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Chapitre quatre

Le 31 mai 1942 à 2 heures du matin...


Quel vacarme après le silence du ciel! Je reste caché dans l'herbe haute, pistolet à la main - une balle dans le canon, cran d'arrêt ôté - scrutant l'ombre des haies, tendu, prêt à défendre chèrement...

Il n'y a là rien de méchant, seulement les hôtes naturels de l'endroit, que mon arrivée n'impressionne pas, à leur aise et célébrant l'Amour dans la tiédeur du Printemps, et qui s'appellent sous la lune: "Cigale[1] chérie, je suis ici! Grillon de mon coeur, viens! Ma grenouille, ah, je meurs!"

Il me faut détacher la valise des suspentes. Les instructions sont de faire un paquet du parachute, de la combinaison de saut et du rembourrage de protection de la valise, puis d'enterrer le tout: j'ai même la pelle idoine attachée à la jambe de ma combinaison de saut.

Mais la terre est bien dure et il fait bien chaud. La gare de Romanèche-Thorins doit être à une dizaine de kilomètres. Creuser un gros trou dans ce sol sec, puis traîner ma valise dans la chaleur de la nuit sur une telle distance, va m'épuiser et me faire remarquer: ça ne me semble pas raisonnable. Il vaut mieux cacher le tout et revenir chercher mon bagage plus tard.

Je fais une boule de l'ensemble - ayant, bien sûr, retiré le Paraset de la grosse valise: avoir un poste émetteur au bout des doigts est ma raison d'être ici - bien recouvert de tissu camouflage, que je fourre au plus profond d'un buisson, pas trop près, en prenant soin de ne pas laisser de trace qui puisse relier la cachette à l'herbe écrasée par mon atterrissage.

La route est là, à côté du pré. Une borne: Thoissey 3 kms. Chapeau pour la navigation!

La route serpente à travers Thoissey. La lune et les étoiles éclairent le chemin. Chiens stupides qui aboient, malgré mes semelles de crêpe. Volets clos de la gendarmerie. Je m'en voudrais de déranger le sommeil de ses occupants.

Des champs s'étendent de part et d'autre de la route. Je marche dans la nuit chaude, les yeux et les oreilles aux aguets, entouré par le bruit des conversations des bestioles, mon Paraset toujours à la main. Une autre borne me dit que la gare de Romanèche-Thorins est à cinq kilomètres. N'est-il pas bien tôt pour y arriver? Et si je dormais un peu dans ce petit bois?

Il fait jour, c'est dimanche. Déjà on travaille dans les champs à étaler les meulettes du foin entassé pour la nuit. Petit déjeuner avec une ration de survie: il y a là une tablette d'un mélange de chocolat et d'extrait de boeuf déshydraté, sans doute très nourrissant. Ce métier exige une grande largeur d'esprit.

Je traverse la Saône. Soleil radieux. La gare de Romanèche-Thorins. "Un billet aller pour Uzès, s'il vous plaît." Arrivée de la locomotive: gros soupirs de vapeur. Le wagon est plein de gens avec des colis, des sacs, des valises: tous parlent ravitaillement, de toute évidence le sujet de première importance.

Il me faut changer de train à Lyon. Dans la gare de Perrache, une équipe de gendarmes scrute la foule, demande l'ouverture d'une valise particulièrement grosse, ou les papiers de celui qui a vraiment l'allure trop louche. Moi, j'ai l'air d'un bon petit et ma valise est pas grosse: je passe sans encombre avec le flot. Il me faut aussi changer à Nîmes, mais là, pas de train pour Uzès avant le lendemain.

Lorsqu'au matin on frappe à la porte de ma chambre d'hôtel pour me réveiller, je réponds: "Come in!" Ça n'est pas perçu.

À Uzès, je trouve mon contact, un ami d'André Diethelm[2] qui me donne l'adresse de celui dont je dois être le radio: Jacques Soulas - SALM - chef d'une mission pour le Commissariat à l'Intérieur, et dont l'objet est de prendre contact avec des personnalités de la vie politique française pour essayer de les persuader de rejoindre le général de Gaulle, qui se trouve un peu seul en Angleterre.

J'ai connu Jacques Soulas à Londres. Il était de ceux qui, prisonniers de guerre dans l'Est de l'Allemagne, s'étaient évadés vers l'URSS proche, d'où ils avaient rejoint les FFL en Angleterre, et qu'on avait surnommés: Les Russes.

La plupart des chefs de mission en France: renseignements politiques, économiques ou militaires, organisation de parachutages et d'atterrissage, de sabotage, de propagande, d'évasion, etc., étaient accompagnés d'un opérateur radio - dans la mesure où, denrée rare, il y en avait de disponible - pour assurer les communications avec leur base en Angleterre[3].

Jacques Soulas habite Lyon, l0 Montée des Carmélites, avec sa femme et ses enfants. Il a repris son travail aux Cables de Lyon, une couverture impeccable. Retrouvailles. Des télégrammes arrivés par le truchement d'un réseau polonais lyonnais[4] lui avaient annoncé mon arrivée.

Je cherche une chambre meublée. J'en trouve une du côté de Bron, au deuxième étage d'un pavillon de banlieue tout en hauteur. J'achète un vélo d'occasion, objet rare, mais indispensable, payé son poids d'or, que j'utilise aussitôt pour aller chercher la valise cachée sous son buisson de mon terrain d'atterrissage près de Thoissey. Je la retrouve sans difficulté.

J'achète aussi un poste de TSF, qui sera l'alibi pour demander à mon propriétaire la permission d'installer un fil d'antenne en travers de son jardin: "La réception est tellement meilleure, n'est-ce pas, avec une antenne."

Pour lui, je suis étudiant en droit. J'essaie, sans grande conviction, de m'inscrire en faculté, mais mon manque de connaissance de l'université me fait craindre d'y être trop maladroit et de me faire remarquer. [photo]

Émotion lorsque je vais au service du Ravitaillement. Je présente la carte qui me donne droit à ma ration de tickets mensuels de ravitaillement. Elle a été imprimée à Londres, mais il est écrit dessus qu'elle a été délivrée à Paris. "Quelle drôle de couleur!" dit la préposée. "Vous trouvez? Elles sont toutes comme ça à Paris. - Ah bon," dit la dame. Et me donne mes tickets.

Aussitôt installé dans ma chambre, j'essaie d'établir le contact radio avec l'Angleterre. En vain. J'appelle à tous les rendez-vous, six fois par semaine, trois de jour, trois de nuit. C'est décourageant. Soulas, via le réseau polonais, signale à Londres mes efforts infructueux[5]. Le 20 juin, l'opérateur de la Centrale se réveille: les premiers télégrammes passent dans les deux sens[6].

Le Paraset, le poste émetteur-récepteur que j'utilise, a pour principales qualités d'être petit et léger. La partie récepteur, d'un type dit "à réaction", est sensible et permet de recevoir des signaux faibles, mais son réglage, un peu acrobatique, varie au gré des fluctuations du voltage de la ligne du secteur électrique, et de la proximité de la main de l'opérateur. Il est peu sélectif: une station puissante, voisine de la longueur d'onde de votre correspondant, matraque facilement vos tympans et rend difficile la lecture du Morse.

L'émetteur a une faible puissance: 4 watts. Sur ondes courtes, ça n'est pas un gros inconvénient, d'autant plus que mon correspondant en Angleterre dispose de récepteurs sophistiqués et des immenses antennes de la Centrale, la "Home Station", STS 53A, située à Grendon[7].

Écoute rituelle, aussi et toujours, de la BBC, pour entendre les nouvelles de la guerre, sur ondes courtes aussi, bien sûr, malgré le brouillage intense des Allemands. Merveilleuses ondes courtes qui permettent aux faibles de se jouer des puissants!

Pas grand-chose à faire. Le travail de mon patron génère peu de trafic radio: environ cinq télés par semaine[8]. Grandes balades à vélo dans la campagne alentour. Mes muscles à bicyclette, inutilisés depuis l'été 40, fonctionnent toujours bien. Les routes sont vides et je transpire sous le soleil. Je vais me rafraîchir sur les plages de la Saône: j'y retrouve parfois mon patron, sa femme, ses enfants.

Je découvre Lyon, les Lyonnais à l'abord grincheux, les ouragans de poussière de la place Bellecour, les tramways antédiluviens et leurs rails néfastes aux cyclistes, les splendides chevaux de Carpeaux sur la place des Terreaux, la Tour Eiffel à courte pattes, et sa voisine Notre-Dame de Fourvière qui, comme le Sacré-Coeur de Montmartre, ressemble à un éléphant sur le dos; et les petits restaurants où, avec un peu d'argent, guerrier sans vergogne, je mange au marché noir et à ma faim.

Vie sur une autre planète qui a pour nom solitude. Rares rencontres avec mon patron, la sécurité exige le cloisonnement, on communique par "boîtes aux lettres[9]". Je vais bientôt avoir 22 ans, je n'ai aucun ami, aucune amie. Je ne peux, je ne dois parler de rien à personne. Comment esquisser un début d'amitié, d'intimité en se tenant sans cesse sur ses gardes?

Vigilant, l'esprit doit veiller à ce que rien de ce que je fais ne dépasse de la norme, qu'aucun objet, aucune attitude ou parole puisse susciter la curiosité des autres. Et sans cesse il doit déceler, évaluer dans l'environnement les signes que livrent hommes, voitures, mouvements, anticiper les situations, et m'éviter la confrontation, me guider vers le calme. Mais la solitude...

Par une belle journée du mois d'août, devant la librairie Flammarion, Place Bellecour: Daniel Cordier. Nous étions ensemble à la STS 52, l'école des radios de Thame Park. Je revois, un dimanche qu'un groupe de Français Libres étaient allés déjeuner au George, un excellent restaurant d'Oxford, le chic fou de l'uniforme - bleu, filet jonquille - et du képi d'officier de chasseurs, faisant sillage dans la mer des battle-dress kaki. Esprit vif, sens de l'humour, original, la parole un peu zozotante, c'était un des plus agréables compagnons.

Chacun sur son vélo, un pied à terre, on se regarde, on regarde alentour, visages de joueurs de poker, le temps de peser la chose, de déceler ce qu'il pourrait y avoir d'inquiétant dans l'environnement.

La sécurité aurait voulu que l'on ne se reconnût point. Le plaisir de se revoir, de rompre la solitude méfiante de notre vie - enfin quelqu'un à qui parler sans crainte de faux-pas! - on rit, on déjeune ensemble chez Colette, place Antonin Poncet, un petit restaurant tenu par une blonde opulente. Colette a un ami inspecteur de police, ce qui assure la quiétude du lieu. On s'y retrouve souvent.

Daniel Cordier - BIP W - a été parachuté à la lune de Juillet 1942. Destiné à être le radio de Georges Bidault - BIP - il est kidnappé par Jean Moulin[10] - REX - qui discerne en lui les qualités qui en feront le secrétaire sans pareil de la Délégation du Général de Gaulle en France jusqu'en mars 1944.

Il m'emmène rôder parmi les rayons de la librairie Flammarion. Orgie de lecture. Daniel me fait découvrir Les Thibault, La Chronique des Pasquier, Les Hommes de Bonne Volonté, Les Copains, À la Recherche du temps perdu, le Journal d'André Gide, etc., etc.. Quel monde je rencontre là!... Moi à qui, enfant, on interdisait de lire Poil de carotte!

Au théatre antique de Vienne, on joue Antigone. Nous allons voir un soir, mais nous n'osons quand même pas aller souper chez Point[11]...

Le Secrétariat manque de moyens. Daniel a si peu d'argent qu'il a faim. C'est souvent moi qui paie nos steaks-frites de marché noir, puisque mon patron dispose de fonds plus abondants.

Un jour, place de l'Opéra, nous sortons d'un restaurant: Horreur! Tragédie! Le vélo de Daniel a été volé. Oiseau à qui on vient de couper les ailes, il contemple, effondré, le désastre. Circuler est vital au secrétaire de REX, le prix d'une bicyclette au marché noir est exorbitant, quelles acrobaties en perspective pour en trouver une autre...

Le Secrétariat manque de liaisons radio. Deux opérateurs: Jean Holley - LEO W - parachuté d'Angleterre, et un radio -BIP Y - recruté en France, essaient en vain de prendre contact avec Londres. Hervé Monjarret - SIF X - le radio de Raymond Fassin - SIF -qui avait été le premier radio à transmettre des télégrammes pour REX - a quitté les transmissions pour être officier de liaison auprès de Francs-Tireurs[12].

Gérard Brault - KIM W -, un autre ancien de Thame Park, arrivé en Juin 1942, pour être le radio de Paul Schmidt - KIM - , officier de liaison auprès du mouvement de résistance LIBERATION, reste seul à assurer le trafic de son patron et celui du Secrétariat de Jean Moulin: jusqu'à six heures d'émission par jour! Il est surmené au-delà du raisonnable et obligé de prendre des risques absurdes. Situation saugrenue: au même moment j'écoule mes télés en quelques minutes par semaine. Si peu que je ne m'inquiète pas d'un avertissement venu de Londres[13]: une équipe allemande de radiogoniométrie s'installe dans la région. .

Des messages échangés entre Londres, Jean Moulin[14] et mon patron, Jacques Soulas, organisent mon transfert du Commissariat à l'Intérieur vers le BCRA[15]. À la mi-septembre, l'écheveau bureaucratique londonien se démêle, et je passe au service de la Délégation du Général de Gaulle en France, où je commence par soulager Gérard Brault des télés de Georges Bidault, nombreux et longs[16].

Émission plusieurs heures par jour, parfois jusqu'à cinq ou six, de ma chambre à Bron, le jour. Les cristaux de quartz[17] qui devraient me permettre d'utiliser mes fréquences de nuit sont défectueux. REX est conscient du danger ainsi couru par son nouvel opérateur[18], et donc par ses transmissions. Il voudrait bien améliorer mes conditions de travail mais n'y parvient pas.

Il faut que le trafic passe. Il passe. Depuis l'âge de seize ans, radio-amateur, je pourchasse les signaux rares et lointains sur des postes de ma fabrication. J'aime ce jeu qui allie l'acuité de l'ouïe à la subtilité technique, et lorsqu'en face de moi se trouve un opérateur de haut vol pour capter les quelques microvolts que je lui lance, écouler les télégrammes est un plaisir: satisfaction du travail bien fait, plus celle de David qui fait un pied de nez au Goliath Chleuh.

L'expansion fantastique des services radio-électriques en Angleterre crée une demande de personnel difficile à satisfaire. Il faut du temps pour former un opérateur. C'est une chose de lire le Morse dans une salle de classe, et c'en est une autre d'extraire ce minuscule signal de la jungle électromagnétique. Tous, l'armée, la Royal Air Force, la Royal Navy, les services secrets, se battent sauvagement pour avoir des radios. Notre centrale parfois bouche les trous avec des apprentis: rendez-vous manqués, répétitions lassantes, dangereuses - plus longue est l'émission, plus facile le repérage - dialogues de sourds, erreurs. La température monte, la patience diminue: "La gonio est dans la rue et ces cons-là prennent le thé!"

On décoche des télégrammes furibonds à l'adresse de la Home Station: "Je ne veux plus travailler avec l'opérateur du 2 août ses signaux sont illisibles!" - "L'opérateur d'hier ne savait pas manipuler les chiffres 2, 3 et 4..." Moulin s'impatiente: "Voulez vous demander aux Anglais s'ils se moquent de nous[19]?"

De l'autre côté, ils ne sont pas contents non plus: "Réduisez la durée de vos émissions qui sont beaucoup trop longues. Rappelons qu'EEL ne doit pas prendre contact tous les jours ni plus d'une heure[20]..."

Ils n'ont pas tort: le principe, enseigné à l'entraînement en Angleterre, d'une demi-heure trois fois par semaine est devenu ici la pratique de plusieurs heures par jour. Je proteste bien auprès de ceux qui me submergent de télégrammes. "Il faut que ça passe! Tu serais dans une tranchée avec une mitrailleuse en face de toi, tu refuserais d'aller à l'assaut parce que c'est trop dangereux?" Je suis meilleur radio que dialecticien, alors je continue à émettre trop longtemps[21].

De Londres, début octobre l942: "BRANDY est en panne, aidez-le." BRANDY est un réseau d'évasion conçu par le lieutenant d'aviation Christian Martell[22], qui est parti pour l'Angleterre en décembre l941. Se rendant compte du grand besoin en mécaniciens de la Royal Air Force, il offre de revenir en France pour en recruter. Parachuté en avril 1942, il établit, avec l'aide de ses amis d'avant la guerre, une filière d'évasion qui part de Paris et va en Espagne. Avec le premier groupe de mécanos, il retourne en Angleterre rejoindre son escadrille, et laisse la direction du réseau à son frère Maurice (SIMON), qui ajoute au recrutement de mécaniciens d'aviation l'évacuation d'aviateurs alliés rescapés après que leurs appareils eussent été abattus lors de missions au-dessus de l'Europe.

L'adresse est Cours Gambetta. Il y a là un jeune radio, Jean-Louis Mérand, parachuté de Londres en août 1942, et qui ne parvient pas à prendre contact. Le poste qu'il possède est défectueux. Son plan d'émission - microphoto où figurent ses heures de rendez-vous, ses fréquences et ses indicatifs d'appel - a pour nom de code AMBRE. Je l'essaie sur mon poste. Cette fois encore, c'est évident, la Centrale n'est pas au rendez-vous. J'envoie les télés de SIMON sur mon plan.

Chez les radios, il ne s'est rien passé d'inquiétant depuis longtemps. La pression pour transmettre les télégrammes est intense. Le soutien logistique nécessaire - réseau de lieux pour émettre chaque fois d'un endroit différent, équipes de protection pour surveiller les alentours - est inexistant. Les comportements imprudents glissent vers l'absurde. Pendant ce temps la gonio Chleuh écoute et s'approche...

Radiogoniométrie.

Les Allemands sont entrés en zone 'libre' avec un service spécial pour la détection des émetteurs clandestins, le Sonderkommando Kurzwellenüberwachung, le KWU[23]. DONAR est le nom de code de l'opération, Donar, dieu de la foudre dans le Walhalla, a été bombardé saint patron de la chasse aux radios clandestins. Cent six hommes, sept appareils de gonio mobiles montés sur camion ou sur quelques-unes de leurs 35 voitures. Leur 'protection' est assurée par des inspecteurs de la Sureté Nationale française[24].

L'appareil de radiogoniométrie est muni d'une antenne spéciale qui permet de relever la direction d'où provient une émission. Trois appareils, travaillant ensemble mais éloignés les uns des autres permettent de porter sur une carte trois relèvements qui se recoupent et dont l'aire de rencontre dessine un triangle. C'est là qu'est l'émetteur recherché. Les chasseurs s'en rapprochent, réduisant peu à peu la taille du triangle où se trouve leur proie. Finalement, gonio légère à la main, ils font du porte à porte, et c'est la curée.

Aux alentours du mois d'octobre 1942, les Allemands repèrent, et les policiers français arrêtent, dans la région lyonnaise, un radio polonais et deux anglais[25]. Le l6 octobre, c'est le tour de Gérard Brault[26] - KIM W.

Un autre jour d'octobre, vers 17 heures, au cours d'une liaison, alors que je passe à l'écoute de la Centrale après lui avoir transmis un télé, je l'entends, à peine, me dire qu'elle ne m'entend plus du tout. La propagation est chamboulée.

La propagation des ondes courtes est aléatoire. On peut, en général, compter sur elle pour franchir une certaine distance, si on choisit bien son heure et sa longueur d'onde. Mais de temps à autre un phénomène, exceptionnel - aurore boréale, tache solaire, orage magnétique, etc. - peut brutalement tout modifier.

Les instructions reçues en Angleterre m'ordonnaient de toujours conduire mes émissions comme si je menais une station commerciale. Habituellement respectueux de ces règles, j'aurais dû, puisque la liaison n'était plus possible, envoyer le signal: QRT de WNG[27], et fermer la station. Paresseux? Sixième sens? Ce jour-là je n'ai rien transmis.

Le Paraset rangé, puis caché sur le haut d'une armoire - comme on m'avait appris à le faire à l'école de radio - l'antenne transférée sur le poste de TSF-alibi, qui me donne un peu de musique, et je m'allonge sur le lit, un livre à la main.

Cavalcade dans l'escalier. Grands coups cognés dans la porte, qui s'ouvre violemment. "Police! Haut-les-mains!" Une dizaine de mecs, pistolet au poing. On se croirait dans un film. Il est évident qu'ils ont l'air surpris d'avoir devant eux un môme, qui du lit où il était allongé, se redresse, l'air étonné, un bouquin au bout d'un de ses bras levés. Avec mon visage rieur, je fais plus jeune que les 18 ans de mes papiers d'identité. Ils fouillent, me fouillent, feuillettent les livres, cherchent sous le lit, sous le matelas, sous l'armoire, dans l'armoire...

On voit bien à leur figure qu'ils se sont trompés. La plupart ont l'air allemand, certains sont Français. Un des Chleuhs ne me quitte pas des yeux, des yeux gris, durs[28]. Je n'ai vraiment pas l'air d'un espion, avec mes shorts, mon grand col ouvert et mon sourire de bonne volonté: "Que cherchez-vous donc? Je peux peut-être vous aider?" L'un d'eux a trouvé un papier sur ma table. Menaçant: "Ach! Qu'est-ce que c'est, Monsieur? - Ben, heu, vous voyez, c'est la liste des postes avec l'heure où ils donnent des nouvelles. Là, Radio-Paris, la Suisse romande, Stuttgart, la BBC..." Mais ils cherchent autre chose qu'un auditeur de la radio anglaise. Après un dernier coup d'oeil, ils s'en vont.

Si je suis novice et naïf à ce jeu, eux aussi. Sur ma table: un quartz - ce cristal qui sert à stabiliser l'émission sur sa fréquence - oublié lors du rangement... Petit parallélépipède noir, qui leur faisait un clin d'oeil qu'ils n'ont pas perçu.

Assis sur le lit, un tremblement irrépressible me saisit. Piégé par mes multiples infractions aux règles de sécurité (infractions obligées par le manque de soutien logistique: émissions beaucoup trop longues, beaucoup trop fréquentes, toujours du même endroit, sans personne pour surveiller les abords[29]), j'ai été sauvé par une autre infraction, à la règle qui voulait que l'on se donne l'attitude d'une station commerciale: Dans la rue, l'équipe du KWU attendait, pour affiner son relèvement, que je revienne sur l'air. Pendant ce temps je rangeais. Si j'avais, selon la règle, annoncé la fin de mon émission, ses hommes auraient aussitôt bondi, sans me laisser le temps de rien cacher. Ainsi retardés, les Chleuhs fouillent, sans certitude, une demi-douzaine de maisons le long de la rue.

En bas, dans sa cuisine, mon propriétaire est en proie à sa propre trouille: il vient de rentrer un sac de 50 kgs de blé acheté au marché noir et il croit être la cible de ces messieurs. Comme ça lui donne l'air coupable, ils lui démontent quelques meubles.

Le calme revient. Je sors faire le tour du voisinage. Ils sont bien partis. Je descends le Paraset et mon pistolet du haut de l'armoire. Les sacoches pleines, j'enfourche mon vélo, pour ne plus jamais revenir.

Le cloisonnement avec le secrétariat est excellent. Nous n'avons de contact que par boîte aux lettres interposée, lorsque je n'ai pas de rendez-vous avec Daniel Cordier. Ils ne connaissent pas mon adresse, je ne sais pas la leur. Seuls endroits où je pourrais me réfugier: chez Jacques Soulas - SALM - mon ex-patron, ou chez Maurice Montet - SIMON - dont je viens de dépanner les transmissions. C'est lui que je choisis, car aller faire des vagues chez Soulas et déranger son excellente couverture, sa femme, ses enfants, ne me paraît pas indiqué. Pour être sûr de n'être pas suivi, je tourne, virevolte et traboule dans Lyon. Atterrissage cours Gambetta, accueil, épluchage et examen des événements. Pour l'instant je peux manger et dormir là.

BRANDY.

Au Secrétariat, on n'est pas heureux. Après l'arrestation de Gérard Brault, et mon esquive de la gonio, ils n'ont plus de liaison radio avec Londres. Un rendez-vous de repêchage - mis en place, justement, pour se retrouver lorsque les choses dérapent - me permet de reprendre contact avec Cordier. Mais ils n'ont toujours pas le moyen de me fournir un lieu sûr où habiter, ni des emplacements d'émission. La Résistance à qui on les demande, est sans doute occupée à répandre ses tracts.

Je passe un accord avec Maurice Montet, le patron du réseau BRANDY. J'assure ses transmissions, pas lourdes, mais qui lui sont précieuses, et il me fournit des points d'émission le long de sa filière d'évasion. Nous avons, son groupe et moi, des atomes crochus: j'habite avec eux. Leur ravitaillement est bien organisé, ce qui évite de s'exposer dans les restaurants.

En vérité, il n'est pas très orthodoxe de mélanger ainsi deux réseaux. Mais il faut faire avec ce que l'on a. Les volontaires aux côtés des Français Libres sont encore rares. Les gens ne croient guère à cette chimère qui nous agite: foutre dehors le tout-puissant Grand Reich.

"Ils ont battu tout le monde, pensez donc, même les Français!" et "Pétain est un grand bonhomme!", sont les clichés qui permettent de ne rien faire avec bonne conscience. Il faudra le débarquement américain en Afrique du Nord, et surtout la dérouillée de Stalingrad, pour que commencent à se réveiller ceux que leur bon sens avait engourdis.

La filière BRANDY traverse la ligne de démarcation près de Chalon-sur-Saône, avec l'aide de l'équipe d'André Jarrot[30], garagiste, ancien coureur motocycliste, de Raymond Basset, capitaine des sapeurs-pompiers, et de Pierre Guilhemon.

Je descend du train à Tournus. Dédé Jarrot est là. Je monte derrière lui sur sa moto, la valise du poste émetteur entre nous. On part à travers la campagne. Une ferme. Accents bourguignons: "Je vous ai apporté la chambre à air[31] que vous vouliez pour le vélo de la p'tite. On pourrait pas s'installer une demi-heure dans un coin?"

          Chapitre quatre (suite)

(Copyright (c) Maurice de Cheveigné)