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Chapitre quatre (suite)


Une pierre à un bout du fil d'antenne, lancée sur une branche de poirier, l'autre bout à la borne du poste. Prise de courant, réglages, écoute. Voici la Home Station: "WNG de RZA QRK? QTC?" La Centrale m'appelle d'Angleterre, me demande si je l'entends, si j'ai du courrier pour elle. "RZA de WNG QSA5 QTC8". Je lui réponds que je l'entends bien, que j'ai 8 télés pour elle. J'ai en face de moi un bon opérateur. En un clin d'oeil les télés sont de l'autre côté de la Manche. Je range le poste, je brûle les messages, je bois le verre de lait que notre hôte vient d'aller traire. On ne reviendra jamais au même endroit. Dédé Jarrot a des clients partout à la ronde.

Retour à Tournus, pour attendre l'heure du train de Lyon, à l'hôtel du Sauvage, ainsi nommé par son propriétaire parce qu'il avait séjourné au Canada et en avait rapporté le portrait, qui trônait dans la salle à manger, d'un Peau-Rouge toutes plumes dehors. Grande cheminée, feu de bûches, poulet de Bresse qui tourne sur la broche, dévoré, arrosé de beaujolais du coin.

Après l'arrestation de Gérard Brault, REX avait décidé de créer un service central des transmissions[32] auquel seront rattachés les opérateurs disponibles, et ceux qui pourraient être recrutés. Le Secrétariat assurerait la répartition des télés pour Londres entre les divers opérateurs selon leur programme d'émission, et la distribution des messages reçus de Londres à leurs destinataires: un bureau de poste. Le but étant de rendre les transmissions du Secrétariat moins aléatoires que lors-qu'elles dépendaient de services hétérogènes.

Humour juvénile: je trouve spirituel de nommer ce service - dont je suis le premier, et pour l'instant le seul opérateur - la WT, du sigle des transmissions de l'armée britannique[33], et comme la modestie ne m'étouffe pas, j'adopte comme pseudo le nom du dieu celte Lug.

Il m'a été suggéré par Suzanne Poncet, de l'équipe BRANDY, alors que je cherchais un pseudo ayant un peu de panache. À l'évidence, Mercure s'offrait comme patron des transmissions, mais je ne pouvais guère prendre le nom d'un dieu romain alors que nous étions en guerre contre Mussolini!

"Jules César identifiait, un peu vite, Lug à Mercure," me dit Suzanne, "mais Lug le polytechnicien est d'une autre envergure que le patron du commerce." C'est ainsi qu'à Lugdunum, capitale de la Gaule 'française', un nouvel avatar lançait LUG "dieu de toute lumière, beau et fort, poète, guerrier, musicien, magicien, et expert en tous les métiers[34]" contre les forces des ténèbres!

Daniel Cordier est l'organisateur de la WT. Le secrétariat me fournit un deuxième plan d'émission: PERCH GAMMA, doublant ainsi mes possibilités de rendez-vous avec la Home station, mes longueurs d'ondes, mes indicatifs d'appel. On me donne aussi un deuxième poste, ce qui évite des transports, à la merci d'un contrôle de police.

C'est l'avalanche. Finies les balades à vélo, les flâneries chez Flammarion. Trois émissions par semaine à Chalon, quatre à Lyon. Un ancien de Thame Park, François Briant[35] - PAL W - prend une partie du trafic, jusqu'à son départ pour la zone occupée, en décembre 42. Même Daniel Cordier, qui pourtant a assez à faire avec le Secrétariat, se met parfois à la radio. Les messages passent.

La gonio manque de discrétion. Le KWU est à présent mieux rôdé, mieux organisé, mieux équipé, avec trois stations fixes d'écoute à Brest, Augsburg et Nürnberg. Il leur faut dix minutes pour fournir aux équipes mobiles l'emplacement, à dix kilomètres près, d'un émetteur lorqu'ils l'entendent pour la première fois. Vingt à trente minutes plus tard, la gonio locale est sur place[36]. Il est maintenant rare que je puisse émettre plus d'une demi-heure sans que ma protection bourguignonne - efficace! - ne me signale l'approche d'une Mercedes-Benz grise décapotable - nous en connaissons l'aspect par coeur - à la capote anormalement ventrue.

À plusieurs reprises, j'interromps mon émission en catastrophe parce qu'un avion, équipé d'un grand cercle horizontal accroché aux ailes et au fuselage, vient de voler à ras du toit. Nouvelle forme de gonio que je ne connais pas? J'avais, avant la guerre, lu un article (d'Henri de France?) qui décrivait qu'un avion volant au dessus d'un émetteur pouvait provoquer un battement à la réception, d'où on pourrait déduire le point d'émission... Ça commence à sentir le roussi.

On râle toujours après la Centrale. Quoi de plus frustrant, alors que la gonio nous presse tant, que de repartir, télégrammes en poche, pas transmis, parce qu'on avait en face de soi un empaillé?

La guerre se complique, dit la BBC: le général Montgomery bouscule le général Rommel à El Alamein, à la frontière égyptienne et le rejette dans le désert de Libye, juste avant le débarquement américain en Afrique du Nord, qui débute le 8 novembre 1942.

Exultation, qui vire vite à la perplexité et à la frustration devant les magouilles yankees en Afrique du Nord avec l'amiral Darlan et le général Giraud.

Le ll novembre, les Chleuhs envahissent la zone "nono[37]". Sur les bords du Rhône, un motard et son side-car s'arrêtent devant moi pour me demander leur chemin. Premier face à face avec l'envahisseur en uniforme depuis notre rencontre au pays basque en juin 40. Submergé d'émotion, je leur tourne le dos et m'en vais, accompagné de jurons teutons. Ils sont vraiment bonne pâte de laisser passer cela. Et il serait temps pour moi de ne plus me laisser surprendre par les gestes futiles.

La BBC annonce une offensive allemande énorme sur Stalingrad. L'Armée Rouge contre-attaque le l9 novembre. On ne se fait guère d'illusion: les Chleuhs font ce qu'ils veulent. Surprise six jours plus tard: le général Paulus et sa VIème armée sont encerclés! Tiens! Tel est pris qui croyait prendre!

Télé de Londres à Moulin, 19.11.42: "...faites étudier par groupes-francs destruction voitures gonios de préférence dans garages..." Quelle bonne idée! Ils sont plein d'imagination à l'état-major. Mais malgré cet encouragement, rien ne saute. Les saboteurs sont sans doute encore occupés à distribuer des tracts. Les Allemands goniotent sans entrave[38]. Ça devient intenable. Ils arrivent parfois dans le quart d'heure qui suit le début d'une émission. Il vaut mieux s'en aller de la région de Tournus, malgré l'excellence d'André Jarrot et de son équipe.

A Dieulefit et alentour, à l'Est de Montélimar, la filière BRANDY dispose d'une autre étape. C'est dans la zone occupée par les Italiens. J'y fais transporter des postes. Il y a eu des parachutages, le matériel est abondant. De nouveaux postes - A Mark II - remplacent les Parasets. Les nouveaux sont un peu plus lourds, ont une puissance d'émission environ double, mais surtout le récepteur est du type 'superhétérodyne' qui, en assurant toujours une bonne sensibilité, y ajoute une stabilité et une sélectivité qui manquaient au petit Paraset.

Lorsque je grille un poste à Poët-Laval, ignorant que la prise de courant y débite une électricité à 25 périodes - ce qui nécessite des transformateurs plus gros - on peut même me fournir des alimentations qui acceptent cette fréquence. Et il en existe qui fonctionnent à partir d'accumulateurs.

Le grand nombre de postes permet à l'opérateur de faire le tour d'un circuit d'une demi-douzaine de points d'émission les mains et les poches vides. Les auxiliaires - courriers, protection - aussi sont un peu plus nombreux. En novembre l942 arrive de Londres encore un ancien de Thame Park, Georges Denviollet - FRIT W - pour être le radio de Monjarret[39]. En décembre, autre arrivage de Thame Park: Jean Loncle venu pour soulager Daniel Cordier de la direction de la WT et en organiser le développement. Hélas! il est arrêté dans le mois qui suit son arrivée.

Veille de Noël 1942. À Alger, Fernand Bonnier de la Chapelle, vingt ans, abat l'amiral Darlan. Jour de Noël: la Justice le condamne à mort. Lendemain de Noël: elle l'exécute. Giraud succède à Darlan. Le général de Gaulle est toujours tenu à l'écart de l'Afrique du Nord. J'ai du mal à suivre cette leçon en politique avancée[40].

La WT fonctionne bien. On commence à recruter des opérateurs, que je mets au courant de notre façon de travailler,et qui s'en vont ensuite vers les services qui en ont besoin. Les messages, les postes émetteurs, les plans d'émission[41], les quartz, etc., sont transportés par un réseau de courriers sous la direction d'Hugues Limonti - GERMAIN.

Mais la gonio du KWU repère Jean Holley (LEO W). Ça commence à faire des trous dans notre équipe de Thame Park: Rouxin, Gérard Brault, Jean Loncle, et Orabona qui est mort en sautant, les reins cassés. Et sans doute d'autres dont je ne connais pas le sort.

Les boîtes aux lettres cloisonnent: parfois une vraie boîte avec sa clef, dans une traboule. Parfois une cachette: le musée romain de la place des Terreaux est très ennuyeux, il y a peu de visiteurs, mais il offre mille recoins et plusieurs sorties. C'est aussi un vieux couple qui habite la Croix-Rousse, ou bien madame Bédat-Gerbaut, professeur de piano, belle femme aux cheveux noirs, chez qui je porte les télés reçus et empoche ceux à envoyer. Quai de la Part-Dieu, près du pont de la Guillotière, on pousse la porte à tambour du Secours National: la superbe madame Moret est là pour prendre, ou vous donner, les messages. La solitude du petit radio en manque d'affection, côtoyant ces femmes belles, intelligentes, gaies, courageuses, attirantes, sans vraiment jamais les aborder, quel martyre!

Le STO[42] abaisse sa limite d'âge. Pour y échapper, il me faut de nouveaux papiers d'identité, de nouvelles cartes de rationnement, qui me rajeunissent d'un an. Le secrétaire de la Mairie de Dieulefit me délivre les documents adéquats, et on peut venir vérifier les registres, ça correspond à un vrai citoyen né ici.

"REX veut te rencontrer," me dit un jour Cordier, "rendez-vous sous les arcades de la Comédie. Nous irons le long de la rue de la République. Il nous accostera au moment qui lui conviendra."

Cordier disparaît. Un homme marche à côté de moi. Je regarde ce chef, le représentant du général de Gaulle. Il regarde le radio. Les paroles que nous avons échangées ne sont plus en ma mémoire. Mais il me reste cette impression: nous parlons en gens raisonnables de la part qui est mienne de notre ambition commune. Il est capable de rire. Cet homme est un chef naturel, nul besoin de marques extérieures. Il ne réveille en aucune manière ma phobie des hiérarchies! Nous échangeons une poignée de main, un au revoir, un sourire...

BRANDY déménage, au l rue Tête d'Or. Appartement cossu, sous les combles, trouvé par la cousine de Maurice Montet. Elle habite deux étages plus bas. Quartier de la haute bourgeoisie lyonnaise, on devrait être tranquille, plus le parc à côté pour se promener, c'est-à-dire un excellent lieu de rendez-vous.

Petite mise en scène pour établir notre réputation: lors d'une visite de la propriétaire, je descends chez la cousine pour appeler notre appartement au téléphone. SIMON décroche, écoute, se tourne vers la visiteuse et dit: "Excusez-moi, Madame, c'est la Kommandantur." Et de discuter affaires avec un imaginaire membre de la commission d'armistice. La propriétaire s'en va, rassurée sur l'entregent de ses nouveaux locataires.

Dans ce petit groupe plein d'affection, je découvre le bonheur des choses partagées: amitié, confiance, humour, danger, la lutte côte à côte vers un but commun, but si désirable que nous sommes prêts à y risquer notre peau - mais à vrai dire, nous sommes tellement sûrs d'être les meilleurs, les plus forts, que cette éventualité nous semble improbable.... Extraordinaire symbiose de l'esprit qui donnait au groupe l'impression de n'être qu'un seul être, les qualités de chacun multipliant celles des autres! [photo]

Nous sommes trois Maurice. On en reprénomme deux: Maurice Montet [photo] devient Michel, et je deviens François. Il y a là Suzanne Poncet [photo], qui connaît la mythologie celte - c'est elle qui m'avait suggéré mon pseudo LUG - et pratique la danse classique. Nous en sommes tous amoureux: elle forme couple avec Maurice Yahiel [photo] [43].

Maurice sait couper le tissu et fait des robes pour Suzanne; sans doute l'esprit le plus délié de nous tous, il nous incite à poser les questions qui permettent de déceler la fragilité de nos idées reçues: le sol est jonché de préjugés démolis, de certitudes dégonflées et d'arguments qui ont perdu leur péremptoire.

Hugues de Lestang-Parade [photo] est un grand seigneur insolent, grand séducteur - ce qui lui vaut le sobriquet: Le Cardinal - qui débarque régulièrement de son Berry natal, chargé de victuailles impensables.

Simone Yahiel, soeur de Maurice, délicieuse, potelée, gaie, sait taper à la machine. Jean-Louis Mérand - Petit Louis - le radio converti en courrier et - last but not least - Marius[44], doué d'une grande finesse pour le ravitaillement, et qui fait marcher la baraque. Certains matins, Daniel Cordier vient y prendre son petit déjeuner[45], et me remettre quelques télégrammes urgents codés dans la nuit, que je dépose en Angleterre avant midi.

L'appartement du Cours Gambetta que nous avons quitté est à présent utilisé pour abriter les voyageurs de la filière évasion: équipages d'avions abattus, réfugiés, agents en fin de mission, etc., à qui l'équipe d'André Jarrot a fait franchir la ligne de démarcation, et que les courriers de BRANDY, comme la "tante Gabrielle" - Gabrielle Picabia - première femme du peintre Picabia - ou Monique Spicquel, escortent de Paris aux Pyrénées, où ils sont remis aux passeurs qui les mènent à Barcelone.

BRANDY est à court d'argent. Il faut pourtant habiller ses aviateurs, remplacer leurs uniformes pas encore à la mode en France: acheter des vêtements est quasi impossible, même au marché noir. Quelques télégrammes organisent un parachutage qui se fera aux Gours, la propriété des parents d'Hugues de Lestang-Parade, à St Baudel, dans le Cher.

On écoute la BBC[46]. Un message doit nous avertir que c'est pour demain, un autre que c'est pour ce soir. "Le Cardinal part en voyage" est la phrase qui nous met en route. Bien sûr le radio n'a rien à faire dans cette aventure. Il court assez de risques, et il n'est pas raisonnable d'y ajouter celui d'un parachutage. Mais comment résister à la tentation de rompre la monotonie avec quelque chose d'aussi excitant: les Allemands s'étendent à la ronde, et nous en plein milieu, on reçoit des colis de nos copains anglais?

Train de Lyon à Bourges. Tortillard jusqu'à St.Baudel. Il y a un arrêt devant la propriété. On s'enfonce dans les bois. Il ne faut pas se faire remarquer. Pas même les parents d'Hugues savent ce qui se trame dans leurs prés. Une grange est un peu à l'écart: on s'y installe pour attendre, et casser la croûte. Hugues va dîner avec ses parents pour pouvoir écouter la BBC. La phrase attendue: "Le Cardinal viendra dîner."

C'est parti. Hugues a entendu le message. Nous allons sur le terrain, avec des couvertures car il fait froid. Répétition: il faut trois lampes rouges avec des intervalles de cent mètres, alignées dans l'axe du vent. Une quatrième, blanche, à cinquante mètres à angle droit de l'extrémité au vent. C'est celle-là qui doit signaler en Morse la lettre de reconnaissance. L'avion répondra avec sa lettre.

La lune à présent est haute dans le ciel. Enroulés dans les couvertures, l'attente est monotone. On dormirait bien s'il ne faisait si froid. Un ronronnement? C'est eux? Non. Le temps s'étire. Ils ne viendront pas...

Hé! Tu entends? Pas d'erreur, c'est un avion. Le nôtre? On imagine très bien un avion de chasse allemand tirant sur des faiseurs de signaux à terre, dans le black-out. Le bruit des moteurs se rapproche.

Une silhouette d'avion sort de l'horizon d'arbres et au clair de lune se découpe dans le ciel. Le radio au sol, avec sa lampe, fait en Morse un C. L'avion renvoie le L convenu. C'est bon! Il disparaît mais on l'entend encore, murmure lointain. Le voici qui revient, plus lent, plus bas. Nos lampes allumées sont pointées vers lui. Tel un prestidigitateur il tire de son fuselage cinq oeufs qui se changent en grosses fleurs, se balancent, descendent lentement.

On court vers elles. Un parachute s'accroche dans un arbre. On le décroche. Vite, il faut faire disparaître toutes les traces. Les parachutes et les containers sont d'abord cachés le long de la haie. Puis on écoute: avons-nous été vus, entendus? Rien ne bouge, le silence s'étend à la ronde.

Portage jusqu'à la grange. C'est lourd, personne ne se plaint plus du froid, on transpire. Tout est là? Les lampes? Les couvertures? On ouvre les containers: bourrés de vêtements à l'intention des aviateurs du réseau d'évasion. En voici un différent: quelques mitraillettes Sten, pistolets, grenades, un poste émetteur, du café, du chocolat, des cigarettes, une boîte de cigares. On croque, contents de soi, dans le matin qui se lève.

On a aussi trouvé un bon paquet de dollars. Ils seront échangés pour des francs auprès d'industriels lyonnais: quoi de plus satisfaisant que de mettre, d'un geste patriotique, son argent à l'abri? Le réseau a besoin de pas mal de fric. Il faut nourrir les voyageurs, et ceux qui les escortent, au marché noir bien sûr, payer les passeurs, un pot-de-vin ici et là... Retour à Lyon.

Gestapo.

Quel est donc ce bruit? Dans la rue, dans la nuit, au coin du Boulevard des Belges et de la rue Tête d'Or, des voitures viennent d'arriver, des projecteurs s'allument, éclairent la façade, des gens s'agitent. Les Chleuhs!

On file au grenier, où nos armes sont cachées. On ouvre le vasistas. S'ils viennent chez nous, on leur lâche les grenades sur la tête et on se sauve par les toits. On attend sans bouger, silencieux, pistolets et mitraillettes armés, grenades prêtes à être dégoupillées. Tard dans la nuit ils s'en vont. Pourtant ça nous intrigue, ce raid dans l'immeuble juste à côté du nôtre. Il fait partie des numéros du Boulevard des Belges, mais son entrée fait un angle, et on pourrait facilement confondre, et se croire au l rue Tête d'Or, notre adresse... La nuit a été bien courte en sommeil.

Télégrammes.

Le général allemand Paulus, que les Soviétiques ont encerclé à Stalingrad en novembre dernier, vient d'être élevé à la dignité de maréchal, juste à temps pour, le 2 février l943, se rendre à l'ennemi[47]. Les Russes ramassent 91 000 prisonniers, dont 27 généraux. Les Allemands ont eu 200 000 tués. Mais alors? Les Chleuhs aussi peuvent être défaits!

Justement: Raymond Fassin, l'officier de liaison auprès de COMBAT - à qui il demande depuis longtemps, en vain, que l'on cherche noise à la gonio allemande - s'impatiente et demande à un saboteur des FTP de s'en occuper: deux voitures gonios sautent devant l'Hôtel Terminus, siège de la gestapo, le 13 février 1943.

Cette même nuit, deux Lysanders atterrissent près de Lons-le-Saunier et décollent, l'un emportant Jean Moulin en Angleterre. La WT est surmenée: il faut le tenir au courant et recevoir ses réponses. Même Cordier passe des télégrammes et on demande à la Centrale des rendez-vous supplémentaires pour pouvoir écouler le trafic.

J'émets à présent surtout de la Drôme. Est-ce la distance qui m'est favorable? Ou d'être entouré de montagnes qui réduisent l'onde de sol, la plus dangereuse? Ou le fait que je sois en zone d'occupation italienne? Ou la récente explosion de leurs voitures qui refroidit l'enthousiasme des équipes de gonio? Toujours est-il que ceux qui me protègent n'en voient aucun signe.

Je travaille quand, et aussi longtemps qu'il est besoin, dans la mesure où la Centrale anglaise veut bien coopérer. Il y a maintenant abondance de plans d'émission[48], ce qui me donne un choix de fréquences et d'heures de rendez-vous, une variété d'indicatifs d'appel tels que le repérage gonio doit être bien frustrant pour les Allemands.

Surmenage. Mauvaise humeur contre la Home Station. Hargneux, certains messages qui viennent de France: on se plaint de textes mutilés, de rendez-vous manqués, de retards ou d'absences de la Centrale. Certains de leurs opérateurs sont peu croyables tellement ils sont mauvais. Un jour, je m'énerve, et transmets en code Q[49] une protestation indignée: QSF?

Soupçon. Pas croyable qu'ils soient aussi mauvais? Et s'ils n'étaient pas vrais? On pourrait imaginer une manoeuvre du KWU, parvenant à se glisser sur la fréquence de la Centrale, se substituant à elle, provoquant ces répétitions interminables, visant à nous faire rester plus longtemps sur l'air, à nous faire commettre des imprudences par exaspération, pour mieux nous repérer. Hum. Lorsque je tombe sur une cloche, je n'insiste plus.

Quelque théoricien d'état-major a décrété que nous ne devons pas transmettre plus de trois télés à la fois, et à présent la Home Station refuse d'en accepter davantage. Le radio est coincé entre le rédacteur de télégrammes qui râle devant la lenteur des transmissions, et la gesticulation 'sécuritaire' des Anglais. Je demande des rendez-vous supplémentaires pour écouler le surplus de télégrammes, ils ne sont que rarement accordés.

Télé de Cordier à Londres: "Si la Centrale faisait correctement son travail nous ne serions pas obligés de rester sur l'air si longuement... Nous restons seuls juges du temps de sécurité que nous imposent les circonstances. Ce n'est pas à ceux qui risquent de se soumettre aux fantaisies paresseuses de ceux qui ne courent aucun danger."

Télégramme de Londres pour moi: "Vous avez commis une erreur de codage et en conséquence votre code est brûlé. Nous vous en envoyons un autre." J'aurais utilisé deux fois de suite la même combinaison de codage, un vrai cadeau, paraît-il, au service de décodage ennemi. Stupide faute d'attention, qui m'étonne: serais-je fatigué? En attendant mon nouveau code, Raymond Fassin, l'officier de liaison auprès de COMBAT, pour qui je transmets souvent des télés, chiffre mes messages dans le sien.

Télé de Londres à REX: "Veuillez rappeler à vos radios que leurs émissions ne doivent pas excéder une demi-heure." Alors qu'il nous faut parfois vingt minutes pour prendre contact avec la Centrale!

Mars 1943: Cordier rencontre André Montaut - MEC W - par hasard dans la rue. Encore un ancien de Thame Park. Il a été parachuté en mai 1942, son patron - MEC, René-Georges Weil - presqu'aussitôt arrêté, avait avalé sa pilule de cyanure. Montaut, depuis, errait, perdu dans la nature. On l'embauche dans la WT.

Une tentative d'évasion pour faire sortir Gérard Brault de prison échoue, manquée parce qu'elle coincide avec un coup monté par l'Intelligence Service qui fait évader une dizaine des siens[50]. On apprend que Jean Loncle et Jean Holley, arrêtés en janvier, sont à Chambéry, aux mains de l'OVRA, l'équivalent italien de la gestapo.

La Délégation ouvre une succursale à Paris, fin mars. Daniel Cordier en est le secrétaire. J'hérite de la direction de la WT. Mon aspect jeune et rieur, si utile pour passer à travers les contrôles de police, me dessert auprès de ceux que seule une mine tragique impressionne. Faire la guerre en riant, ça n'est pas sérieux.

Le jeu qui consiste à émettre des ondes électro-magnétiques au nez et à la barbe des Chleuhs me plaît bien. J'y suis habile. Etre chef ne m'excite pas. Je n'ai ni la formation ni le penchant pour l'organisation des autres. Donner, ou recevoir, des ordres m'embête. Le panier aux grades n'est pas ma tasse de thé.

Mais comme Daniel me laisse une organisation qui tourne toute seule, et que Hugues Limonti - GERMAIN - maîtrise bien le réseau des courriers, je n'ai guère de problème.

À Paris, la Délégation n'est pas encore installée. Pas de secrétariat, ni de service de courrier, pas de radio. Daniel Cordier emmène MADO - Laure Diebolt - sa secrétaire, les courriers Léopold Van Dievortt, Suzette Olivier. FERNAND[51], un radio de marine recruté en France et que j'ai formé à nos méthodes, va avec eux et emporte un poste émetteur et le plan d'émission TAMAR.

Il n'est pas certain que ce plan d'émission fonctionne à Paris. Ses cristaux de quartz (qui donnent la longueur d'onde de l'émission) ont été choisis pour bien couvrir la distance entre Lyon et l'Angleterre, environ 700 kms. Ils ne conviendront peut-être pas à celle qui sépare Paris de la Home Station, 300 kms. Par précaution, on organise un courrier pour apporter les télés du secrétariat parisien à la WT lyonnaise: excellente idée, qui sera appliquée pendant plusieurs semaines.

Innovation: le Broadcast. Un émetteur puissant, automatique, donc avec un Morse de bonne qualité, répétant chaque mot, envoie les télés d'Angleterre à destination des clandestins.

Broadcast: c'est le geste du semeur. C'est la station grand public, Radio Londres, qui jette les télés en l'air: aux destinataires qui connaissent les heures et les fréquences qui leur sont attribuées d'écouter si leur indicatif s'y trouve, et alors de les saisir. Plus besoin de prendre contact, il suffit à chacun de passer à l'écoute à l'heure dite et de copier ce qui lui est destiné. Aucun risque d'être repéré par le KWU: la gonio est impuissante contre ce système.

On remplace des noms de code: de SALM W je deviens ROLS. On change les plans d'émission pour d'autres, plus élaborés. EEL, mon fidèle depuis le début, mon favori, celui qui passait quand les autres s'embrouillaient, est accompagné de EEL BLUE et EEL RED. D'autres plans arrivent d'Angleterre: GANGES et RHONE en avril; et en mai: TAGUS, PIKE RED et BLUE. On ne peut pas se plaindre, il y a du matériel. Je reçois même des compliments: "Félicitations pour votre travail! Section chiffre nous apprend que votre codage est parfait!"

Les maquis s'agrandissent pour permettre aux jeunes hommes d'échapper à l'obligation d'aller travailler en Allemagne. L'importance de celui du Vercors est telle que la WT lui fournit un de ses opérateurs, avec le plan d'émission VOLGA.

Raids alliés sur l'Allemagne, de plus en plus écrasants: plusieurs milliers de tonnes de bombes à la fois. On va peut-être finir par la gagner cette guerre? C'est le Printemps.

        Chaptre cinq: For Speed and Care - Fly Verity Air

(Copyright (c) Maurice de Cheveigné)