant un "time-pencil[20]" soigneusement enveloppé de deux capotes anglaises pour que l'eau n'y pénètre pas. C'est réglé pour le jeudi 11 novembre au soir, à l'heure de la séance de cinéma qui réunit la quasi totalité des habitants, témoins réciproques qu'ils étaient bien tous ici, alors que les affreux terroristes frappaient là-bas.

Le crépuscule tombé, une ombre submerge avec délicatesse un paquet dans le canal, au dessus de la voûte du siphon...

Plus tard dans la nuit, un raffut inhabituel réveille le gardien de l'écluse d'Ors: c'est la vis d'Archimède qui sert à remonter l'eau du bief d'en bas vers celui d'en haut, et qui grince parce qu'elle en manque.

Vendredi matin, le canal est vide, les péniches sont posées sur la vase. Les mariniers contemplent, les yeux ronds, cette marée basse imprévue. Le trafic intense - installations portuaires pillées à Rouen, en route pour l'Allemagne, gros tonnage de grain, et dans l'autre sens apports de matériaux pour la construction de la base de V2 du Bois-l'Évêque - est arrêté pour 45 jours. L'administration du canal fait un rapport - ce siphon était bien vétuste - dont une copie, photos à l'appui, est remise à l'autorité allemande, et une autre au BOA pour être envoyée en Angleterre[21].

Le 4 novembre je mets en route le deuxième plan d'émission du BOA, ATELIER VIOLET, pour ensuite pouvoir le donner à Wanecque. J'établis le contact et je passe cinq télégrammes pour le BOA. Tout content, après avoir reçu l'accusé de réception de la Centrale, je brûle les télés que je viens d'envoyer.

Merde! La microphoto du plan d'émission! Je viens de la brûler avec les papiers. Quel con! C'est pas irréparable, il y a d'autres plans. Mais ça fait désordre, une complication inutile.

Il me faut aller vers le Pas-de Calais, où je dois installer un deuxième réseau radio pour le BOA. En passant par Lille, j'avoue à Deshayes ma maladresse: j'ai détruit la microphoto d'ATELIER VIOLET en la brûlant accidentellement avec des messages expédiés à Londres.

Miracle! Il a recopié les microphotos et m'en fournit aussitôt une dactylographie. Soulagé mais intrigué: je croyais que les microphotos, c'était pour cacher, et détruire facilement - je viens d'en faire la démonstration! - les plans d'émission en cas de danger? Pour qu'ils ne tombent pas aux mains des Allemands qui pourraient s'en servir? Et voilà qu'il en existe des copies grandeur nature...? Mais, à peine arrivé à Arras, l'incident me sort de l'esprit: ici les choses vont mal et il me faut battre une retraite précipitée devant les arrestations en rafales. De retour à Landrecies, je donne à Wanecque la copie dactylographiée d'ATELIER VIOLET[22].

Fassin, mon patron, a bien du mal à s'installer. Il se plaint de la méchanceté les uns pour les autres des divers membres de la France Combattante[23]. Il voudrait qu'après avoir terminé l'installation du BOA, j'aille faire la même chose pour l'Armée Secrète dans la Somme[24]. Mais il lui est quasi impossible d'obtenir les logements, les points d'émission, les équipes de protection nécessaires.

Wanecque tombe malade. J'assure le trafic sur ATELIER NOIR. Ça ne me plaît pas beaucoup. J'ai l'impression d'être aspiré lentement mais surement du service de Fassin, que j'aime bien, à celui de Deshayes, avec qui j'ai peu d'atomes crochus. Sa façon de travailler ne me convient guère, et il me semble nerveux et fatigué[25].

Je n'ai aucune envie de me retrouver coincé à sa merci. Il est évident pour moi que Deshayes n'est pas heureux d'être chapeauté par un Délégué Militaire Régional, même s'il n'est pas fâché de se servir de ses radios et de son saboteur[26].

Lorsqu'un jour Deshayes m'apporte ses messages en clair, et qu'il me demande de les coder avant de les envoyer, je refuse. Les risques du radio sont suffisants sans y ajouter la connaissance de ce qu'il transmet. Deshayes, qui sans doute n'aime pas coder[27] non plus, n'est pas content. Il est irrité par mon manque de docilité. Comme je sais que mon air jeune invite l'abus de pouvoir, je n'ai d'autres défenses que l'insolence et le manque de tact: je suis le radio du DMR, pas le sien, et j'observe les consignes qui m'ont été données.

Moi aussi je suis irrité, de ne pas pouvoir travailler convenablement, et installer d'autres émetteurs, faute du soutien nécessaire, et d'être ainsi coincé au service quotidien du BOA, même s'il est vrai que l'équipe du Dr Robert fonctionne bien. Les deux vétérinaires sillonnent leur territoire sans encombre: leur profession fournit tous les Ausweis, leur clientèle tous les points d'émission, toutes les équipes de protection nécessaires. Pourquoi diable ne peut-on nous trouver ailleurs l'équivalent de cette organisation efficace?

Gries est parti depuis quinze jours dans une ferme isolée, la Ferme du Fil de Fer, de Raoul Pierson[28], près de Solre-le-Château, non loin de la frontière belge. Il y forme deux instructeurs en sabotage, FRISON et CARPEAU[29]. Janin reçoit le BROADCAST sans histoire. L'équipe fonctionne bien, mais pas pour son patron, le Délégué Militaire Régional.

Un jour que j'émets de chez Roger Robert, l'équipe de protection repère une camionnette qui vient de s'arrêter à une centaine de mètres, près du passage à niveau. ALARME! On perçoit sous la bâche quelque chose de brillant. Je transmets le signal AS - attendez - à mon correspondant. Pistolet dans une poche, grenade dans l'autre, la protection va voir de plus près. La camionnette est celle du frère du Docteur Héniaux, il est au bistro en train de boire un coup, et ce qui brille, c'est le guidon d'un vélo. Je rappelle mon partenaire londonien, et lui passe les derniers messages.

Londres nous envoie des instructions pour le temps du débarquement. Pour les radios il s'agit d'installer des points d'émission que l'on gardera en réserve et qui seront équipés de batteries d'accumulateurs et de générateurs/chargeurs à pédale, de façon à être en mesure de fonctionner lorsque le réseau électrique sera hors service. L'équipement nécessaire sera parachuté aux prochaines lunes. Serait-ce la Victoire, ce frémissement que je perçois, là-bas à l'horizon?

Un parachutage à la lune de novembre est l'occasion d'un autre accrochage avec Deshayes. Les containers, les paquets pour les radios[30] sont marqués clairement d'un triangle rouge et les consignes sont sans ambiguïté: ils doivent être remis intacts à leurs destinataires[31]. Or les nôtres sont ouverts.

L'euphorie qui règne sur le terrain parmi l'équipe de réception lors d'un parachutage réussi est bien compréhensible. Elle pousse facilement à croire que les cigarettes anglaises qu'on trouve dans les containers sont une récompense méritée, qui justifie la recherche. Mais là, ils charrient! Nous aussi on aime le chocolat! Et il est exaspérant de constater que les deux montres à destination des radios ont disparu. Wanecque n'a toujours pas l'heure exacte. Avec mon tact habituel, je râle.

L'OCM du Dr Robert produit aussi du renseignement. Des croquis, des photos, des histoires: base de V2 en construction du Bois-L'Évêque, radars de Vandegies, le dépôt d'essence d'Herbignies. La fille du garde-chasse de la forêt de Mormal apporte une description du dépôt de munitions BISMARK, de Locquignol. J'encode ce qui peut s'envoyer par radio, le reste partira par courrier lors d'une opération d'atterrissage.

Parfois ça attire l'oeil de la RAF. On est récompensé par un petit bombardement... Et à propos de la lune de décembre, pourriez-vous nous envoyer un jeu de pneus pour la voiture du vétérinaire? Et un Christmas pudding pour Noël nous ferait plaisir.

Fin novembre: arrestations dans l'OCM du secteur de Maubeuge. FRISON et CARPEAU, les instructeurs en sabotage formés par Gries, lui apportent la nouvelle à Landrecies: le propriétaire de la Ferme du Fil de Fer, où s'est fait leur entraînement, a été pris.

Wanecque, sur pied après sa maladie, reprend un plan d'émission. Nous ne sommes pas toujours d'accord sur la sécurité. Il a travaillé autrefois pour la gonio française et il est convaincu que c'est un procédé tellement lent que cela lui fait courir peu de danger. Par contre, il n'aime pas les équipes de protection qui, selon lui, attirent trop l'attention des voisins. Étre dénoncé est pour lui un risque beaucoup plus grave que la gonio. Il n'a pas tort de craindre les dénonciations, mais on doit pouvoir les maîtriser en ne laissant aucun doute sur le sort réservé à ceux qui s'y laisseraient aller. Je suis sûr que deux gars, bien réveillés pour surveiller les alentours, et armés en cas de surprise, sont nécessaires.

Je pense qu'il sous-estime la gonio allemande, qu'il m'est arrivé de voir se pointer moins de 10 minutes après un début d'émission, lorsque j'étais en zone Sud. Même si, ici, on n'en a vu aucun signe, et qu'il soit probable que les nouveaux plans, avec leur chassé-croisé de fréquences, d'heures de rendez-vous, d'indicatifs d'appel et de lieux d'émission, fassent apparaître aux services du KWU[32] notre trafic comme une infâme bouillie.

Grande discussion dans la cuisine, un soir, chez Robert. On parle de l'instituteur d'un village voisin: c'est un traître. Tous sont d'accord, il faut l'abattre. Il rentre en vélo chez lui tous les soirs à la même heure, par le même chemin. Je suis seul à posséder un pistolet silencieux: mon rôle est évident.

Nous sommes en décembre, la nuit tombe tôt. Fondus dans la haie qui borde le chemin, nous attendons. Le voilà! Quelqu'un arrive à bicyclette, sans lumière bien sûr, à cause du black-out. Un coup de lampe électrique. Merde! C'est un Chleuh, pas au programme, à qui la révélation imprévue de notre présence fout la trouille, à en juger par l'instabilité soudaine de son équilibre. Sans tomber pourtant, il disparaît dans la nuit vers son occupation privée. Notre cible n'apparaît pas. Il vaut mieux partir avant que notre Allemand n'ameute ses copains. Transis, on rentre.

           Chapitre six (suite)

(Copyright (c) Maurice de Cheveigné)