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Chapitre trois

BRITAIN


Patriotic School ouvre ses portes pour me laisser sortir, le 17 janvier 1941. On m'emmène aussitôt à Gordon Street, un des locaux alloués aux Forces Françaises Libres à Londres. Il y a là un bureau de recrutement.

"Dans quelle arme voulez-vous servir?" Pas dans l'infanterie, bien sûr: ces masses engluées dans la glaise des tranchées. Je n'ai pas oublié les récits de la guerre de 14-18. J'aime bien la mer, mais qu'en verrais-je lorsque la Royale m'aura enfermé dans un de ses gros monstres?

Je me vois plutôt oiseau survolant la bataille, choisissant mon ennemi - lui et moi sommes tous deux chevaleresques, comme dans le film La Grande Illusion - le mettant hors de combat, et rentrant à ma base, où on peut prendre une douche. Ou bien si c'est moi qui suis descendu, Eric von Stroheim m'invite à souper au mess des officiers allemands, avant de m'envoyer dans la forteresse d'où je m'échapperai! Je m'engage à servir dans les Forces Aériennes Françaises Libres pour la durée de la guerre, plus trois mois. J'ai le numéro 30.591[1]. [photo]

On m'affuble d'un vieil uniforme usé, mal coupé, reste des stocks de l'expédition de Norvège. Visite le lendemain à Carlton Gardens, où le Général nous reçoit. A notre entrée dans son bureau, il se lève, se déplie - il est grand! - et nous tend une main au bout d'un long bras. "C'est bien d'être venu, vous avez fait votre devoir," dit-il aux trois jeunes hommes qui se joignent à lui ce jour-là.

En uniforme, il faut saluer les supérieurs hiérarchiques. Dans la rue j'essaie un salut, que j'espère militaire, sur un Écossais en kilt bariolé, couvert de cuivres astiqués, ébaubi de mon geste. Erreur de tir: il s'agit d'un sous-officier qu'on ne salue pas, dans l'armée britannique. Deuxième cible: un amiral de la Royal Navy, qui s'arrête avec un bon sourire, me serre la main et me dit être bien content de me voir à son bord.

Beaucoup de monde dans les rues, presque tous en uniforme, masque à gaz en bandoulière. Les ruines des immeubles bombardés, rangées bien proprement, ont un aspect 'normal'. On fait la guerre sans avoir l'air de rien, comme autrefois on allait travailler au bureau. Les magasins affichent BUSINESS AS USUAL[2] sur leurs vitrines si elles sont intactes, sinon sur les panneaux de bois qui les remplacent. Des rubans de papier sont collés sur les vitres pour leur éviter de voler en éclats. Des piles de sacs de sable protègent les entrées des immeubles, et la statue d'Ariel, au centre de Piccadilly Circus.

Black-out. Londres est noire la nuit, on circule une lampe électrique à la main, les véhicules ont des lanternes bleuies, à peine visible. Il faut faire attention: on vous écrase facilement puisqu'on ne vous voit pas. Stations et couloirs de métro sont transformés en interminables dortoirs, où les vies de famille, éclatées par les bombardements, se reconstituent et continuent, entourées par le trafic des voyageurs, dans ce qui semble être la bonne humeur d'une aventure plaisante.

Soirées dans les pubs avec Pierre Goulard, ancien opérateur de Radio-Tanger, rencontré sur HMS Argus. On apprend la bière et les cocktails. La clientèle des pubs du West-end est cosmopolite: taches remarquables des uniformes des pays envahis par le Reich, ou des aviateurs américains volontaires de l'Eagle Squadron, parmi le flot kaki britannique.

Alertes. Petits raids. La Luftwaffe, qui en a pris plein la gueule pendant la bataille d'Angleterre et les raids incendiaires de décembre, n'a pas encore repris son souffle. Dans le ciel, des ballons captifs montent la garde.

Visite médicale. Grosse tache sur le côté droit, dit la radiographie. La pleurésie espagnole a laissé des traces. Elle me fait encore mal en fin d'inspiration. Transfert à l'hôpital de Scarborough, pour la regarder de plus près.

On enfonce une aiguille dans mon dos à plusieurs reprises, dans l'espoir de soutirer le liquide entre les plèvres. Plusieurs vains essais avec anesthésie locale. L'appréhension monte d'un cran à chaque fois: ça ne fait pas vraiment mal, mais je ne peux plus supporter cette chose qui pénètre ma chair. Énorme, horrible aiguille! "Mais je n'ai encore rien fait," dit le médecin gentiment, "ce n'est que mon doigt qui cherche un emplacement."

Dernière tentative, avec anesthésie générale puisque je suis si nerveux. En vain. La pleurésie est vieille, et le liquide qui fait tache sur les radiographies est absorbé par les tissus. À surveiller par un examen tous les six mois, dit le toubib. Et pas question d'être navigant: je suis déclaré tout juste bon à ramper à terre.

On me fait cadeau d'un mois de repos dans une maison de convalescence du Yorkshire. Infirmières aux petits soins, nature débordante de calme, bière brune aux repas: ça donne des forces. [photo]

Retour à Londres. Affecté au bureau des Forces Aériennes Françaises Libres de Dean Stanley Street, puis à celui de Barnes. Vie calme. Les Chleuhs nous laissent souvent dormir. La chasse de la RAF est implacable. Les escadrilles de Spitfires, ces mono-plans agiles, font des trous dans la Luftwaffe à Göring. Il paraît qu'on bourre les pilotes de carottes, source de vitamine A qui aiguise leur regard la nuit en une arme fatale[3]!

Printemps londonien, je vais me promener à Hyde Park, plein de jonquilles, d'amoureux en uniformes dans l'herbe, de cygnes et de canards sur les lacs, et où l'on découpe au chalumeau les grilles qui entourent le parc: il faut récupérer tous les métaux pour les usines de guerre. On collecte ainsi les vieilles casseroles, les vieux poêles, etc..

Comme toujours, dans le coin du parc près de Marble Arch, montés sur leurs estrades de fortune, ceux qui ont quelque chose à dire au Monde, haranguent les badauds.

Bien sûr, on continue le Firewatch, cette veille, chacun à son tour, de toutes les nuits, sur les toits, dans les greniers, pour être prêt à éteindre les bombes incendiaires allemandes, faciles à étouffer au début de leur combustion, mais capable d'embraser un quartier si on ne les voit pas à temps.

Bon nombre de ces pompiers amateurs appartiennent aussi à la Home Guard, cette unité de volontaires, habillés comme tous les soldats en battle-dress kaki, qui s'entraînent en cas d'invasion: chacun défendra sa maison, son quartier. Ils ont des mines de bull-dogs: les Chleuhs n'ont pas encore gagné leur guerre. Il paraît que le bombardement sauvage de Coventry a été la goutte qui fait déborder: la haine et la détermination ont saisi les Britanniques. Ils redeviendront des gentlemen après avoir déculotté les nazis.

L'écoute des nouvelles à la BBC est un rite. On guette le score des adversaires: nous avons bien du mal à marquer des points. Enfin! Le 21 juin 1941, une bonne nouvelle! La Russie - qui semblait jusqu'ici plutôt bien s'entendre avec les Allemands -se fait agresser par eux, et entre dans la guerre à nos côtés. Nous ne sommes plus seuls.

Bureau quotidien. Je suis traducteur. Vie sociale amusante. A Soho, il y a un petit restaurant belge où l'on mange des beef-steaks de cheval, ou de baleine, avec d'excellentes frites. On courre les filles.

Le capitaine M., mon chef, petit et rondouillard, ne sait pas l'anglais. Il courtise une dame petite et rondouillarde qui ne sait pas le français[4]. On prend le thé au Regent's Palace, à Piccadilly. Je suis un interprète efficace puisque mes clients se retirent dans la chambre du capitaine. Londres ronronne.

Mais je suis venu pour autre chose. À force de m'agiter, me voici à Camberley, un camp où se retrouvent les trois armes des FFL. C'est un plateau entouré de forêt, proche de Sandhurst, le Saint-Cyr anglais. Les baraquements, des 'Quonset huts', en forme de demi cylindre faits de tôle ondulée, posés sur un socle de béton, sont humides.

Le commandant Charles est le chef de l'armée de l'Air à Camberley. C'est un vieil as de l'aviation de chasse de la guerre de 14-18, il en garde une grande balafre en travers du visage. Il voudrait créer un centre d'entraînement pour ses aviateurs. Fin septembre 1941, me voici bombardé instructeur en radio, quoique bien ignorant. Ma classe, intelligente, doit rigoler de la façon, sans doute ingénieuse, dont je me tire d'affaire. Ils sont venus d'Amérique, d'Afrique et d'Océanie pour suivre mes cours de lecture au son et de manipulation de l'alphabet morse, et d'électronique primaire[5].

Le statut d'instructeur me permet d'échapper aux corvées barbantes - pluches de patates, nettoyage des chiottes - et d'être rapidement nommé caporal, puis caporal-chef. La pleurésie, qui a détruit mon espoir de jamais voler, me vaut le privilège d'une chambre en ville. [photo]

Vie quotidienne ennuyeuse. Train-train des casernes. Pluies d'automne, d'hiver. Il y a un Free French Club, où de charmantes anglaises servent le thé et enseignent à danser. Je ne suis pas très doué.

Un jour, une lettre, d'un tailleur londonien. C'est une facture pour un uniforme et un manteau d'officier! Le montant doit bien représenter six mois de ma solde! Il s'agit - ouf! - d'un presque homonyme: le capitaine de Chevigné.

Un apprenti pilote français, venu voler bas au-dessus du camp pour épater ses copains, écrase son biplan d'entraînement, un Tiger Moth, dans les bois alentour. Deux jambes cassées pour avoir mal étudié la façon dont l'air soutient, ou ne soutient pas, son avion.

La BBC nous raconte la visite de Churchill au Canada. Il y fait un discours où il déplore la défaite de la France. Il compare le manque de combativité de Pétain au courage de la reine des Pays-Bas[6]. Il dit que Sa Majesté Batave en a davantage que notre Maréchal, et que ce sont nos généraux qui ont fourvoyé leur gouvernement en affirmant qu'en trois semaines le cou de l'Angleterre serait tordu comme celui d'un poulet. "Some chicken!" dit Churchill, "some neck[7]!"

Pourtant les nouvelles sont toujours presque toutes mauvaises: les Japonais prennent Singapour; les U-Boot coulent en nombre toujours plus grand les navires qui approvisionnent les Iles Britanniques; ils les coulent toujours plus loin dans l'Atlantique, et sans doute se ravitaillent aux Antilles et à Saint-Pierre-et-Miquelon. Les cuirassés allemands Scharnhorst, Gneisenau et Prinz Eugen forcent le blocus anglais et s'échappent dans l'Atlantique, où ils font des trous dans ces convois qui nous ravitaillent. On recule en Libye. Et dans le port de New-York, le paquebot Normandie, notre plus beau, le Ruban Bleu[8], prend feu et se retourne...

Je bute par hasard - bien organisé, sans doute, mais je n'en sais rien - sur une filière. Un copain me parle de services secrets. Si la chose m'intéresse, je pourrais peut-être demander à retourner en France, comme opérateur radio clandestin par exemple. Espion, quoi. Mata-Hari, fusillé à l'aube, ce genre de chose. Et c'est si secret que ma pleurésie n'aura même pas de visite médicale à surmonter!

La monotonie de la vie à Camberley, sa contribution douteuse à la victoire finale, mon allergie à la hiérarchie, surtout si elle est militaire, me donnent de l'urticaire. Je suis trop remuant pour passer la guerre à me tortiller sur un rond de cuir, à saluer les galons tous azimuts. Cette nouvelle filière m'intéresse.

Hanky-panky.

Février l942. Ordre de route. Adieux au commandant Charles, pas très content parce que tout s'est fait - services secrets! - derrière son dos. Il me voulait du bien et je lui laisse un vide dans son centre d'instruction...

STS 52. Special Training School No 52. École Spéciale d'Entraînement, à Thame Park, non loin d'Oxford. C'est une de ces nombreuses 'country houses' - en France on dirait: château. - réquisitionnées pour le 'hanky-panky[9]'. Bâtiment majestueux, du XIXe siècle, avec une aile plus ancienne où se trouvait le mess des sous-officiers, belle pièce tapissée de panneaux de bois surmontés de personnages sculptés. Leurs visages ont été arasés, sans doute lors d'une crise de puritanisme des hommes d'Oliver Cromwell, ne laissant qu'un ovale: plus de nez, de bouche, d'yeux...

Pelouses à l'herbe de Printemps toute neuve, entourées d'un saut-de-loup, pour tenir le bétail à distance convenable de la maison. Grandes taches jaunes et blanches de jonquilles et de narcisses. Parc, arbres centenaires, un étang, des cygnes qui y nichent, trois canards s'y poursuivent amoureusement: le jardinier tient à nous dire que ce sont trois mâles. Quelque chose saute dans l'eau: poisson? grenouille? des ronds concentriques s'étalent à la surface.

Les stagiaires regardent vers les F.A.N.Y.[10], l'équipe de femmes de confiance: chauffeurs, secrétaires, chef de services, etc.. qui font tout marcher. Mon visage de gosse leur inspire le sobriquet de Baby-French. Délicieux Printemps anglais...

La BBC raconte un raid de parachutistes, dans la nuit du 27 au 28 février 1942, à Bruneval près du Havre, qui détruit la première station radar allemande, fraîchement installée, non sans en avoir prélevé les parties intéressantes que les scientifiques britanniques désiraient voir de près.

En mars 1942 la Royal Navy navigue un vieux destroyer américain, le Campbelltown, jusqu'à St.Nazaire, pour le planter dans les portes fermées d'une écluse de forme de radoub, la seule assez vaste pour y accueillir les plus grands cuirassés allemands, ceux-là mêmes qui font de gros dégats dans l'Atlantique. Sa proue est bourrée de cheddite. Des commandos profitent de la commotion pour débarquer et augmenter le désordre à travers les docks...

Raids aériens de plus en plus dévastateurs, de plus en plus fréquents, sur la France et l'Allemagne. Un convoi de matériel américain parvient à Mourmansk, malgré l'opposition forcenée de la Luftwaffe.

Pendant ce temps, nous apprenons la radio clandestine, et deux ou trois autres petites choses. On s'exerce au Morse, que je lis déjà à quinze mots/minute, à longueur de journée. L'ancien chef de la police de Hong-Kong nous montre l'art du pistolet. Vous êtes pressé? Tirez en visant comme si vous pointiez le doigt. C'est étonnant: la silhouette en face de moi est pleine de trous. Si le bruit du pistolet vous gêne, il y a des silencieux. Si vous préférez utiliser votre poignard, frappez plutôt de bas en haut, et non pas comme au cinéma, de haut en bas, car alors, si vous ratez votre coup, la trajectoire du couteau risque de se terminer dans votre cuisse...

Ou alors venez par derrière posez votre bras autour de son cou, votre coude sous son menton, et là, sous les côtes, il y a le foie... Si vous n'avez pas de couteau, il y a des façons méchantes d'empoigner l'autre...

Le dessus d'une armoire est une meilleure cachette que le dessous. Le flic moyen se baissera volontiers pour regarder mais il est moins probable qu'il grimpera sur une chaise pour jeter un regard plongeant derrière la corniche. On apprend à enterrer un parachute sans trop laisser de traces, à coder les télégrammes, à cacher un message dans un texte anodin, à utiliser les encres sympathiques... Et on m'enseigne à conduire une automobile.

Et si on est pris? Ça sera une expérience désagréable. Une pastille de cyanure, à avaler pour permettre d'y échapper, fait partie de la panoplie. Mais il n'y a aucune obligation de s'en servir. C'est à vous de choisir. Nul ne peut dire à l'avance ce qu'il fera sous la torture: essayez de ne pas parler, de parler le moins possible, le plus tard possible, de tenir au moins trois jours pour que la nouvelle de votre arrestation ait le temps d'être connue de vos amis, et ainsi favoriser leur sauvegarde. Tout dépend des capacités de résistance de votre corps et de votre esprit, et de l'habileté de votre tortionnaire... Toutes choses que l'on ne peut découvrir que sur le tas...

Pour les catholiques, à qui l'Eglise interdit le suicide, un prêtre explique dans un document comment on peut avaler son cyanure la conscience tranquille:

"Mon cher ami,

Tu pars en France comme parachutiste, et on te remet du poison pour te tuer rapidement au cas où tu tomberais dans les mains des Allemands.
Tu es peut-être catholique: tu sais que tu n'as pas le droit de te suicider et tu te demandes probablement si en conscience tu as le droit d'utiliser ce poison. Voici, je crois, comment tu dois raisonner.
La morale catholique a toujours permis qu'on accomplisse un acte indifférent qui produit deux conséquences: l'une bonne et l'autre mauvaise, pourvu qu'on s'attache à la bonne et qu'on néglige la mauvaise.
Si tu dois un jour absorber ce poison, tu pourras légitimement te dire que tu fais le sacrifice de ta vie pour la sécurité d'autres Français, qu'en faisant cela tu peux accomplir un acte de charité magnifique et que bien loin de commettre un péché mortel, tu peux accomplir, au contraire, un très bel acte de vertu.
Tu sais qu'il existe actuellement des piqûres qui endorment la volonté au point de la rendre incapable de garder un secret. Donc, que tu le veuilles ou non, il sera toujours possible aux Allemands de connaître exactement tout ce que tu veux leur cacher, et particulièrement les noms et adresses de tous les agents que tu vas visiter en France, les lieux d'atterrissage habituels pour tes camarades, ou ceux qui viennent les chercher.
Ton cerveau devient comme un livre ouvert, ou si tu préfères, ton cerveau est un document ultra-secret qui, tombé aux mains de l'ennemi, peut être facilement déchiffré. Il faut donc absolument que ce document soit détruit avant de tomber aux mains de l'ennemi.
Il n'est pas question dans le cas présent, de suicide, il est question d'un acte indifférent (destruction d'un document secret) qui a deux conséquences: la première mauvaise: ta mort; la deuxième bonne: la sauvegarde de l'existence de tous ceux dont les noms sont inscrits sur ce document facile à déchiffrer qu'est ton cerveau.
Donc, dans le cas où tu connais des renseignements qui, livrés aux Allemands, leur permettraient d'exécuter d'autres Français et où la destruction de ton cerveau serait absolument le seul moyen d'éviter que ce document passe à l'ennemi, tu as le droit d'absorber ce poison qui seul rendra le document inutilisable.
Mais tu commettrais un suicide et tu n'aurais absolument pas le droit d'absorber ce poison uniquement pour échapper à la torture, ou parce que, par terreur des Allemands, tu ne veux pas tomber vivant entre leurs mains. Partant, pour des raisons personnelles, tu n'as jamais le droit de porter atteinte à ta vie que pour sauver d'autres vies françaises, comme un soldat a le droit de se faire sauter en faisant sauter un pont ou une forteresse dont la position permettrait à l'ennemi de tuer d'autres soldats[11].
Aumônier Lagrave "

La vie à Thame Park est confortable. Le caporal-chef que je suis est assimilé au rang de sous-lieutenant. Tous les matins un batman[12] frappe à ma porte, me réveille avec une tasse de thé: "Good morning, Sir! Seven o'clock, Sir! Your tea, Sir!" Le soir on va au Pub, le bistro du coin. Pas souvent car on n'est pas riche.

Le Général a dit que, pour éviter que l'on nous accuse d'être des mercenaires, les Français Libres ne recevrons que la solde de base, sans les primes de spécialités qui l'arrondissent chez nos alliés, donc moins que tout le monde, et surtout moins que les Américains, qui eux, dégoulinent de fric. Heureusement qu'il y a des filles à l'âme romantique, pour qui l'argent n'est pas tout...

Je lis à présent, et manipule, le Morse aisément à 20 mots/minute. C'est honorable. On passe à autre chose: exercices. On fait comme si. Chez l'habitant, ici et là dans l'Angleterre, avec un poste émetteur-récepteur, on établit des liaisons avec la base.

Le premier exercice est raté. Nous sommes pris par la 'gestapo': j'ai rendez-vous en gare de Manchester avec un 'agent' à qui je dois remettre un poste émetteur. Un flic à l'oeil de lynx trouve étrange que ces deux jeunes gens en civil, en âge de porter l'uniforme, se passent ainsi une mallette. Courtois: "Pourrais-je voir ce qu'il y a dedans?" On rit, on sort nos laisser-passer, mais on a perdu la première manche.

Le soir on traîne dans les Pubs, à écouter les conver-sations pour trouver de quoi étoffer les télégrammes que nous envoyons à la base. Nous entendons et transmettons des choses qui parfois y sèment la consternation: l'Anglais au bistro n'est pas toujours aussi discret et taciturne qu'il en a la réputation.

De retour dans la famille anglaise qui m'héberge, je réunis mes 'informations' et je les mets, codées, en forme de télégramme, fait de groupes de cinq lettres. À l'heure du rendez-vous avec la Centrale, sur la longueur d'onde convenue, j'appelle. Elle me répond et je lui transmets mon texte, sur ondes courtes, et en Morse, cet alphabet dont les lettres sont faites de combinaisons de points et de traits successifs. C'est une technique pratique qui permet de communiquer sur n'importe quelle distance avec des appareils simples et légers, à condition d'avoir des opérateurs compétents, et de savoir se plier aux contraintes de la propagation des ondes: seules certaines longueurs d'onde fonctionnent à certaines heures pour couvrir une distance particulière.

C'est un jeu qui me plaît depuis ma plus tendre enfance: émerveillement lorsque pour la première fois on a posé sur mes oreilles un casque à écouteurs d'où sortaient des voix, de la musique; fascination devant le fer à souder qui liait ensemble les fils d'antenne (sursaut lorsque, comme une flèche sortant d'un arc, le chien file en hurlant parce qu'une goutte de soudure lui est tombée sur le dos!). Doute quant au phénomène 'sans fil' qu'on me décrivait: tous mes dessins de postes récepteurs de cette époque, bardés de lampes, de selfs, et de haut-parleurs en forme de point d'interrogation, étaient reliés à la Tour Eiffel par un fil discret tracé sur le bord de la page. Plus tard, construction d'un poste à galène que j'écoutais au lit dans le dortoir, à Janson de Sailly. Puis l'entrée dans le monde radio-amateur...

Nouvelles de la BBC: raid de l000 bombardiers sur Cologne. Le surlendemain, 1000 encore sur Essen... Peu à peu la puissance de feu des Alliés s'épanouit... On a fait des progrès depuis Guernica...

Permission un week-end à Londres, Christian Motté-Houbigant et moi. On dîne chez Hatchett's: Stéphane Grappelli, un ancien du Boeuf sur le Toit parisien, membre du Hot Club de France, y joue. Le plaisir de cette musique de jazz, souvent entendue à la TSF avant la guerre! Christian me présente à une superbe Irlandaise blonde, aux dents étincelantes, qui m'offre l'hospitalité...

Sauter.

     Cerfs-volants de tous les pays, unissez-vous.
     Romain Gary.
STS 51. École spéciale d'entraînement, à Ringway près de Manchester. On y apprend à sauter d'un avion en vol, à l'aide d'un parachute. Sur le terrain d'atterrissage nous regardons au-dessus de nous la ronde des appareils dans le ciel bleu. Ils pondent des oeufs qui s'ouvrent en corolles, qui descendent lentement, se balancent, un insecte à forme humaine suspendu à chacune d'elles. C'est impressionnant, mais si les autres peuvent le faire, pourquoi pas moi?

Gymnastique d'assouplissement. La théorie: la terre est dure, le corps humain d'une masse M, doté d'une vitesse V, contient une énergie cinétique E qui va se dissiper au moment de l'impact avec le sol. Si ça se fait d'un coup, paf! sur la tête par exemple, ça va faire mal. Il s'agit d'étaler ce choc dans le temps, sur la plus grande surface possible, et sur l'assemblage des membres le moins fragile: tirer sur les suspentes pour réduire la vitesse au moment de toucher le sol: d'abord les pieds, puis les hanches, puis les épaules; garder les jambes réunies et pliées, les coudes au corps. Deux jambes ensemble sont plus solides qu'une seule; pliées et souples, elles cassent moins facilement que tendues et raides; tomber sur la pointe du coude écarté du corps est affligeant. En classe c'est évident, sur le terrain c'est moins facile à réaliser.

Une fois à terre il faut vider le parachute d'air avant que le vent ne l'entraîne, et soi avec, à travers champs. Il y a aussi des techniques pour, un peu, dévier la trajectoire du parachute dans une direction désirée pour éviter de s'accrocher sur un arbre ou d'amerrir parmi les canards d'une mare de ferme. Mais notre stage n'est que de six jours et quatre sauts...

Premier saut. Vêtus d'une épaisse combinaison, on part pour l'aérodrome. Au magasin chacun reçoit son parachute des mains d'une W.A.A.F[13]. On endosse le harnais.

L'instructeur explique: personne n'est obligé de sauter, il est permis de changer d'avis jusqu'au dernier moment au-dessus du terrain. Bien sûr, dans ce cas, il faudra revenir et atterrir ici avec l'avion, et remettre soi-même le parachute, encore dans son sac, aux filles du magasin...

L'avion est un Armstrong Whitworth 'Whitley'. Il a une curieuse attitude en vol, une inclinaison, comme s'il avait l'intention de partir en piqué, qui lui a valu le sobriquet de 'Flying coffin', le cercueil volant. C'est un bi-moteur, pas très moderne, avec un trou découpé dans le plancher de la carlingue.

Les parachutes sont du type dit statique: une lanière reliée au sommet du parachute et terminée par un mousqueton est accrochée à une draille d'acier fixée le long de la carlingue. L'ouverture est automatique: lors du saut, le parachute, retenu par le mousqueton endraillé et la lanière, se déplie hors de son sac et s'ouvre rapidement. Ce qui permet des sauts à basse altitude et réduit à la fois la dérive du parachute et le temps passé en l'air, cible sans défense.

On grimpe dans l'appareil, chacun endraille son mousqueton - le dispatcher[14] vérifie soigneusement - et on s'assied le dos contre la carlingue, de part et d'autre du trou. Plaisanteries vaseuses que le pauvre homme subit sans doute à chaque chargement: "Pardon, vous descendez à la prochaine?" Les moteurs accélèrent, l'avion roule et se met en bout de piste.

Essai des moteurs plein gaz, freins serrés, avion prêt à bondir, vibrations intenses, tension parmi les passagers. Rugissement, la bête est lâchée, elle fonce, touche terre encore une fois: "Airborne"! C'est l'air qui nous porte. Le dispatcher, poing fermé et pouce debout, cligne de l'oeil: tout va bien. C'est la première fois que je monte en avion.

Le dispatcher hurle contre le bruit des moteurs, rappelle les consignes: "Au commandement ACTION STATION! vous vous asseyez sur le bord du trou, et à GO! vous vous poussez des mains de façon à tomber bien droit dans le trou." Une lumière verte s'allume. Il crie: "ACTION STATION!" Le premier sauteur, les jambes dans le trou, s'équilibre sur le bord. Lumière rouge. "GO!" Les mains appuyées sur le bord du trou il se pousse se laisse glisser les lanières claquent... On entend frapper des coups, on dirait que c'est à l'extérieur de la carlingue: regards inquiets...

Le dispatcher rit: le copain est bien parti, ce que l'on entend, c'est la lanière qui gesticule dans la turbulence de l'air et cogne le fuselage. Au tour du deuxième sauteur. Le troisième a une hésitation - que résout d'une petite pression du genou le dispatcher - et glisse dans le trou.

C'est à moi. Quel vent sur le bord de ce trou! Mon équilibre me paraît bien précaire: et si un mouvement de l'avion me faisait tomber avant le signal du navigateur?

"GO!": légère poussée de mes mains chute claquement des lanières vent qui me saisit ça me soulève par les épaules l'avion s'éloigne silence soudain. Oiseau. Enfin presque, plutôt cerf-volant. Plaisir exquis. Je voudrais que ça dure.

La terre se rapproche. En bas, l'homme au mégaphone: "Genoux pliés! Jambes réunies! Coudes au corps!" La terre accélère, mes pieds touchent, mes hanches, mes épaules, je m'allonge, le parachute aussi et commence à me traîner. Je tire sur une suspente pour le dégonfler. Ça marche, il s'écroule. Encore trois sauts et me voici parachutiste. Nous sommes le 22 mai l942. Le départ est pour bientôt.

À Londres, un soir, je vais au cinéma. On y joue 'The Moon is Down'. On y voit un parachutiste atterrir la nuit, au clair de la lune, en Norvège. Sitôt au sol, des Allemands lui tirent dessus et il s'enfuit à travers bois sous la mitraille. Ouf! Il s'en sort.

M. Marx, le 'code wizard'[15] me donne mes codes. Le service des vêtements vérifie le contenu de ma valise: il ne faut pas d'étiquettes anglaises sur mes vêtements. On examine le poste émetteur, un Paraset, petit et léger, et le plan des rendez-vous avec la 'Home Station', imprimé en microphoto. Ça, ce sont des comprimés pour rendre l'eau potable[16]. Voici un paquet de rations de survie, et une carte de France imprimée sur de la soie. Et ça, bien enveloppé de tissu imperméable, c'est la pilule au cyanure. Et un pistolet automatique calibre 7,65. [photo]

Le 28 mai 1942. C'est pour ce soir. Voyage en voiture. Barrière fermant l'accès d'une longue allée. Sentinelles au regard aigu. Gros chiens qui reniflent. On roule dans un bois. Encore une 'maison de campagne', mais plus modeste que Thame Park. Dernières vérifications, dernières recommandations. Photocopie d'une carte Michelin: "On va te lâcher là, à côté de cette route-ci, tout juste au Sud de Thoissey, tu marches le long de cette route-là, et tu arrives à la gare de Romanèche-Thorins, où tu prends le train pour Lyon." Non, ils n'ont pas l'horaire de la SNCF.

Le Paraset et mes vêtements seront dans la grosse valise, rembourrée et attachée dans les suspentes du parachute, au dessus de ma tête. A l'atterrissage, je sortirai la petite valise de la grosse, et j'aurai ainsi de la place pour mettre les denrées rares dont les poches de ma combinaison seront bourrées: chocolat, café, savon[17].

À table, on fait connaissance, l'équipage et moi. Le commandant de bord est 'Bunny' Rymills, étudiant en architecture, apiculteur amateur, grand, blond, vingt-et-un ans.

L'avion, un quadrimoteur Handley-Page Halifax, fait plus sérieux que le Whitley de l'entraînement. Départ de Tangmere, un aérodrome près de la côte Sud. Dernier sourire échangé avec la FANY qui nous a conduits jusqu'au bord de l'avion. On grimpe dedans, on ferme tout. Décollage. On est aussitôt au-dessus de la mer: la lune s'y reflète. Voici la côte de France qui se découpe dans le reflet. A 23h35 on survole Cabourg: DCA légère. L'avion va jusqu'à la Loire, puis rencontre des nuages, de la pluie, en sort à la hauteur de St. Etienne.

Réveil. Dans un sac de couchage, j'ai dormi un peu. On est près de Lyon. L'équipage a pour ce vol trois missions. La première - nom de code ARBUTUS - est un parachutage de containers[18]. L'avion ralentit, descend, tourne, cherche le balisage. En voici enfin les lumières. On va plus loin, on revient nez au vent. J'imagine, au sol, les visages de l'équipe de réception tournés vers le ciel, qui regardent à la lumière de la lune ces grosses fleurs qui descendent, réalisatrices de leurs désirs: armes, explosifs, argent, émetteurs de radio...

Les containers largués, les moteurs reprennent leur ronron de croisière, l'avion reprend de la hauteur. On vole sur Lyon. Deuxième mission: répandre des tracts. À la fois la bonne parole et un alibi pour la présence de l'avion dans le ciel cette nuit-là. C'est le radio-mitrailleur qui sert de dispatcher. Il jette les paquets dans le trou. Je l'aide.

On remonte la vallée de la Saône vers mon point de saut. Mais voici que le temps se gâte, la zone est orageuse. Le pilote dit qu'il serait déraisonnable de me laisser sauter dans ces rafales de vent. La troisième mission - EEL - est loupée. On rentre.

L'avion reprend de l'altitude. Dans la cabine de pilotage, on vide les thermos de café, on achève les sandwichs. Autour de nous le spectacle est fantastique: on vole au ras d'une mer de nuages écarlates, des cumulus enflammés en jaillissent comme des oeufs battus en neige rouge et orange côté face au soleil, blanc, gris, ardoise côté face à la nuit, et que le Halifax percute dans un délire polychrome.

Au dessus de la Manche l'opérateur prend contact avec la radio du sol pour nous faire reconnaître. Les moteurs ralentissent, on s'enfonce dans la brume. Atterrissage. Il est six heures douze. C'est la première fois que je descends d'un avion sans me servir d'un parachute. Petit déjeuner de luxe: rarissime oeuf à la coque. On dort.[19]

Le lendemain soir, le 30 mai, on recommence. L'avion franchit la côte française au-dessus du Crotoy, va jusqu'à Orléans puis oblique vers le Sud-Est. Tracts sur Lyon. Et puis c'est mon tour. Lumière verte. J'ai les pieds qui pendent dans le vide. Lumière rouge. "OK, off you go[20]", dit le dispatcher sur un ton plaisant, comme si nous venions de prendre le thé, au lieu de l'habituel commandement hurlé "GO!" que j'attendais. L'effort pour se lancer de soi-même dans le vide, est plus dur que lorsque réflexe à un ordre. Je plonge dans la turbulence.

L'avion est déjà loin. Le silence jaillit, brutal sur mes oreilles encore pleines du raffut des moteurs. Je flotte au clair de lune, une fleur immense au-dessus de ma tête. L'air est chaud.

Il s'agit d'un saut 'blind', à l'aveuglette, c'est-à-dire qu'au sol personne ne m'attend, personne ne balise le terrain, qui a été choisi d'après la carte, un peu au hasard. Mon parachute me mène vers une grande prairie entourée d'arbres. La descente est si lente - sans doute y a-t-il un courant d'air ascendant - que je pourrais rester debout en touchant terre, mais je m'allonge. Pas un souffle de vent. Le parachute s'effondre comme un soupir.

     Chapitre quatre: Le 31 Mai 1942 à 2 heures du matin...

(Copyright (c) Maurice de Cheveigné)