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ACTE II, Scènes 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
ACTE III, Scènes 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

 

PERSONNAGES

    LE PRINCE
    UN SEIGNEUR
    FLAMINIA, fille d'un domestique du Prince
    LISETTE, soeur de Flaminia
    SILVIA, aimée du Prince et d'Arlequin
    ARLEQUIN
    TRIVELIN, officier du palais
    DES LAQUAIS
    DES FILLES DE CHAMBRE

    La scène est dans le palais du Prince.

 

ACTE PREMIER

SCENE PREMIERE

SILVIA, TRIVELIN et quelques femmes à la suite de Silvia.


(Silvia paraît sortir comme fâchée.)
TRIVELIN __ Mais, Madame, écoutez-moi.
SILVIA __ Vous m'ennuyez.
TRIVELIN __ Ne faut-il pas être raisonnable ?
SILVIA, impatientée. __ Non, il ne faut pas l'être, et je ne la serai point.
TRIVELIN __ Cependant...
SILVIA, avec colère. __ Cependant, je ne veux point avoir de raison; et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n'en veux point avoir : que ferez-vous là ?
TRIVELIN __ Vous avez soupé hier si légèrement, que vous serez malade si vous ne prenez rien ce matin.
SILVIA __ Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d'être malade. Ainsi, vous n'avez qu'à renvoyer tout ce qu'on m'apporte; car je ne veux aujourd'hui ni déjeuner, ni dîner, ni souper; demain la même chose; je ne veux qu'être fâchée, vous haïr tous tant que vous êtes, jusqu'à ce que j'aie vu Arlequin, dont on m'a séparée. Voilà mes petites résolutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n'avez qu'à me prêcher d'être plus raisonnable. Cela sera bientôt fait.
TRIVELIN __ Ma foi, je ne m'y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole. Si j'osais cependant...
SILVIA, plus en colère. __ Eh bien ! ne voilà-t-il pas encore un cependant ?
TRIVELIN __ En vérité, je vous demande pardon, celui-là m'est échappé, mais je n'en dirai plus, je me corrigerai; je vous prierai seulement de considérer...
SILVIA __ Oh ! vous ne vous corrigez pas; voilà des considérations qui ne me conviennent point non plus.
TRIVELIN, continuant. __ ... que c'est votre Souverain qui vous aime.
SILVIA __ Je ne l'empêche pas, il est le maître; mais faut-il que je l'aime, moi ? Non; et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas : cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas.
TRIVELIN __ Songez que c'est sur vous qu'il fait tomber le choix qu'il doit faire d'une épouse entre ses sujettes.
SILVIA __ Qui est-ce qui lui a dit de me choisir ? M'a-t-il demandé mon avis ? S'il m'avait dit << Me voulez-vous, Silvia ? >>, je lui aurais répondu : << Non, Seigneur; il faut qu'une honnête femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. >> Voilà la pure raison, cela; mais point du tout, il m'aime, crac, il m'enlève, sans me demander si je le trouverai bon.
TRIVELIN __ Il ne vous enlève que pour vous donner la main.
SILVIA __ Eh ! que veut-il que je fasse de cette main, si je n'ai pas envie d'avancer la mienne pour la prendre ? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux ?
TRIVELIN __ Voyez, depuis deux jours que vous êtes ici, comment il vous traite : n'êtes-vous pas déjà servie comme si vous étiez sa femme ? Voyez les honneurs qu'il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre suite, les amusements qu'on tâche de vous procurer par ses ordres. Qu'est-ce qu'Arlequin au prix d'un Prince plein d'égards, qui ne veut pas même se montrer qu'on ne vous ait disposée à le voir ? D'un Prince jeune, aimable et rempli d'amour, car vous le trouverez tel ? Eh ! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs.
SILVIA __ Dites-moi, vous et toutes celles qui me parlent, vous a-t-on mis avec moi, vous a-t-on payés pour m'impatienter, pour me tenir des discours qui n'ont pas le sens commun, qui me font pitié ?
TRIVELIN __ Oh ! parbleu ! je n'en sais pas davantage; voilà tout l'esprit que j'ai.
SILVIA __ Sur ce pied-là, vous seriez tout aussi avancé de n'en point avoir du tout.
TRIVELIN __ Mais encore, daignez, s'il vous plaît, me dire en quoi je me trompe.
SILVIA, en se tournant vivement de son côté. __ Oui, je vais vous le dire en quoi, oui...
TRIVELIN __ Eh ! doucement, Madame ! Mon dessein n'est pas de vous fâcher.
SILVIA __ Vous êtes donc bien maladroit !
TRIVELIN __ Je suis votre serviteur.
SILVIA __ Eh bien ! mon serviteur, qui me vantez tant les honneurs que j'ai ici, qu'ai-je affaire de ces quatre ou cinq fainéantes qui m'espionnent toujours ? On m'ôte mon amant, et on me rend des femmes à la place; ne voilà-t-il pas un beau dédommagement ? Et on veut que je sois heureuse avec cela ! Que m'importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me régaler ? Arlequin chantait mieux que tout cela, et j'aime mieux danser moi-même que de voir danser les autres, entendez-vous ? Une bourgeoise contente dans un petit village, vaut mieux qu'une princesse qui pleure dans un bel appartement. Si le Prince est si tendre, ce n'est pas ma faute; je n'ai pas été le chercher; pourquoi m'a-t-il vue ? S'il est jeune et aimable, tant mieux pour lui; j'en suis bien aise. Qu'il garde tout cela pour ses pareils, et qu'il me laisse mon pauvre Arlequin, qui n'est pas plus gros monsieur que je suis grosse dame, pas plus riche que moi, pas plus glorieux que moi, pas mieux logé; qui m'aime sans façon, que j'aime de même, et que je mourrai de chagrin, de ne pas voir. Hélas ! le pauvre enfant, qu'en aura-t-on fait ? Qu'est-il devenu ? Il se désespère quelque part, j'en suis sûre; car il a le coeur si bon ! Peut-être aussi qu'on le maltraite... (Elle se dérange de sa place.) Je suis outrée; tenez, voulez-vous me faire un plaisir ? Otez-vous de là, je ne puis vous souffrir; laissez-moi m'affliger en repos.
TRIVELIN __ Le compliment est court, mais il est net; tranquillisez-vous pourtant, Madame.
SILVIA __ Sortez sans me répondre, cela vaudra mieux.
TRIVELIN __ Encore une fois, calmez-vous. Vous voulez Arlequin, il viendra incessamment ; on est allé le chercher.
SILVIA, avec un soupir. __ Je le verrai donc ?
TRIVELIN __ Et vous lui parlerez aussi.
SILVIA, s'en allant. __ Je vais l'attendre; mais si vous me trompez, je ne veux plus ni voir ni entendre personne.
(Pendant qu'elle sort, le Prince et Flaminia entrent d'un autre côté et la regardent sortir.)

SCENE II

LE PRINCE, FLAMINIA, TRIVELIN


LE PRINCE, à Trivelin. __ Eh bien ! as-tu quelque espérance à me donner ? Que dit-elle ?
TRIVELIN __ Ce qu'elle dit, Seigneur, ma foi, ce n'est pas la peine de le répéter; il n'y a rien encore qui mérite votre curiosité.
LE PRINCE __ N'importe; dis toujours.
TRIVELIN __ Eh non, Seigneur; ce sont de petites bagatelles dont le récit vous ennuierait; tendresse pour Arlequin, impatience de le rejoindre, nulle envie de vous connaître, désir violent de ne vous point voir, et force haine pour nous : voilà l'abrégé de ses dispositions. Vous voyez bien que cela n'est point réjouissant; et franchement, si j'osais dire ma pensée, le meilleur serait de la remettre où on l'a prise. (Le Prince rêve tristement.)
FLAMINIA __ J'ai déjà dit, la même chose au Prince; mais cela est inutile. Aussi continuons, et ne songeons qu'à détruire l'amour de Silvia pour Arlequin.
TRIVELIN __ Mon sentiment à moi est qu'il y a quelque-chose d'extraordinaire dans cette fille-là; refuser ce qu'elle refuse, cela n'est point naturel; ce n'est point là une femme, voyez-vous; c'est quelque créature d'une espèce à nous inconnue. Avec une femme nous irions notre train; celle-ci nous arrête; cela nous avertit d'un prodige; n'allons pas plus loin.
LE PRINCE __ Et c'est ce prodige qui augmente encore l'amour que j'ai conçu pour elle.
FLAMINIA, en riant. __ Eh ! Seigneur, ne l'écoutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fée; je connais mon sexe : il n'a rien de prodigieux que sa coquetterie. Du côté de l'ambition, Silvia n'est point en prise ; mais elle a un coeur, et par conséquent de la vanité; avec cela, je saurai bien la ranger à son devoir de femme. Est-on allé chercher Arlequin ?
TRIVELIN __ Oui, je l'attends.
LE PRINCE, d'un air inquiet. __ Je vous avoue, Flaminia, que nous risquons beaucoup à lui montrer son amant : sa tendresse pour lui n'en deviendra que plus forte.
TRIVELIN __ Oui; mais, si elle ne le voit, l'esprit lui tournera, j'en ai sa parole.
FLAMINIA __ Seigneur, je vous ai déjà dit qu'Arlequin nous était nécessaire.
LE PRINCE __ Oui, qu'on l'arrête autant qu'on pourra vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s'il veut en épouser une autre que sa maîtresse.
TRIVELIN __ Il n'y a qu'à réduire ce drôle-là, s'il ne veut pas.
LE PRINCE __ Non; la loi qui veut que j'épouse une de mes sujettes, me défend d'user de violence contre qui que ce soit.
FLAMINIA __ Vous avez raison. Soyez tranquille, j'espère que tout se fera à l'amiable; Silvia vous connaît déjà, sans savoir que vous êtes le Prince, n'est-il pas vrai ?
LE PRINCE __ Je vous ai dit qu'un jour à la chasse, écarté de ma troupe, je la rencontrai près de sa maison; j'avais c'est tout comme un homme qui n'aurait jamais bu que de belles eaux bien claires : le vin ou l'eau-de-vie ne lui plairaient pas.
LISETTE, étonnée. __ Mais, de la façon dont tu arranges mes agréments, je ne les trouve pas si jolis que tu dis.
FLAMINIA, d'un air naïf. __ Bon ! c'est que je les examine, moi : voilà pourquoi ils deviennent ridicules; mais tu es en sûreté de la part des hommes.
LISETTE __ Que mettrai-je donc à la place de ces impertinences que j'ai ?
FLAMINIA __ Rien ! tu laisseras aller tes regards comme ils iraient, si ta coquetterie les laissait en repos; ta tête comme elle se tiendrait, si tu ne songeais pas à lui donner des airs évaporés; et ta contenance tout comme elle est quand personne ne te regarde. Pour essayer, donne-moi quelque échantillon de ton savoir-faire, regarde-moi d'un air ingénu.
LISETTE, se tournant. __ Tiens, ce regard-là est-il bon ?
FLAMINIA __ Hum ! il a encore besoin de quelque correction.
LISETTE __ Oh ! dame ! veux-tu que je te dise ? Tu n'es qu'une femme; est-ce que cela anime ? Laissons cela, car tu m'emporterais la fleur de mon rôle. C'est pour Arlequin, n'est-ce pas ?
FLAMINIA __ Pour lui-même.
LISETTE __ Mais, le pauvre garçon ! si je ne l'aime pas, je le tromperai. Je suis fille d'honneur, et je m'en fais un scrupule.
FLAMINIA __ S'il vient à t'aimer, tu l'épouseras et cela fera ta fortune. As-tu encore des scrupules ? Tu n'es, non plus que moi, que la fille d'un domestique du Prince, et tu deviendras grande dame.
LISETTE __ Oh ! voilà ma conscience en repos; et, en ce cas-là, si je l'épouse, il n'est pas nécessaire que je l'aime. Adieu ! tu n'as qu'à m'avertir quand il sera temps de commencer.
FLAMINIA __ Je me retire aussi, car voilà Arlequin qu'on amène.

SCENE IV.

ARLEQUIN, TRIVELIN.


(Arlequin regarde Trivelin et tout l'appartement avec étonnement.)
TRIVELIN __ Eh bien ! seigneur Arlequin, comment vous trouvez-vous ici ? (Arlequin ne dit mot.) N'est-il pas vrai que voilà une belle maison.
ARLEQUIN __ Que diantre ! qu'est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble ? Qu'est-ce que c'est que vous ? Que me voulez-vous ? Où allons-nous ?
TRIVELIN __ Je suis un honnête homme, à présent votre domestique; je ne veux que vous servir, et nous n'allons pas plus loin.
ARLEQUIN __ Honnête homme ou fripon, je n'ai que faire de vous; je vous donne votre congé, et je m'en retourne.
TRIVELIN, l'arrêtant. __ Doucement !
ARLEQUIN __ Parlez donc; hé, vous êtes bien impertinent d'arrêter votre maître !
TRIVELIN __ C'est un plus grand maître que vous qui vous a fait le mien.
ARLEQUIN __ Qui est donc cet original-là, qui me donne des valets malgré moi ?
TRIVELIN __ Quand vous le connaîtrez, vous parlerez autrement. Expliquons-nous à présent.
ARLEQUIN __ Est-ce que nous avons quelque chose à nous dire ?
TRIVELIN __ Oui, sur Silvia.
ARLEQUIN, charmé, et vivement. __ Ah ! Silvia ! Hélas ! je vous demande pardon; voyez ce que c'est, je ne savais pas que j'avais à vous parler.
TRIVELIN __ Vous l'avez perdue depuis deux jours ?
ARLEQUIN __ Oui : des voleurs me l'ont dérobée.
TRIVELIN __ Ce ne sont pas des voleurs.
ARLEQUIN __ Enfin, si ce ne sont pas des voleurs, ce sont toujours des fripons.
TRIVELIN __ Je sais où elle est.
ARLEQUIN, charmé, et le caressant. __ Vous savez où elle est, mon ami, mon valet, mon maître, mon tout ce qu'il vous Plaira ? Que je suis fâché de n'être pas riche, je vous donnerais tous mes revenus pour gages. Dites, l'honnête homme, de quel côté faut-il tourner ? Est-ce à droite, à gauche, ou tout devant moi ?
TRIVELIN __ Vous la verrez ici.
ARLEQUIN, charmé, et d'un air doux. __ Mais quand j'y songe, il faut que vous soyez bien bon, bien obligeant pour m'amener ici comme vous faites ? O Silvia, chère enfant de mon âme, ma mie, je pleure de joie !
TRIVELIN, à part les premiers mots. __ De la façon dont ce drôle-là prélude, il ne nous promet rien de bon. Écoutez, j'ai bien autre chose à vous dire.
ARLEQUIN, le pressant. __ Allons d'abord voir Silvia; prenez pitié de mon impatience.
TRIVELIN __ Je vous dis que vous la verrez; mais il faut que je vous entretienne auparavant. Vous souvenez-vous d'un certain cavalier qui a rendu cinq ou six visites à Silvia, et que vous avez vu avec elle ?
ARLEQUIN, triste. __ Oui, il avait la mine d'un hypocrite.
TRIVELIN __ Cet homme-là a trouvé votre maîtresse fort aimable.
ARLEQUIN __ Pardi ! il n'a rien trouvé de nouveau.
TRIVELIN __ Il en a fait au Prince un récit qui l'a enchanté.
ARLEQUIN __ Le babillard !
TRIVELIN __ Le Prince a voulu la voir, et a donné l'ordre qu'on l'amenât ici.
ARLEQUIN __ Mais il me la rendra, comme cela est juste ?
TRIVELIN __ Hum ! il y a une petite difficulté; il en est devenu amoureux et souhaiterait d'en être aimé à son tour.
ARLEQUIN __ Son tour ne peut pas venir; c'est moi qu'elle aime.
TRIVELIN __ Vous n'allez point au fait; écoutez jusqu'au bout.
ARLEQUIN, haussant le ton. __ Mais le voilà, le bout est-ce que l'on veut me chicaner mon bon droit ?
TRIVELIN __ Vous savez que le Prince doit se choisir une femme dans ses États ?
ARLEQUIN __ Je ne sais point cela; cela m'est inutile.
TRIVELIN __ Je vous l'apprends.
ARLEQUIN, brusquement. __ Je ne me soucie pas de nouvelles.
TRIVELIN __ Silvia plaît donc au Prince, et il voudrait lui plaire avant que de l'épouser. L'amour qu'elle a pour vous fait obstacle à celui qu'il tâche de lui donner pour lui.
ARLEQUIN __ Qu'il fasse donc l'amour ailleurs : car il n'aurait que la femme, moi j'aurais le coeur; il nous manquerait quelque chose à l'un et à l'autre, et nous serions tous trois mal à notre aise.
TRIVELIN __ Vous avez raison; mais ne voyez-vous pas que, si vous épousiez Silvia, le Prince resterait malheureux ?
ARLEQUIN, après avoir rêvé. __ A la vérité, il serait d'abord un peu triste; mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console. Au lieu que, s'il l'épouse, il fera pleurer ce pauvre enfant; je pleurerai aussi, moi; et il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a pas de plaisir à rire tout seul.
TRIVELIN __ Seigneur Arlequin, croyez moi, faites quelque chose pour votre maître; il ne peut se résoudre à quitter Silvia. je vous dirai même qu'on lui a prédit l'aventure qui la lui a fait connaître, et qu'elle doit être sa femme; il faut que cela arrive; cela est écrit là-haut.
ARLEQUIN __ Là-haut on n'écrit pas de telles impertinences; pour marque de cela, si on avait prédit que je dois vous assommer, vous tuer par derrière, trouveriez-vous bon que j'accomplisse la prédiction ?
TRIVELIN __ Non, vraiment ! il ne faut jamais faire de mal à personne.
ARLEQUIN __ Eh bien ! c'est ma mort qu'on a prédite; ainsi, c'est prédire rien qui vaille, et dans tout cela, il n'y a que l'astrologue à pendre.
TRIVELIN __ Eh ! morbleu, on ne prétend pas vous faire du mal; nous avons ici d'aimables filles; épousez-en une, vous y trouverez votre avantage.
ARLEQUIN __ Oui-da ! que je me marie à une autre, afin de mettre Silvia en colère et qu'elle porte son amitié ailleurs, ! Oh ! oh ! mon mignon, combien vous a-t-on donné pour m'attraper ? Allez, mon fils, vous n'êtes qu'un butord, gardez vos filles, nous ne nous accommoderons pas; vous êtes trop cher.
TRIVELIN __ Savez-vous bien que le mariage que je vous propose vous acquerra l'amitié du Prince ?
ARLEQUIN __ Bon ! mon ami ne serait pas seulement mon camarade.
TRIVELIN __ Mais les richesses que vous promet cette amitié...
ARLEQUIN __ On n'a que faire de toutes ces babioles-là, quand on se porte bien, qu'on a bon appétit et de quoi vivre.
TRIVELIN __ Vous ignorez le prix de ce que vous refusez.
ARLEQUIN, d'un air négligent. __ C'est à cause de cela que je n'y perds rien.
TRIVELIN __ Maison à la ville, maison à la campagne.
ARLEQUIN __ Ah ! que cela est beau ! il n'y a qu'une chose qui m'embarrasse; qui est-ce qui habitera ma maison de ville quand je serai à ma maison de campagne ?
TRIVELIN __ Parbleu ! vos valets.
ARLEQUIN __ Mes valets ! Qu'ai-je besoin de faire fortune pour ces canailles-là ? je ne pourrai donc pas les habiter toutes à la fois ?
TRIVELIN, riant. __ Non, que je pense; vous ne serez pas en deux endroits en même temps.
ARLEQUIN __ Eh bien ! innocent que vous êtes, si je n'ai pas ce secret-là, il est inutile d'avoir deux maisons.
TRIVELIN __ Quand il vous plaira, vous irez de l'une à l'autre.
ARLEQUIN __ A ce compte, je donnerai donc ma maîtresse pour avoir le plaisir de déménager souvent ?
TRIVELIN __ Mais rien ne vous touche; vous êtes bien étrange ! Cependant tout le monde est charmé d'avoir de grands appartements, nombre de domestiques...
ARLEQUIN __ Il ne me faut qu'une chambre; je n'aime point à nourrir des fainéants, et je ne trouverai point de valet plus fidèle, plus affectionné à mon service que moi.
TRIVELIN __ Je conviens que vous ne serez point en danger de mettre ce domestique-là dehors; mais ne seriez-vous pas sensible au plaisir d'avoir un bon équipage, un bon carrosse, sans parler de l'agrément d'être meublé superbement ?
ARLEQUIN __ Vous êtes un grand nigaud, mon ami, de faire entrer Silvia en comparaison avec des meubles, un carrosse et des chevaux qui le traînent ! Dites-moi, fait-on autre chose dans sa maison que s'asseoir, prendre ses repas et se coucher ? Eh bien ! avec un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublé ? N'ai-je pas toutes mes commodités ? Oh ! mais je n'ai point de carrosse ! Eh bien, je ne verserai point. (En montrant ses jambes.) Ne voilà-t-il pas un équipage que ma mère m'a donné ? N'est-ce pas de bonnes jambes ? Eh ! morbleu, il n'y a pas de raison à vous d'avoir une autre voiture que la mienne. Alerte, alerte, paresseux; laissez vos chevaux à tant d'honnêtes laboureurs qui n'en ont point; cela nous fera du pain; vous marcherez, et vous n'aurez pas les gouttes.
TRIVELIN __ Têtubleu, vous êtes vif ! Si l'on vous en croyait, on ne pourrait fournir les hommes de souliers.
ARLEQUIN, brusquement. __ Ils porteraient des sabots. Mais je commence à m'ennuyer de tous vos contes; vous m'avez promis de me montrer Silvia; un honnête homme n'a que sa parole.
TRIVELIN __ Un moment; vous ne vous souciez ni d'honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d'équipages...
ARLEQUIN __ Il n'y a pas là pour un sol de bonne marchandise.
TRIVELIN __ La bonne chère vous tenterait-elle ? Une cave remplie de vins exquis vous plairait-elle ? Seriez-vous bien aise d'avoir un cuisinier qui vous apprêtât délicatement à manger, et en abondance ? Imaginez- vous ce qu'il y a de meilleur, de plus friand, en viande et en poisson; vous l'aurez, et pour toute votre vie... (Arlequin est quelque temps à répondre.) Vous ne répondez rien ?
ARLEQUIN __ Ce que vous dites-là serait plus de mon goût que tout le reste; car je suis gourmand, je l'avoue; mais j'ai encore plus d'amour que de gourmandise.
TRIVELIN __ Allons, seigneur Arlequin, faites-vous un sort heureux; il ne s'agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre.
ARLEQUIN __ Non, non, je m'en tiens au boeuf et au vin de mon cru.
TRIVELIN __ Que vous auriez bu de bon vin ! que vous auriez mangé de bons morceaux !
ARLEQUIN __ J'en suis fâché, mais il n'y a rien à faire. Le coeur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela. Voulez-vous me la montrer, ou ne le voulez-vous pas ?
TRIVELIN __ Vous l'entretiendrez, soyez-en sûr; mais il est encore un peu matin.

SCENE V

LISETTE, ARLEQUIN, TRIVELIN.


LISETTE, à Trivelin __ Je vous cherche partout, Monsieur Trivelin; le Prince vous demande.
TRIVELIN __ Le Prince me demande ? J'y cours; mais tenez donc compagnie au Seigneur Arlequin pendant mon absence.
ARLEQUIN __ Oh ! ce n'est pas la peine; quand je suis seul, moi, je me fais compagnie.
TRIVELIN __ Non, non; vous pourriez vous ennuyer. Adieu; je vous rejoindrai bientôt.

SCENE VI

ARLEQUIN, LISETTE


ARLEQUIN, se retirant au coin du théâtre. __ Je gage que voilà une éveillée qui vient pour m'affriander d'elle. Néant !
LISETTE, doucement. __ C'est donc vous, Monsieur, qui êtes l'amant de Mademoiselle Silvia ?
ARLEQUIN, froidement. __ Oui.
LISETTE __ C'est une très jolie fille.
ARLEQUIN, du même ton. __ Oui.
LISETTE __ Tout le monde l'aime.
ARLEQUIN, brusquement. __ Tout le monde a tort.
LISETTE __ Pourquoi cela, puisqu'elle le mérite ?
ARLEQUIN, brusquement. __ C'est qu'elle n'aimera personne que moi.
LISETTE __ Je n'en doute pas, et je lui pardonne son attachement pour vous.
ARLEQUIN __ A quoi cela sert-il, ce pardon-là ?
LISETTE __ Je veux dire que je ne suis plus si surprise que je l'étais de son obstination à vous aimer.
ARLEQUIN __ Et en vertu de quoi étiez-vous surprise ?
LISETTE __ C'est qu'elle refuse un Prince aimable.
ARLEQUIN __ Et quand il serait aimable, cela empêche-t-il que je ne le sois aussi, moi ?
LISETTE, d'un air doux. __ Non, mais enfin c'est un Prince.
ARLEQUIN __ Qu'importe ? En fait de fille, ce Prince n'est pas plus avancé que moi.
LISETTE, doucement. __ A la bonne heure. J'entends seulement qu'il a des sujets et des États, et que, tout aimable que vous êtes, vous n'en avez point.
ARLEQUIN __ Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos États ! Si je n'ai pas de sujets, je n'ai charge de personne; et si tout va bien, je m'en réjouis; si tout va mal, ce n'est pas ma faute. Pour des États, qu'on en ait ou qu'on n'en ait point, on n'en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau, ni plus laid. Ainsi, de toutes façons, vous étiez surprise à propos de rien.
LISETTE, à part. __ Voilà un vilain petit homme : je lui fais des compliments, et il me querelle !
ARLEQUIN, comme lui demandant ce qu'elle dit. __ Hein ?
LISETTE __ J'ai du malheur de ce que je vous dis; et j'avoue qu'à vous voir seulement, je me serais promis une conversation plus douce.
ARLEQUIN __ Dame ! Mademoiselle, il n'y a rien de si trompeur que la mine des gens.
LISETTE __ Il est vrai que la vôtre m'a trompée; et voilà comme on a souvent tort de se prévenir en faveur de quelqu'un.
ARLEQUIN __ Oh ! très tort; mais que voulez-vous ? je n'ai pas choisi ma physionomie.
LISETTE, en le regardant, comme étonnée. __ Non, je n'en saurais revenir quand je vous regarde.
ARLEQUIN __ Me voilà pourtant; et il n'y a point de remède, je serai toujours comme cela.
LISETTE, d'un air un peu fâché. __ Oh ! j'en suis persuadée.
ARLEQUIN __ Par bonheur, vous ne vous en souciez guère ?
LISETTE __ Pourquoi me demandez-vous cela ?
ARLEQUIN __ Eh ! pour le savoir.
LISETTE, d'un air naturel. __ Je serais bien sotte de vous dire la vérité là-dessus, et une fille doit se taire.
ARLEQUIN, à part les premiers mots. __ Comme elle y va ! Tenez, dans le fond, c'est dommage que vous Soyez une si grande coquette.
LISETTE __ Moi ?
ARLEQUIN __ Vous-même.
LISETTE __ Savez-vous bien qu'on n'a jamais dit pareille chose à une femme, et que vous m'insultez ?
ARLEQUIN, d'un air naïf. __ Point du tout; il n'y a point de mal à voir ce que les gens nous montrent. Ce n'est point moi qui ai tort de vous trouver coquette; c'est vous qui avez tort de l'être, Mademoiselle.
LISETTE, d'un air un peu vif. __ Mais par où voyez-vous donc que je la suis ?
ARLEQUIN __ Parce qu'il y a une heure que vous me dites des douceurs, et que vous prenez le tour pour me dire que vous m'aimez. Écoutez, si vous m'aimez tout de bon, retirez-vous vite afin que cela s'en aille; car je suis pris, et naturellement je ne veux pas qu'une fille me fasse l'amour la première; c'est moi qui veux commencer à le faire à la fille, cela est bien meilleur. Et si vous ne m'aimez pas....eh ! fi ! Mademoiselle, fi ! fi !
LISETTE __ Allez, allez, vous n'êtes qu'un visionnaire.
ARLEQUIN __ Comment est-ce que les garçons, à la Cour, peuvent souffrir ces manières-là dans leurs maîtresses ? Par la morbleu ! Qu'une femme est laide quand elle est coquette !
LISETTE __ Mais, mon pauvre garçon, vous extravaguez.
ARLEQUIN __ Vous parlez de Silvia : c'est cela qui est aimable ! Si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l'admiration de sa modestie. Les premiers jours, il fallait voir comme elle se reculait d'auprès de moi; et puis elle reculait plus doucement; et puis, petit à petit, elle ne reculait plus; ensuite elle me regardait en cachette; et puis elle avait honte quand je l'avais vue faire, et puis moi j'avais un plaisir de roi à voir sa honte; ensuite j'attrapais sa main, qu'elle me laissait prendre; et puis elle était encore toute confuse; et puis je lui parlais; ensuite elle ne me répondait rien, mais n'en pensait pas moins; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu'elle laissait aller sans y songer, parce que son coeur allait plus vite qu'elle; enfin, c'était un charme; aussi j'étais comme fou. Et voilà ce qui s'appelle une fille ! Mais vous ne ressemblez point à Silvia.
LISETTE __ En vérité, vous me divertissez, vous me faites rire.
ARLEQUIN __ Oh ! pour moi, je m'ennuie de vous faire rire à vos dépens. Adieu; si tout le monde était comme moi, vous trouveriez plus tôt un merle blanc qu'un amoureux.

SCENE VII

ARLEQUIN, TRIVELIN, LISETTE


TRIVELIN, à Arlequin. __ Vous sortez ?
ARLEQUIN __ Oui; cette demoiselle veut que je l'aime, mais il n'y a pas moyen.
TRIVELIN __ Allons, allons faire un tour en attendant le dîner; cela vous désennuiera.

SCENE VIII

LE PRINCE, FLAMINIA, LISETTE


FLAMINIA, à Lisette. __ Eh bien, nos affaires avancent-elles ? Comment va le coeur d'Arlequin ?
LISETTE, d'un air fâché. __ Il va très brutalement pour moi.
FLAMINIA __ Il t'a donc mal reçue ?
LISETTE __ << Eh ! fi ! Mademoiselle, vous êtes une coquette ! >>... Voilà de son style.
LE PRINCE __ J'en suis fâché, Lisette; mais il ne faut pas que cela vous chagrine, vous n'en valez pas moins.
LISETTE __ Je vous avoue, Seigneur, que, si j'étais vaine, je n'aurais pas mon compte. J'ai des preuves que je puis déplaire; et nous autres femmes, nous nous passons bien de ces preuves-là.
FLAMINIA __ Allons, allons, c'est maintenant à moi à tenter l'aventure.
LE PRINCE __ Puisqu'on ne peut gagner Arlequin, Silvia ne m'aimera jamais.
FLAMINIA __ Et moi je vous dis, Seigneur, que j'ai vu Arlequin; qu'il me plaît, à moi; que je me suis mis dans la tête de vous rendre content; que je vous ai promis que vous le seriez; que je vous tiendrai parole, et que de tout ce que je vous dis là je ne vous rabattrais pas la valeur d'un mot. Oh ! vous ne me connaissez pas. Quoi ! Seigneur, Arlequin et Silvia me résisteraient ! je ne gouvernerais pas deux coeurs de cette espèce-là, moi qui l'ai entrepris, moi qui suis opiniâtre, moi qui suis femme ! c'est tout dire. Et moi, j'irais me cacher ! Mon sexe me renoncerait, Seigneur : vous pouvez en toute sûreté ordonner les apprêts de votre mariage, vous arranger pour cela; je vous garantis aimé, je vous garantis marié; Silvia va vous donner son coeur, ensuite sa main; je l'entends d'ici vous dire : << je vous aime >>; je vois vos noces, elles se font; Arlequin m'épouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilà qui est fini.
LISETTE, d'un air incrédule. __ Tout est fini ? Rien n'est commencé.
FLAMINIA __ Tais-toi, esprit court.
LE PRINCE __ Vous m'encouragez à espérer; mais je vous avoue que je ne vois d'apparence à rien.
FLAMINIA __ Je les ferai bien venir, ces apparences; j'ai de bons moyens pour cela. je vais commencer par aller chercher Silvia : il est temps qu'elle voie Arlequin.
LISETTE __ Quand ils se seront vus, j'ai bien peur que tes moyens n'aillent mal.
LE PRINCE __ Je pense de même.
FLAMINIA, d'un air indifférent. __ Eh ! nous ne différons que du oui et du non; ce n'est qu'une bagatelle. Pour moi, j'ai résolu qu'ils se voient librement. Sur la liste des mauvais tours que je veux jouer à leur amour, c'est ce tour-là que j'ai mis à la tête.
LE PRINCE __ Faites donc à votre fantaisie.
FLAMINIA __ Retirons-nous; voici Arlequin qui vient.

SCENE IX

ARLEQUIN, TRIVELIN, et une suite de valets


ARLEQUIN __ Par parenthèse, dites-moi une chose. Il y a une heure que je rêve à quoi servent ces grands drôles bariolés qui nous accompagnent partout. Ces gens-là sont bien curieux !
TRIVELIN __ Le Prince, qui vous aime, commence par là à vous donner des témoignages de sa bienveillance; il veut que ces gens-là vous suivent pour vous faire honneur.
ARLEQUIN __ Oh ! oh ! c'est donc une marqué d'honneur.
TRIVELIN __ Oui, sans doute.
ARLEQUIN __ Et, dites-moi, ces gens-là qui me suivent, qui est-ce qui les suit, eux ?
TRIVELIN __ Personne.
ARLEQUIN __ Et vous, n'avez-vous personne aussi ?
TRIVELIN __ Non.
ARLEQUIN __ On ne vous honore donc pas, vous autres ?
TRIVELIN __ Nous ne méritons pas cela.
ARLEQUIN, en colère et prenant son bâton. __ Allons, cela étant, hors d'ici ! Tournez-moi les talons avec toutes ces canailles-là !
TRIVELIN __ D'où vient donc cela ?
ARLEQUIN __ Détalez ! je n'aime point les gens sans honneur et qui ne méritent pas qu'on les honore.
TRIVELIN __ Vous ne m'entendez pas.
ARLEQUIN, en le frappant. __ Je m'en vais donc vous parler Plus clairement.
TRIVELIN, en s'enfuyant. __ Arrêtez, arrêtez ! Que faites-vous ?
(Arlequin court aussi après les autres valets, qu'il chasse, et Trivelin se réfugie dans une coulisse.)

SCENE X

ARLEQUIN, TRIVELIN


ARLEQUIN, revient sur le théâtre. __ Ces marauds-là ! j'ai toutes les peines du monde à les congédier. Voilà une drôle de façon d'honorer un honnête homme, que de mettre une troupe de coquins après lui; c'est se moquer du monde. (Il se retourne, et voit Trivelin qui revient.) Mon ami, est-ce que je ne me suis pas bien expliqué ?
TRIVELIN, de loin. __ Écoutez, vous m'avez battu; mais je vous le pardonne. Je vous crois un garçon raisonnable.
ARLEQUIN __ Vous le voyez bien.
TRIVELIN, de loin. __ Quand je vous dis que nous ne méritons pas d'avoir des gens à notre suite, ce n'est pas que nous manquions d'honneur; c'est qu'il n'y a que les personnes considérables, les seigneurs, les gens riches, qu'on honore de cette manière-là. S'il suffisait d'être honnête homme, moi qui vous parle, j'aurais après moi une armée de valets.
ARLEQUIN, remettant sa batte. __ Oh ! à présent je vous comprends. Que diantre ! Que ne dites-vous la chose comme il faut ? je n'aurais pas les bras démis, et vos épaules s'en porteraient mieux.
TRIVELIN __ Vous m'avez fait mal.
ARLEQUIN __ Je le crois bien, c'était mon intention. Par bonheur ce n'est qu'un malentendu, et vous devez être bien aise d'avoir reçu innocemment les coups de bâton que je vous ai donnés. Je vois bien à présent que c'est qu'on fait ici tout l'honneur aux gens considérables, riches, et à celui qui n'est qu'honnête homme, rien.
TRIVELIN __ C'est cela même.
ARLEQUIN, d'un air dégoûté. __ Sur ce pied-là, ce n'est pas grand-chose que d'être honoré, puisque cela ne signifie pas qu'on soit honorable.
TRIVELIN __ Mais on peut être honorable avec cela.
ARLEQUIN __ Ma foi ! tout bien compté, vous me ferez le plaisir de me laisser là sans compagnie. Ceux qui me verront tout seul me prendront tout d'un coup pour un honnête homme; j'aime autant cela que d'être pris pour un grand seigneur.
TRIVELIN __ Nous avons ordre de rester auprès de vous.
ARLEQUIN __ Menez-moi donc voir Silvia.
TRIVELIN __ Vous serez satisfait; elle va venir... Parbleu ! je ne me trompe pas, car la voilà qui entre. Adieu ! je me retire.

SCENE XI

SILVIA, ARLEQUIN, FLAMINIA


SILVIA, en entrant, accourt avec joie. __ Ah ! le voici ! Eh ! mon cher Arlequin, c'est donc vous ! je vous revois donc ! Le pauvre enfant ! que je suis aise !
ARLEQUIN, tout essoufflé de joie. __ Et moi aussi. (Il prend respiration.) Oh ! oh ! je me meurs de joie !
SILVIA __ Là, là, mon fils, doucement ! Comme il m'aime; quel plaisir d'être aimée comme cela !
FLAMINIA, en les regardant tous deux. __ Vous me ravissez tous deux, mes chers enfants, et vous êtes bien aimables de vous être si fidèles. (Et comme tout bas.) Si quelqu'un m'entendait dire cela, je serais perdue... mais, dans le fond du coeur, je vous estime et je vous plains.
SILVIA, lui répondant. __ Hélas ! c'est que vous êtes un bon coeur. J ai bien soupiré, mon cher Arlequin.
ARLEQUIN, tendrement, et lui prenant la main. __ M'aimez-vous toujours ?
SILVIA __ Si je vous aime ? Cela se demande-t-il ? Est-ce une question à faire ?
FLAMINIA, d'un air naturel, à Arlequin. __ Oh ! pour cela, je puis vous certifier sa tendresse. Je l'ai vue au désespoir, je l'ai vue pleurer de votre absence; elle m'a touchée moi-même. je mourais d'envie de vous voir ensemble; vous voilà. Adieu, mes amis; je m'en vais, car vous m'attendrissez. Vous me faites tristement ressouvenir d'un amant que j'avais, et qui est mort. Il avait de l'air d'Arlequin, et je ne l'oublierai jamais. Adieu, Silvia; on m'a mise auprès de vous, mais je ne vous desservirai point. Aimez toujours Arlequin, il le mérite; et vous, Arlequin, quelque chose qu'il arrive, regardez-moi comme une amie, comme une personne qui voudrait pouvoir vous obliger : je ne négligerai rien pour cela.
ARLEQUIN, doucement. __ Allez, Mademoiselle, vous êtes une fille de bien. Je suis votre ami aussi, moi. je suis fâché de la mort de votre amant; c'est bien dommage que vous soyez affligée, et nous aussi.
(Flaminia sort.)

SCENE XII

ARLEQUIN, SILVIA


SILVIA, d'un air plaintif. __ Eh bien ! mon cher Arlequin ?
ARLEQUIN __ Eh bien ! mon âme ?
SILVIA __ Nous sommes bien malheureux !
ARLEQUIN __ Aimons-nous toujours; cela nous aidera à prendre patience.
SILVIA __ Oui, mais notre amitié, que deviendra-t-elle ? Cela m'inquiète.
ARLEQUIN __ Hélas ! m'amour, je vous dis de prendre patience; mais je n'ai pas plus de courage que vous. (Il lui prend la main.) Pauvre petit trésor à moi, m'amie ! Il y a trois jours que je n'ai vu ces beaux yeux-là; regardez-moi toujours, pour me récompenser.
SILVIA, d'un air inquiet. __ Ah ! j'ai bien des choses à vous dire. J'ai peur de vous perdre; j'ai peur qu'on ne vous fasse quelque mal par méchanceté de jalousie; j'ai peur que vous ne soyez trop longtemps sans me voir, et que vous ne vous y accoutumiez,
ARLEQUIN __ Petit coeur, est-ce que je m'accoutumerais à être malheureux ?
SILVIA __ Je ne veux point que vous` m'oubliiez; je ne veux point non plus que vous enduriez rien à cause de moi; je ne sais point dire ce que je veux, je vous aime trop. C'est une pitié que mon embarras; tout me chagrine.
ARLEQUIN, pleurant. __ Hi ! hi ! hi ! hi !
SILVIA, tristement. __ Oh bien ! Arlequin, je m'en vais donc pleurer aussi, moi.
ARLEQUIN __ Comment voulez-vous que je m'empêche de pleurer, puisque vous voulez être si triste ? Si vous aviez un peu de compassion, est-ce que vous seriez si affligée ?
SILVIA __ Demeurez donc en repos. Je ne vous dirai plus que je suis chagrine.
ARLEQUIN __ Oui, mais je devinerai que vous l'êtes. Il faut me promettre que vous ne le serez plus.
SILVIA __ Oui, mon fils; mais promettez-moi aussi que vous m'aimerez toujours.
ARLEQUIN, en s'arrêtant tout court pour la regarder. __ Silvia, je suis votre amant, vous êtes ma maîtresse; retenez-le bien, car cela est vrai, et tant que je serai en vie, cela ira toujours le même train, cela ne branlera pas; je mourrai de compagnie avec cela. Ah ! çà ! dites-moi le serment que vous voulez que je vous fasse ?
SILVIA __ Voilà qui va bien; je ne sais point de serments; vous êtes un garçon d'honneur; j'ai votre amitié, vous avez la mienne; je ne vous la reprendrai pas. A qui est-ce que je la porterais ? N'êtes-vous pas le plus joli garçon qu'il y ait ? Y a-t-il quelque fille qui puisse vous aimer autant que moi ? En bien ! n'est-ce pas assez ? nous en faut-il davantage ? Il n'y a qu'à rester comme nous sommes; il n'y aura pas besoin de serments.
ARLEQUIN __ Dans cent ans d'ici, nous serons tout de même.
SILVIA __ Sans doute.
ARLEQUIN __ Il n'y a donc rien à craindre, m'amie; tenons-nous donc joyeux.
SILVIA __ Nous souffrirons peut-être un peu; voilà tout.
ARLEQUIN __ C'est une bagatelle. Quand on a un peu pâti, le plaisir en semble meilleur.
SILVIA __ Oh ! pourtant, je n'aurais que faire de pâtir pour être bien aise, moi.
ARLEQUIN __ Il n'y aura qu'à ne pas songer que nous pâtissons.
SILVIA, en le regardant tendrement. __ Ce cher petit homme, comme il m'encourage !
ARLEQUIN, tendrement. __ Je ne m'embarrasse que de vous.
SILVIA, en le regardant. __ Où est-ce qu'il prend tout ce qu'il me dit ? Il n'y a que lui au monde comme cela; mais aussi il n'y a que moi pour vous aimer, Arlequin.
ARLEQUIN, saute d'aise. __ C'est comme du miel, ces paroles-là.

SCENE XIII

ARLEQUIN, TRIVELIN, SILVIA, FLAMINIA


TRIVELIN, à Silvia. __ Je suis au désespoir de vous interrompre; mais votre mère vient d'arriver, Mademoiselle Silvia, et elle demande instamment à vous parler.
SILVIA, regardant Arlequin. __ Arlequin, ne me quittez pas; je n'ai rien de secret pour vous.
ARLEQUIN, la prenant sous le bras. __ Marchons, ma petite.
FLAMINIA, d'un air de confiance, et s'approchant d'eux. __ Ne craignez rien, mes enfants. Allez toute seule trouver votre mère, ma chère Silvia, cela sera plus séant. Vous êtes libres de vous voir autant qu'il vous plaira; c'est moi qui vous en assure. Vous savez bien que je ne voudrais pas vous tromper.
ARLEQUIN __ Oh ! non; vous êtes de notre parti, vous,
SILVIA __ Adieu donc, mon fils; je vous rejoindrai bientôt. (Elle sort.)
ARLEQUIN, à Flaminia, qui veut s'en aller et qu'il arrête. __ Notre amie, pendant qu'elle sera là, restez avec moi pour empêcher que je ne m'ennuie; il n'y a ici que votre compagnie que je puisse endurer.
FLAMINIA, comme en secret. __ Mon cher Arlequin, la vôtre me fait bien du plaisir aussi; mais j'ai peur qu'on ne s'aperçoive de l'amitié que j'ai pour vous.
TRIVELIN __ Seigneur Arlequin, le dîner est prêt.
ARLEQUIN, tristement. __ Je n'ai point de faim.
FLAMINIA, d'un air d'amitié Je veux que vous mangiez, vous en avez besoin.
ARLEQUIN, doucement. __ Croyez-vous ?
FLAMINIA __ Oui.
ARLEQUIN __ Je ne saurais. (A Trivelin.) La soupe est-elle bonne ?
TRIVELIN __ Exquise.
ARLEQUIN __ Hum ! Il faut attendre Silvia; elle aime le potage.
FLAMINIA __ Je crois qu'elle dînera avec sa mère. Vous êtes le maître pourtant; mais je vous conseille de les laisser ensemble; n'est-il pas vrai ? Après dîner, vous la verrez.
ARLEQUIN __ Je veux bien; mais mon appétit n'est pas encore ouvert.
TRIVELIN __ Le vin est au frais, et le rôt tout prêt.
ARLEQUIN __ Je suis si triste ! ... Ce rôt est donc friand ?
TRIVELIN __ C'est du gibier qui a une mine ! ...
ARLEQUIN __ Que de chagrin ! Allons donc; quand la viande est froide, elle ne vaut rien.
FLAMINIA __ N'oubliez pas de boire à ma santé.
ARLEQUIN __ Venez boire à la mienne, à cause de la connaissance.
FLAMINIA __ Oui-da, de tout mon coeur; j'ai une demi-heure à vous donner.
ARLEQUIN __ Bon ! je suis content de vous.

ACTE II

SCENE I

FLAMINIA, SILVIA


SILVIA __ Oui, je vous crois. Vous paraissez me vouloir du bien. Aussi vous voyez que je ne souffre que vous; je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais où est Arlequin ?
FLAMINIA __ Il va venir; il dîne encore.
SILVIA __ C'est quelque chose d'épouvantable que ce pays-ci ! Je n'ai jamais vu de femmes si civiles, d'hommes si honnêtes. Ce sont des manières si douces, tant de révérences, tant de compliments, tant de signes d'amitié ! Vous diriez que ce sont les meilleurs gens du monde, qu'ils sont pleins de coeur et de conscience. Point du tout ! De tous ces gens-là, il n'y en a pas un qui ne vienne me dire d'un air prudent : << Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d'abandonner Arlequin et d'épouser le Prince >>; mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus quel s'ils m'exhortaient à une bonne action. << Mais, leur dis-je, j'ai promis à Arlequin; où est, la fidélité, la probité, la bonne foi ? >> Ils ne m'entendent pas; ils ne savent ce que c'est que tout cela; c'est tout comme si je leur parlais grec; ils me rient au nez, me disent que je fais l'enfant, qu'une grande fille doit avoir de la raison; eh ! cela n'est-il pas joli ? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole être fourbe et mensonger, voilà le devoir des grandes pet sonnes de ce maudit endroit-ci ! Qu'est-ce que c'est que ces gens-là- ? d'où sortent-ils ? de quelle pâte sont-ils ?
FLAMINIA __ De la pâte des autres hommes, ma chère Silvia. Que cela ne vous étonne pas; ils s'imaginent que ce serait votre bonheur que le mariage du Prince.
SILVIA __ Mais ne suis-je pas obligée d'être fidèle ? N'est-ce pas mon devoir d'honnête fille ? et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse ? Par-dessus le marché, cette fidélité n'est-elle pas mon charme ? Et on a le courage de me dire << Là, fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal; perds ton plaisir et ta bonne foi >>; et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dégoûtée !
FLAMINIA __ Que voulez-vous ? Ces gens-là pensent à leur façon, et souhaiteraient que le Prince fût content.
SILVIA __ Mais ce Prince, que ne prend-il une fille qui se rende à lui de bonne volonté ! Quelle fantaisie d'en vouloir une qui ne veut pas de lui ! Quel goût trouve-t-il à cela ? Car c'est un abus que tout ce qu'il fait, tous ces concerts, ces comédies, ces grands repas qui ressemblent à des noces, ces bijoux qu'il m'envoie; tout cela lui coûte un argent . fini, c'est un abîme, il se ruine; demandez-moi ce qu'il y gagne. Quand il me donnerait toute la boutique d'un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu'un petit peloton qu'Arlequin m'a donné.
FLAMINIA __ Je n'en doute pas; voilà ce que c'est que l'amour; j'ai aimé de même, et je me reconnais au peloton.
SILVIA __ Tenez, si j'avais eu à changer Arlequin contre un autre, ç'aurait été contre un officier du palais qui m'a vue cinq ou Six fois et qui est d'aussi bonne façon qu'on puisse être. Il y a bien à tirer si le Prince le vaut. C'est dommage que je n'aie pu l'aimer dans le fond et je le plains plus que le Prince.
FLAMINIA, souriant en cachette. __ Oh ! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le Prince autant que lui, quand vous le connaîtrez.
SILVIA __ Eh bien ! qu'il tâche de m'oublier, qu'il me renvoie, qu'il voie d'autres filles. Il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi; mais cela ne les empêche pas d'aimer tout le monde; j'ai bien vu que cela ne leur coûte rien; mais pour moi, cela m'est impossible.
FLAMINIA __ Eh ! ma chère enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous ?
SILVIA, d'un air modeste. __ Oh ! que si; il y en a de plus jolies que moi; et, quand elles seraient la moitié moins jolies, cela leur fait plus de profit qu'à moi d'être tout à fait belle. J'en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu'on y est trompé.
FLAMINIA __ Oui, mais le vôtre va tout seul, et cela est charmant.
SILVIA __ Bon ! moi, je ne parais rien, je suis toute d'une pièce auprès d'elles; je demeure là, je ne vais ni ne viens; au lieu qu'elles, elles sont d'une humeur joyeuse, elles ont des yeux qui caressent tout le monde; elles ont une mine hardie, une beauté libre qui ne se gêne point, qui est sans façon; cela plaît davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n'ose regarder les gens et qui est, confuse qu'on la trouve belle.
FLAMINIA __ Eh ! voilà justement ce qui touche le Prince, voilà ce qu'il estime ! C'est cette ingénuité, cette beauté simple, ce sont ces grâces naturelles. Eh ! croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d'ici; car elles ne vous louent guère.
SILVIA __ Qu'est-ce donc qu'elles disent ?
FLAMINIA __ Des impertinences; elles se moquent de vous, raillent le Prince, lui demandent comment se porte sa beauté rustique. << Y a-t-il de visage plus commun ? disaient l'autre jour ces jalouses entre elles; de taille plus gauche ? >> Là-dessus l'une vous prenait par les yeux, l'autre par la bouche; il n'y avait pas jusqu'aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie. J'étais dans une colère ! ...
SILVIA, fâchée. __ Pardi ! voilà de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensée pour plaire à ces sottes-là !
FLAMINIA __ Sans difficulté !
SILVIA __ Que je hais ces femmes-là ! Mais puisque je suis si peu agréable à leur compte, pourquoi donc est-ce que le Prince m'aime et qu'il les laisse là ?
FLAMINIA __ Oh ! elles sont persuadées qu'il ne vous aimera pas longtemps, que c'est un caprice qui lui passera, et qu'il en rira tout le premier.
SILVIA, piquée et après avoir un peu regardé Flaminia. __ Hum ! elles sont bien heureuses que j'aime Arlequin; sans cela, j'aurais grand plaisir à les faire mentir, ces babillardes-là.
FLAMINIA __ Ah ! qu'elles mériteraient bien d'être punies ! je leur ai dit << Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au Prince; et, si elle voulait, il ne daignerait pas vous regarder. >>
SILVIA __ Pardi ! vous voyez bien ce qui en est; il ne tient qu'à moi de les confondre.
FLAMINIA __ Voilà de la compagnie qui nous vient.
SILVIA __ Eh ! je crois que c'est cet officier dont je vous ai parlé; c'est lui-même. Voyez la belle physionomie d'homme !

SCENE II

LE PRINCE, sous le nom d'officier du palais,
LISETTE, sous le nom de Dame de la Cour
et les ACTEURS PRÉCÉDENTS


(Le Prince, en voyant Silvia, salue avec beaucoup de soumission.)
SILVIA __ Comment ! vous voilà, Monsieur ? Vous saviez donc bien que j'étais ici ?
LE PRINCE __ Oui, Mademoiselle, je le savais; mais vous m'aviez dit de ne plus vous voir, et je n'aurais osé paraître sans Madame, qui a souhaité que je l'accompagnasse, et qui a obtenu du Prince l'honneur de vous faire la révérence.
(La dame ne dit mot, et regarde seulement Silvia avec attention ; Flaminia et elle se font des signes d'intelligence.)
SILVIA, doucement. __ Je ne suis pas fâchée de vous revoir et vous me trouvez bien triste. A l'égard de cette dame, je la remercie de la volonté qu'elle a de me faire une révérence, je ne mérite pas cela; mais qu'elle me la fasse, puisque c'est son désir; je lui en rendrai une comme je pourrai; elle excusera si je la fais mal.
LISETTE __ Oui, m'amie, je vous excuserai de bon coeur; je ne vous demande pas l'impossible.
SILVIA, répétant d'un air fâché et à part, et faisant une révérence. __ je ne vous demande pas l'impossible ! Quelle manière de parler !
LISETTE __ Quel âge avez-vous, ma fille ?
SILVIA, piquée. __ Je l'ai oublié, ma mère.
FLAMINIA, à Silvia. __ Bon.
(Le Prince paraît et affecte d'être surpris.)
LISETTE __ Elle se fâche, je pense ?
LE PRINCE __ Mais, Madame, que signifient ces discours-là ? Sous prétexte de venir saluer Silvia, vous lui faites une insulte !
LISETTE __ Ce n'est pas mon dessein. J'avais la curiosité de voir cette petite fille qu'on aime tant, qui fait naître une si forte passion; et je cherche ce qu'elle a de si aimable. On dit qu'elle est naïve; c'est un agrément campagnard qui doit la rendre amusante; priez-là de nous donner quelques traits de naïveté; voyons son esprit.
SILVIA __ Eh non ! Madame, ce n'est pas la peine; il n'est pas si plaisant que le vôtre.
LISETTE, en riant __ Ah ! Ah ! vous demandiez du naïf; en voilà.
LE PRINCE, à Lisette. __ Allez-vous-en, Madame.
SILVIA __ Cela m'impatiente, à la fin; et si elle ne, s'en va, je me fâcherai tout de bon.
LE PRINCE, à Lisette. __ Vous vous repentirez de votre procédé.
LISETTE, en se retirant, d'un air dédaigneux. __ Adieu; un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait le choix.

SCENE III

LE PRINCE, FLAMINIA, SILVIA


FLAMINIA __ Voilà une créature bien effrontée !
SILVIA __ Je suis outrée ! J'ai bien affaire qu'on m'enlève pour se moquer de moi, chacun a son prix. Ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-là ? Je ne voudrais pas être changée contre elles.
FLAMINIA __ Bon ! ce sont des compliments que les injures de cette jalouse-là.
LE PRINCE __ Belle Silvia, cette femme-là nous a trompés, le Prince et moi; vous m'en voyez au désespoir, n'en doutez pas. Vous savez que je suis pénétré de respect pour vous; vous connaissez mon coeur. je venais ici pour me donner la satisfaction de~ vous voir, pour jeter encore une fois les yeux sur une personne si chère, et reconnaître notre souveraine; mais je ne prends pas garde que je me découvre, , que Flaminia m'écoute, et que je vous importune encore.
FLAMINIA, d'un air naturel. __ Quel mal faites-vous ? Ne sais-je pas bien qu'on ne peut la voir sans l'aimer ?
SILVIA __ Et Moi, je voudrais qu'il ne m'aimât pas, car j'ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change. Encore si c'était un homme comme tant d'autres, à qui l'on dit ce qu'on veut; mais il est trop agréable pour qu'on le maltraite, lui; il a toujours été comme vous le voyez.
LE PRINCE __ Ah ! que vous êtes obligeante, Silvia ! Que puis-je faire pour mériter ce que vous venez de me dire, si ce n'est de vous aimer toujours ?
SILVIA __ Eh bien ! aimez-moi, à la bonne heure; j'y aurai du plaisir, pourvu que vous promettiez de prendre votre mal en patience; car je ne saurais mieux faire, en vérité. Arlequin est venu le premier; voilà tout ce qui vous nuit. Si j'avais deviné que vous viendriez après lui, en bonne foi je vous aurais attendu; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse.
LE PRINCE __ Flaminia, je vous en fais juge, pourrait-on cesser d'aimer Silvia ? Connaissez-vous de coeur plus compatissant, plus généreux que le sien ? Non, la tendresse d'un autre me toucherait moins que la seule bonté qu'elle a de me plaindre.
SILVIA, à Flaminia. __ Et moi, je vous en fais juge aussi, là, vous l'entendez; comment se comporter avec un homme qui me remercie toujours, qui prend tout ce qu'on lui dit en bien ?
FLAMINIA __ Franchement, il a raison, Silvia : vous êtes charmante, et à sa place je serais tout comme il est.
SILVIA __ Ah çà ! n'allez pas l'attendrir encore : il n'a pas besoin qu'on lui dise que je suis jolie; il le croit assez. (Au Prince.) Croyez-moi, tâchez de m'aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m'a injuriée.
LE PRINCE __ Oui, ma chère Silvia, j'y cours. A mon égard, de quelque façon que vous me traitiez, mon parti est pris; j'aurai du moins le plaisir de vous aimer toute ma vie.
SILVIA __ Oh ! je m'en doutais bien; je vous connais.
FLAMINIA __ Allez, Monsieur; hâtez-vous d'informer le Prince du mauvais procédé de la dame en question; il faut que tout le monde sache ici le respect qui est dû à Silvia.
LE PRINCE __ Vous aurez bientôt de mes nouvelles.

SCENE IV

SILVIA, FLAMINIA


FLAMINIA __ Vous, ma chère, pendant que je vais chercher Arlequin, qu'on retient peut-être un peu trop longtemps à table, allez essayer l'habit qu'on vous a fait; il me tarde de vous le voir.
SILVIA __ Tenez, l'étoffe est belle; elle m'ira bien; mais je ne veux point de tous ces habits-là, car le Prince me veut en troc, et jamais nous ne finirons ce marché-là.
FLAMINIA __ Vous vous trompez; quand il vous quitterait, vous emporteriez tout; vraiment, vous ne le connaissez pas.
SILVIA __ Je m'en vais donc sur votre parole; pourvu qu'il ne me dise après : << Pourquoi as-tu pris mes présents ? >>
FLAMINIA __ Il vous dira : << Pourquoi n'en avoir pas pris davantage ? >>
SILVIA __ En ce cas-là, j'en prendrai tant qu'il voudra, afin qu'il n'ait rien à me dire.
FLAMINIA __ Allez, je réponds de tout.

SCENE V

FLAMINIA, ARLEQUIN, tous deux éclatant de rire, entrent avec TRIVELIN


FLAMINIA, à part. __ Il me semble que les choses commencent à prendre forme. Voici Arlequin. En vérité, je ne sais; mais si ce petit homme venait à m'aimer, j'en profiterais de bon coeur.
ARLEQUIN, riant. __ Ah ! ah ! ah ! Bonjour, mon amie.
FLAMINIA __ Bonjour, Arlequin. Dîtes-moi donc de quoi vous riez, afin que j'en rie aussi.
ARLEQUIN __ C'est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m'a mené par toutes les chambres de la maison, où l'on trotte comme dans les rues, où l'on jase comme dans notre halle, sans que le maître de la maison s'embarrasse de tous ces visages-là et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger sans qu'il leur dise : << Voulez-vous boire un coup ? >> je me divertissais de ces originaux-là en revenant, quand j'ai vu un grand coquin qui a levé l'habit d'une dame par derrière. Moi, j'ai cru qu'il lui faisait quelque niche, et je lui ai dit bonnement : << Arrêtez-vous polisson, vous badinez malhonnêtement. >> Elle, qui m'a entendu, s'est retournée et m'a dit : << Ne voyez-vous pas bien qu'il me porte la queue ? Et pourquoi vous la laissez-vous porter, cette queue ? >>, ai-je repris. Sur cela, le polisson s'est mis à rire; la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait; par compagnie, je me suis mis à rire aussi. A cette heure, je vous demande pourquoi nous avons ri tous ?
FLAMINIA __ D'une bagatelle. C'est que vous ne savez pas que ce que vous avez vu faire à ce laquais est en usage parmi les dames.
ARLEQUIN __ C'est donc encore un honneur ?
FLAMINIA __ Oui, vraiment !
ARLEQUIN __ Pardi ! j'ai donc bien fait d'en rire, car cet honneur-là est bouffon et à bon marché.
FLAMINIA __ Vous êtes gai; j'aime à vous voir comme cela. Avez-vous bien mangé depuis que je vous ai quitté ?
ARLEQUIN __ Ah ! morbleu ! qu'on a apporté de friandes drogues ! Que le cuisinier d'ici fait de bonnes fricassées ! Il n'y a pas moyen de tenir contre sa cuisine. J'ai tant bu à la santé de Silvia et de vous, que, si vous êtes malade, ce ne sera pas ma faute.
FLAMINIA __ Quoi ? Vous vous êtes encore ressouvenu de moi ?
ARLEQUIN __ Quand j'ai donné mon amitié à quelqu'un, jamais je ne l'oublie, surtout à table. Mais, à propos de Silvia, est-elle encore avec sa mère ?
TRIVELIN __ Mais, Seigneur Arlequin, songerez-vous toujours à Silvia ?
ARLEQUIN __ Taisez-vous quand je parle.
FLAMINIA __ Vous avez tort, Trivelin.
TRIVELIN __ Comment ! j'ai tort !
FLAMINIA __ Oui : pourquoi l'empêchez-vous de parler de ce qu'il aime ?
TRIVELIN __ A ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intérêts du Prince !
FLAMINIA, comme épouvantée. __ Arlequin, cet homme-là me fera des affaires à cause de vous.
ARLEQUIN, en colère. __ Non, ma bonne. (A Trivelin.) Écoute : je suis ton maître, car tu me l'as dit; je n'en savais rien. Fainéant que tu es ! s'il t'arrive de faire le rapporteur et qu'à cause de toi on fasse seulement la moue à cette honnête fille-là, c'est deux oreilles que tu auras de moins; je te les garantis dans ma poche.
TRIVELIN __ Je ne suis pas à cela près, et je veux faire mon devoir.
ARLEQUIN __ Deux oreilles; entends-tu bien à présent ? Va-t'en.
TRIVELIN __ Je vous pardonne tout à vous, car enfin il le faut; mais vous me le payerez, Flaminia. (Arlequin veut retourner sur lui, et Flaminia l'arrête.)

SCENE VI.

ARLEQUIN, FLAMINIA


ARLEQUIN, quand il est revenu, dit. __ Cela est terrible ! je n'ai trouvé ici qu'une personne qui entende la raison, et l'on vient chicaner ma conversation avec elle. Ma chère Flaminia, à présent parlons de Silvia à notre aise; quand je ne la vois point, il n'y a qu'avec vous que je m'en passe.
FLAMINIA, d'un air simple __ Je ne suis point ingrate; il n'y a rien que je ne fisse pour vous rendre contents tous deux; et d'ailleurs, vous êtes si estimable, Arlequin, que, quand je vois qu'on vous chagrine, je souffre autant que vous.
ARLEQUIN __ La bonne sorte de fille ! Toutes les fois que vous me plaignez, cela m'apaise; je suis la moitié moins fâché d'être triste.
FLAMINIA __ Pardi ! qui est-ce qui ne vous plaindrait pas ? Qui est-ce qui ne s'intéresserait pas à vous ? Vous ne connaissez pas ce que vous valez, Arlequin.
ARLEQUIN __ Cela se peut bien; je n'y ai jamais regardé de si près.
FLAMINIA __ Si vous saviez combien il m'est cruel de n'avoir point de pouvoir ! si vous lisiez dans mon coeur.
ARLEQUIN __ Hélas ! je ne sais point lire, mais vous me l'expliquerez. Par la mardi, ! je voudrais n'être plus affligé, quand ce ne serait que pour l'amour du souci que cela vous donne; mais cela viendra.
FLAMINIA, d'un ton triste. __ Non, je ne serai jamais témoin de votre contentement, voilà qui est fini; Trivelin causera, l'on me séparera d'avec vous; et que sais-je, moi, où l'on m'emmènera ? Arlequin, je vous parle peut-être pour la dernière fois, et il n'y a plus de plaisir pour moi dans le monde.
ARLEQUIN, triste. __ Pour la dernière fois ! j'ai donc bien du guignon ? je n'ai qu'une pauvre maîtresse, ils me l'ont emportée; vous emporteraient-ils encore ? et où est-ce que le prendrai du courage pour endurer tout cela ? Ces gens-là croient-ils que j'ai un coeur de fer ? ont-ils entrepris mon trépas ? seront-ils aussi, barbares ?
FLAMINIA __ En tout cas, j'espère que vous n'oublierez jamais Flaminia, qui n'a rien tant souhaité que votre bonheur.
ARLEQUIN __ M'amie, vous me gagnez le coeur. Conseillez-moi dans ma peine, avisons-nous; quelle est votre pensée ? Car je n'ai pas d'esprit, moi, quand je suis fâché. Il faut que j'aime Silvia; il faut que je vous garde; il ne faut pas que mon amour pâtisse de notre amitié, ni notre amitié de mon amour; et me voilà bien embarrassé.
FLAMINIA __ Et moi bien malheureuse ! Depuis que j'ai perdu mon amant, je n'ai eu de repos qu'en votre compagnie, le respire avec vous; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler; je n'ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables.
ARLEQUIN __ Pauvre fille ! il est fâcheux que j'aime Silvia; sans cela je vous donnerais de bon coeur la ressemblance de votre amant. C'était donc un joli garçon ?
FLAMINIA __ Ne vous ai-je pas dit qu'il était comme vous, que vous étiez son portrait ?
ARLEQUIN __ Et vous l'aimiez donc beaucoup ?
FLAMINIA __ Regardez-vous, Arlequin; voyez combien vous méritez d'être aimé, et vous verrez combien je l'aimais.
ARLEQUIN __ Je n'ai vu personne répondre si, doucement que vous. Votre amitié se met partout. Je n'aurais jamais cru être si joli que vous le dites; mais puisque vous aimiez tant ma copie, il faut bien croire que l'original mérite quelque chose.
FLAMINIA __ Je crois que vous m'auriez encore plu davantage; mais je n'aurais pas été assez belle pour vous.
ARLEQUIN, avec feu. __ Par la sambille ! Je vous trouve charmante avec cette pensée-là !
FLAMINIA __ Vous me troublez, il faut que je vous quitte; je n'ai que trop de peine à m'arracher d'auprès de vous; mais où cela nous conduirait-il ? Adieu, Arlequin; je vous verrai toujours si on me le permet; je ne sais où je suis.
ARLEQUIN __ Je suis tout de même.
FLAMINIA __ J'ai trop de plaisir à vous voir.
ARLEQUIN __ Je ne vous refuse pas ce plaisir-là, moi; regardez-moi à votre aise, je vous rendrai la pareille.
FLAMINIA, s'en allant. __ Je n'oserais; adieu.
ARLEQUIN, regardant sortir Flaminia. __ Ce pays-ci n'est as digne d'avoir cette fille-là.. Si par quelque malheur Silvia venait à manquer, dans mon désespoir, je crois que je me retirerais avec elle.

SCENE VII

TRIVELIN arrive avec un SEIGNEUR qui vient derrière lui, ARLEQUIN


TRIVELIN __ Seigneur Arlequin, n'y a-t-il point de risque à reparaître ? N'est-ce point compromettre mes épaules ? car vous jouez merveilleusement de votre épée de bois.
ARLEQUIN __ Je serai bon quand vous serez sage.
TRIVELIN __ Voilà un seigneur qui demande à vous parler.
(Le Seigneur approche et fait des révérences qu'Arlequin lui rend.)
ARLEQUIN, à part. __ J'ai vu cet homme-là quelque part !
LE SEIGNEUR __ Je viens vous demander une grâce mais ne vous incommoderai-je point, Monsieur Arlequin ?
ARLEQUIN __ Non, Monsieur; vous ne me faites ni bien ni mal, en vérité. (Et voyant le Seigneur qui se couvre.) Vous n'avez seulement qu'à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau.
LE SEIGNEUR __ De quelque façon que vous soyez, vous me ferez honneur.
ARLEQUIN, se couvrant. __ Je vous crois, puisque vous dîtes. Que souhaite de moi Votre Seigneurie ? Mais ne faites point de compliments, ce serait autant de perdu, car je n'en sais point rendre.
LE SEIGNEUR __ Ce ne sont point des compliments, mai des témoignages d'estime.
ARLEQUIN __ Galbanum, que tout cela ! Votre visage ne m'est point nouveau, Monsieur; je vous ai vu quelque par à la chasse, où vous jouiez de la trompette; je vous ai ôté mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-là.
LE SEIGNEUR __ Quoi ! Je ne vous saluai point ?
ARLEQUIN __ Pas un brin.
LE SEIGNEUR __ Je ne m'aperçus donc pas de votre honnêteté ?
ARLEQUIN __ Oh que si ! Mais vous n'aviez pas de grâce à me demander; voilà pourquoi je perdis mon étalage.
LE SEIGNEUR __ Je ne me reconnais point à cela.
ARLEQUIN __ Ma foi ! vous n'y perdez rien. Mais que vous plaît-il ?
LE SEIGNEUR __ Je compte sur votre bon coeur; voici ce que c'est : j'ai eu le malheur de parler cavalièrement de vous devant le Prince...
ARLEQUIN __ Vous n'avez encore qu'à ne vous pas reconnaître à cela.
LE SEIGNEUR __ Oui, mais le Prince s'est fâché contre moi.
ARLEQUIN __ Il n'aime donc pas les médisants ?
LE SEIGNEUR __ Vous le voyez bien.
ARLEQUIN __ Oh ! oh ! voilà qui me plaît; c'est un honnête homme; s'il ne me retenait pas ma maîtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit ? que vous étiez un malappris ?
LE SEIGNEUR __ Oui.
ARLEQUIN __ Cela est très raisonnable. De quoi vous plaignez-vous ?
LE SEIGNEUR __ Ce n'est pas là tout : << Arlequin, m'a-t-il répondu, est un garçon d'honneur. Je veux qu'on l'honore puisque je l'estime; la franchise et la simplicité de son caractère sont des qualités que je voudrais que vous eussiez tous. je nuis à son amour et je suis au désespoir que le mien m'y force >>.
ARLEQUIN, attendri. __ Par la morbleu ! je suis son serviteur; franchement, je fais cas de lui, et je croyais être plus en colère contre lui que je ne le suis.
LE SEIGNEUR __ Ensuite il m'a dit de me retirer; mes amis là-dessus ont tâché de le fléchir pour moi.
ARLEQUIN __ Quand ces amis-là s'en iraient aussi avec vous, il n'y aurait pas grand mal; car, dis- moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es.
LE SEIGNEUR __ Il s'est aussi fâché contre eux.
ARLEQUIN __ Que le Ciel bénisse cet homme de bien; il a vidé là sa maison d'une mauvaise grâce de gens.
LE SEIGNEUR __ Et nous ne pouvons reparaître tous qu'à condition que vous demandiez notre grâce.
ARLEQUIN __ Par ma foi ! Messieurs, allez où il vous plaira; je vous souhaite un bon voyage.
LE SEIGNEUR __ Quoi ! vous refuserez de prier pour moi ? si vous n'y consentiez pas, ma fortune serait ruinée; à présent qu'il ne m'est plus permis de voir le Prince, que ferais-je à la cour ? Il faudra que je m'en aille dans mes terres, car je suis comme exilé.
ARLEQUIN __ Comment ! être exilé, ce n'est donc point vous faire d'autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous ?
LE SEIGNEUR __ Vraiment non; voilà ce que c'est.
ARLEQUIN __ Et vous vivrez là paix et aise; vous ferez vos quatre repas comme à l'ordinaire ?
LE SEIGNEUR __ Sans doute; qu'y a-t-il d'étrange à cela ?
ARLEQUIN __ Ne me trompez-vous pas ? Est-il sûr qu'on est exilé quand on médit ?
LE SEIGNEUR __ Cela arrive assez souvent.
ARLEQUIN, saute d'aise. __ Allons, voilà qui est fait, je m'en vais médire du premier venu, et j'avertirai Silvia et Flaminia d'en faire autant.
LE SEIGNEUR __ Et la raison de cela ?
ARLEQUIN __ Parce que je veux aller en exil, moi. De la manière dont on punit les gens ici, je vais gager qu'il y a plus de gain à être puni que récompensé.
LE SEIGNEUR __ Quoi qu'il en soit, épargnez-moi cette punition-là, je vous prie. D'ailleurs ce que j'ai dit de vous n'est pas grand-chose.
ARLEQUIN __ Qu'est-ce que c'est ?
LE SEIGNEUR __ Une bagatelle, vous dis-je.
ARLEQUIN __ Mais voyons.
LE SEIGNEUR __ J'ai dit que vous aviez l'air d'un homme ingénu, sans malice; là, d'un garçon de bonne foi.
ARLEQUIN, rit de tout son coeur. __ L'air d'un innocent, pour parler à la franquette ; mais qu'est-ce que cela fait ? Moi, j'ai l'air d'un innocent; vous, vous avez l'air d'un homme d'esprit; eh bien ! à cause de cela faut-il s'en fier à notre air ? N'avez-vous rien dit que cela ?
LE SEIGNEUR __ Non; j'ai ajouté seulement que vous donniez la comédie à ceux qui vous parlaient.
ARLEQUIN __ Pardi ! il faut bien vous donner votre revanche à vous autres. Voilà donc tout ?
LE SEIGNEUR __ Oui.
ARLEQUIN __ C'est se moquer; vous ne méritez pas d'être exilé, vous avez cette bonne fortune-là pour rien.
LE SEIGNEUR __ N'importe; empêchez que je ne le sois. Un homme comme moi ne peut demeurer qu'à la cour. Il n'est en considération, il n'est en état de pouvoir se venger de ses envieux qu'autant qu'il se rend agréable au Prince, et qu'il cultive l'amitié de ceux qui gouvernent les affaires.
ARLEQUIN __ J'aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours un peu ou prou, et je me doute que l'amitié de ces gens-là n'est pas aisée à avoir ni à garder.
LE SEIGNEUR __ Vous avez raison dans le fond : ils ont quelquefois des caprices fâcheux, mais on n'oserait s'en ressentir, on les ménage, on est souple avec eux, parce que c'est par leur moyen que vous vous vengez des autres.
ARLEQUIN __ Quel trafic ! c'est justement recevoir des coups de bâtons d'un côté, pour avoir le privilège d'en donner d'un autre; voilà une drôle de vanité ! A vous voir si humble, vous autres, on ne croirait jamais que vous êtes si glorieux.
LE SEIGNEUR __ Nous sommes élevés là-dedans. Mais écoutez, vous n'aurez point de peine à me remettre en faveur; car vous connaissez bien Flaminia ?
ARLEQUIN __ Oui, c'est mon intime.
LE SEIGNEUR __ Le Prince a beaucoup de bienveillance pour elle; elle est la fille d'un de ses officiers; et je me suis imaginé de lui faire sa fortune en la mariant à un petit cousin que j'ai à la campagne, que je gouverne et qui est riche. Dites-le au Prince; mon dessein me conciliera ses bonnes grâces.
ARLEQUIN __ Oui, mais ce n'est pas là le chemin des miennes; car je n'aime point qu'on épouse mes amies, moi, et vous n'imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin.
LE SEIGNEUR __ Je croyais...
ARLEQUIN __ Ne croyez plus.
LE SEIGNEUR __ Je renonce à mon projet.
ARLEQUIN __ N'y manquez pas; je vous promets mon intercession, sans que le petit-cousin s'en mêle.
LE SEIGNEUR __ Je vous aurai beaucoup d'obligation; j'attends l'effet de vos promesses. Adieu, Monsieur Arlequin.
ARLEQUIN __ Je suis votre serviteur ! Diantre ! je suis en crédit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire à Flaminia du cousin.

SCENE VIII

ARLEQUIN, FLAMINIA.


FLAMINIA, arrive __ Mon cher, je vous amène Silvia; elle me suit.
ARLEQUIN __ Mon amie, vous deviez bien venir m'avertir plus tôt; nous l'aurions attendue en causant ensemble.

SCENE IX

SILVIA, ARLEQUIN, FLAMINIA


SILVIA __ Bonjour, Arlequin. Ah ! que je viens d'essayer un bel habit ! Si vous me voyiez, en vérité, vous me trouveriez jolie; demandez à Flaminia. Ah ! ah ! si je portais ces habits-là, les femmes d'ici seraient bien attrapées; elles ne diraient pas que j'ai l'air gauche. Oh ! que les ouvrières d'ici sont habiles !
ARLEQUIN __ Ah ! m'amour ! elles ne sont pas si habiles que vous êtes bien faite.
SILVIA __ Si je suis bien faite, Arlequin, vous n'êtes pas moins honnête.
FLAMINIA __ Du moins ai-je le plaisir de vous voir un peu plus contents à présent.
SILVIA __ Eh ! dame, puisqu'on ne nous gêne plus, j'aime autant être ici qu'ailleurs. Qu'est-ce que cela fait d'être là ou là ? On s'aime partout.
ARLEQUIN __ Comment, nous gêner ! On envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu'ils disent de moi.
SILVIA, d'un air content. __ J'attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m'avoir pas trouvée belle.
FLAMINIA __ Si quelqu'un vous fâche dorénavant, vous n'avez qu'à m'en avertir.
ARLEQUIN __ Pour cela, Flaminia nous aime comme si nous étions frère et soeurs. (Il dit cela à Flaminia.) Aussi, de notre part, c'est queussi-queurnil.
SILVIA __ Devinez, Arlequin, qui j'ai encore rencontré ici ? Mon amoureux qui venait me voir chez nous, ce grand monsieur si bien tourné. je veux que vous soyez amis ensemble, car il a bon coeur aussi.
ARLEQUIN, d'un air négligent. __ A la bonne heure; je suis de tous bons accords.
SILVIA __ Après tout, quel mal y a-t-il qu'il me trouve à son gré ? Prix pour prix, les gens qui nous aiment sont de meilleure compagnie que ceux. qui ne se soucient pas de nous, n'est-il pas vrai ?
FLAMINIA __ Sans doute.
ARLEQUIN, gaiement. __ Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous ferons partie carrée.
FLAMINIA __ Arlequin, vous me donnez là une marque d'amitié que je n'oublierai point.
ARLEQUIN __ Ah çà ! puisque nous voilà ensemble, allons faire une collation; cela amuse.
SILVIA __ Allez, allez, Arlequin. A cette heure que nous nous voyons quand nous voulons, ce n'est pas la peine de nous ôter notre liberté à nous-mêmes; ne vous gênez point. (Arlequin fait signe à Flaminia de venir.)
FLAMINIA, sur son geste, dît. __ Je m'en vais avec vous; aussi bien voilà quelqu'un qui entre et qui tiendra compagnie à Silvia.

SCENE X

LISETTE entre avec quelques femmes pour témoins de ce qu'elle va faire
et qui restent derrière ; SILVIA ; Lisette fait de grandes révérences


SILVIA, d'un air un peu piqué. __ Ne faites point tant de révérences, Madame; cela m'exemptera de vous en faire je m'y prends de si mauvaise grâce, à votre fantaisie.
LISETTE, d'un ton triste. __ On ne vous trouve que trop de mérite.
SILVIA __ Cela se passera. Ce n'est pas moi qui ai envie de plaire, telle que vous me voyez; il me fâche assez d'être si jolie, et que vous ne soyez pas assez belle.
LISETTE __ Ah ! quelle situation !
SILVIA __ Vous soupirez à cause d'une petite villageoise, vous êtes bien de loisir ; et où avez-vous mis votre langue de tantôt, Madame ? Est-ce que vous n'avez plus de caquet quand il faut bien dire ?
LISETTE __ Je ne puis me résoudre à parler.
SILVIA __ Gardez donc le silence, car, lorsque vous vous lamenteriez jusqu'à demain, mon visage n'empirera pas; beau ou laid, il restera comme il est. Qu'est-ce que vous me voulez ? est-ce que vous ne m'avez pas assez querellée ? Eh bien ! achevez, prenez-en votre suffisance.
LISETTE __ Épargnez-moi, Mademoiselle; l'emportement que j'ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l'embarras; le Prince m'oblige à venir vous faire une réparation, et je vous prie de la recevoir sans me railler.
SILVIA __ Voilà qui est fini, je ne me moquerai plus de vous; je sais bien que l'humilité n'accommode pas les glorieux, mais la rancune donne de la malice. Cependant, je plains votre peine, et je vous pardonne : de quoi aussi vous avisiez-vous de me mépriser ?
LISETTE __ J'avais cru m'apercevoir que le Prince avait quelque inclination pour moi et je ne croyais pas en être indigne; mais je vois bien que ce n'est pas toujours aux agréments qu'on se rend.
SILVIA, d'un ton vif __ Vous verrez que c'est à la laideur et à la mauvaise façon, à cause qu'on se rend à moi. Comme ces jalouses ont l'esprit tourné !
LISETTE __ Eh bien ! oui, je suis jalouse, il est vrai; mais puisque vous n'aimez pas le Prince, aidez- moi à le remettre dans les dispositions où j'ai cru qu'il était pour moi; il est sûr que je ne lui déplaisais pas, et je le guérirai de l'inclination qu'il a pour vous, si vous me laissez faire.
SILVIA, d'un air piqué. __ Croyez-moi, vous ne le guérirez de rien; mon avis est que cela vous passe.
LISETTE __ Cependant cela me paraît possible; car enfin, je ne suis ni si maladroite ni si désagréable.
SILVIA __ Tenez, tenez, parlons d'autre chose; vos bonnes qualités m'ennuient.
LISETTE __ Vous me répondez d'une étrange manière ! Quoi qu'il en soit, avant qu'il soit quelques jours, nous verrons si j'ai si peu de pouvoir.
SILVIA, vivement. __ Oui, nous verrons des balivernes. Pardi ! je parlerai au Prince; il n'a pas encore osé me parler, lui, à cause que je suis trop fâchée; mais je lui ferai dire qu'il s'enhardisse, seulement pour voir.
LISETTE __ Adieu, Mademoiselle; chacune de nous fera ce qu'elle pourra. J'ai satisfait à2 ce qu'on attendait de moi à votre égard, et je vous prie d'oublier tout ce qui s'est passé entre nous.
SILVIA, brusquement. __ Marchez, marchez, je ne sais pas seulement si vous êtes au monde.

SCENE XI

SILVIA, FLAMINIA


FLAMINIA __ Qu'avez-vous, Silvia ? Vous êtes bien émue ?
SILVIA __ J'ai... que je suis en colère. Cette impertinente femme de tantôt est venue pour me demander pardon; et, sans faire semblant de rien, voyez la méchanceté, elle m'a encore fâchée, m'a dit que c'était à ma laideur qu'on se rendait; qu'elle était plus agréable, plus adroite que moi; qu'elle ferait bien passer l'amour du Prince; qu'elle allait travailler pour cela; que je verrai... pati, pata; que sais-je moi, tout ce qu'elle mit en avant contre mon visage ! Est-ce que je n'ai pas raison d'être piquée ?
FLAMINIA, d'un air vif et d'intérêt __ Écoutez; si vous ne faites taire tous ces gens-là, il faut vous cacher pour toute votre vie.
SILVIA __ Je ne manque pas de bonne volonté; mais c'est Arlequin qui m'embarrasse.
FLAMINIA __ Eh ! je vous entends; voilà un amour aussi mal placé, qui se rencontre là aussi mal à propos qu'il se puisse.
SILVIA __ Oh ! j'ai toujours eu du guignon dans les rencontres.
FLAMINIA __ Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse ?
SILVIA __ Il ne m'aimera pas tant, voulez-vous dire ?
FLAMINIA __ Il y a tout à craindre.
SILVIA __ Vous me faites rêver à une chose. Ne trouvez-vous pas qu'il est un peu négligent depuis que nous sommes ici ? Il m'a quittée tantôt pour aller goûter; voilà une belle excuse !
FLAMINIA __ Je l'ai remarqué comme vous; mais ne me trahissez pas au moins; nous nous parlons de fille à fille. Dites-moi, après tout, l'aimez-vous tant, ce garçon ?
SILVIA, d'un air indifférent. __ Mais vraiment, oui, je l'aime; il le faut bien.
FLAMINIA __ Voulez-vous que je vous dise ? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goût, de l'esprit, l'air fin et distingué; il a l'air pesant, les manières grossières; cela ne cadre point et je ne comprends pas comment vous l'avez aimé; le vous dirai même que cela vous fait tort.
SILVIA __ Mettez-vous à ma place. C'était le garçon le plus passable de nos cantons; il demeurait dans mon village; il était mon voisin; il est assez facétieux, je suis de bonne humeur; il me faisait quelquefois rire; il me suivait partout; il m'aimait; j'avais coutume de le voir, et de coutume en coutume, je l'ai aimé aussi, faute de mieux; mais j'ai toujours bien vu qu'il était enclin au vin et à la gourmandise.
FLAMINIA __ Voilà de jolies vertus, surtout dans l'amant de l'aimable et tendre Silvia ! Mais à quoi vous déterminez-vous donc ?
SILVIA __ Je ne puis que dire; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre. D'un côté, Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu'à manger; d'un autre côté, si on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu'on m'aura dit : << Va-t'en, tu n'es pas assez jole. >> D'un autre côté, ce monsieur que j'ai retrouvé ici...
FLAMINIA __ Quoi ?
SILVIA __ Je vous le dis en secret; je ne sais ce qu'il m'a fait depuis que je l'ai revu; mais il m'a toujours paru si doux, il m'a dit des choses si tendres, il m'a conté son amour d'un air si poli, si humble, que j'en ai une véritable pitié, et cette pitié-là m'empêche encore d'être la maîtresse de moi.
FLAMINIA __ L'aimez-vous ?
SILVIA __ Je ne crois pas, car je dois aimer Arlequin.
FLAMINIA __ Ce monsieur est un homme aimable.
SILVIA __ Je le sens bien.
FLAMINIA __ Si vous négligiez de vous venger pour l'épouser je vous pardonnerais; voilà la vérité.
SILVIA __ Si Arlequin se mariait à une autre fille que moi, à la bonne heure. je serais en droit de lui dire : << Tu m'as quittée, je te quitte, je prends ma revanche >>; mais il n'y a rien à faire. Qui est-ce qui voudrait Arlequin ici, rude et bourru comme il est ?
FLAMINIA __ Il n'y a pas presse, entre nous. Pour moi j'ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs Arlequin est grossier; je ne l'aime point, mais je ne le hais pas; et, dans les sentiments où je suis, s'il voulait, je vous en débarrasserais volontiers pour vous faire plaisir.
SILVIA __ Mais mon plaisir, où est-il ? Il n'est ni là, ni là je le cherche.
FLAMINIA __ Vous verrez le Prince aujourd'hui. Voici ce cavalier qui vous plaît; tâchez de prendre votre parti. Adieu nous nous retrouverons tantôt.

SCENE XII

SILVIA, LE PRINCE


SILVIA __ Vous venez; vous allez encore me dire que vous m'aimez, pour me mettre davantage en peine.
LE PRINCE __ Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s'était bien acquittée de son devoir. Quant à moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous déplairai moi-même, vous n'avez qu'à m'ordonner de me taire et de me retirer; je me tairai, j'irai où vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, résolu de vous obéir en tout.
SILVIA __ Ne voilà-t-il pas ? Ne l'ai-je pas bien dit ? Comment voulez-vous que je vous renvoie ? Vous vous tairez, s'il me plaît; vous vous en irez, s'il me plaît; vous n'oserez pas vous plaindre, vous m'obéirez en tout. C'est bien là le moyen de faire que je vous commande quelque chose !
LE PRINCE __ Mais que puis-je mieux que de vous rendre maîtresse de mon sort ?
SILVIA __ Qu'est-ce que cela avance ? Vous rendrai-je malheureux ? en aurai-je le courage ? Si je vous dis : << Allez vous en >>, vous croirez que je vous hais; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous; et toutes ces croyances ne seront pas vraies; elles vous affligeront; en serai-je plus à mon aise après ?
LE PRINCE __ Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia ?
SILVIA __ Oh ! ce que je veux ! j'attends qu'on me le dise; j'en suis encore plus ignorante que vous. Voilà Arlequin qui m'aime; voilà le Prince qui demande mon coeur; voilà vous qui mériteriez de l'avoir; voilà ces femmes qui m'injurient et que je voudrais punir; voilà que j'aurai un affront, si je n'épouse pas le Prince; Arlequin m'inquiète; vous me donnez du souci, vous m'aimez trop; je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d'avoir tout ce tracas-là dans la tête.
LE PRINCE __ Vos discours me pénètrent, Silvia. Vous êtes trop touchée de ma douleur; ma tendresse, toute grande qu'elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m'aimer.
SILVIA __ Je pourrais bien vous aimer; cela ne serait pas difficile, si je le voulais.
LE PRINCE __ Souffrez donc que je m'afflige, et ne m'empêchez pas de vous regretter toujours.
SILVIA, comme impatiente. __ Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre; il semble que vous le fassiez exprès. Y a-t-il de la raison à cela ? Pardi ! j'aurai moins de mal à vous aimer tout à fait qu'à être comme je suis. Pour moi, je laisserai tout là, voilà ce que vous gagnerez.
LE PRINCE __ Je ne veux donc plus vous être à charge; vous souhaitez que je vous quitte; je ne dois pas résister aux volontés d'une personne si chère. Adieu, Silvia.
SILVIA, vivement. __ Adieu, Silvia ! je vous querellerais volontiers; où allez-vous ? Restez-là, c'est ma volonté; je la sais mieux que vous, peut-être.
LE PRINCE __ J'ai cru vous obliger.
SILVIA __ Quel train que tout cela ! Que faire d'Arlequin ? Encore si c'était vous qui fût le Prince !
LE PRINCE, d'un air ému. __ Et quand je le serais ?
SILVIA __ Cela serait différent, parce que je dirais à Arlequin que vous prétendriez être le maître; ce serait mon excuse; mais il n'y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-là.
LE PRINCE, à part. __ Qu'elle est aimable ! il est temps de dire qui je suis.
SILVIA __ Qu'avez-vous ? est-ce que je vous fâche ? C n'est pas à cause de la principauté que je voudrais que vous fussiez prince, c'est seulement à cause de vous tout seul et, si vous l'étiez, Arlequin ne saurais pas que je vous prendrais par amour; voilà ma raison. Mais non, après tout, vaut mieux que vous ne soyez pas le maître; cela me tenterai trop. Et, quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais ni résoudre à être une infidèle; voilà qui est fini.
LE PRINCE, à part, les premiers mots. __ Différons encor de l'instruire. Silvia, conservez-moi seulement les bonté que vous avez pour moi. Le Prince vous a fait préparer u spectacle; permettez que je vous y accompagne et que j profite de toutes les occasions d'être avec vous. Après fête, vous verrez le Prince, et je suis chargé de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre coeur ne vous dit rien pour lui.
SILVIA __ Oh ! il ne me dira pas un mot; c'est tout comme si j'étais partie; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez; eh ! que sait-on ce qui peut arriver ? Peut-être que vous m'aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu'Arlequin ne vienne. Et toutes ces croyances ne seront pas vraies; elles vous affligeront; en serai-je plus à mon aise après ?

ACTE III

SCENE I

LE PRINCE, FLAMINIA


FLAMINIA __ Oui, Seigneur, vous avez fort bien fait de ne pas vous découvrir tantôt, malgré tout ce que Silvia vous a dit de tendre; ce retardement ne gâte rien et lui laisse le temps de se confirmer dans le penchant qu'elle a pour vous. Grâces au ciel, vous voilà presque arrivé où vous souhaitiez.
LE PRINCE __ Ah ! Flaminia, qu'elle est aimable !
FLAMINIA __ Elle l'est infiniment.
LE PRINCE __ Je ne connais rien, comme elle, parmi les gens du monde. Quand une maîtresse, à force d'amour, nous dit clairement : << je vous aime >>, cela fait assurément un grand plaisir. Eh bien, Flaminia, ce plaisir-là, imaginez-vous qu'il n'est que fadeur, qu'il n'est qu'ennui, en comparaison du plaisir que m'ont donné les discours de Silvia, qui ne m'a pourtant point dit : << je vous aime. >>
FLAMINIA __ Mais, Seigneur, oserais-je vous prier de m'en répéter quelque chose ?
LE PRINCE __ Cela est impossible; je suis ravi, je suis enchanté; je ne peux pas vous répéter cela autrement.
FLAMINIA __ Je présume beaucoup du rapport singulier que vous m'en faites.
LE PRINCE __ Si vous saviez combien, dit-elle, elle est affligée de ne pouvoir m'aimer, parce que cela me rend malheureux et qu'elle doit être fidèle à Arlequin ! ... J'ai vu le moment où elle allait me dire : << Ne m'aimez plus, je vous prie, parce que vous seriez cause que je vous aimerais aussi. >>
FLAMINIA __ Bon ! cela vaut mieux qu'un aveu.
LE PRINCE __ Non, je le dis encore, il n'y a que l'amour de Silvia qui soit véritablement de l'amour. Les autres femmes qui aiment ont l'esprit cultivé; elles ont une certaine éducation, un certain usage; et tout cela chez elles falsifie la nature. Ici c'est le coeur tout pur qui me parle; comme ses sentiments viennent, il me les montre; sa naïveté, en fait tout l'art, et sa pudeur toute la décence. Vous m'avouerez que tout cela est charmant. Tout ce qui la retient à présent, c'est qu'elle se fait un scrupule de m'aimer sans l'aveu d'Arlequin. Ainsi, Flaminia, hâtez-vous. Sera-t-il bientôt gagné, Arlequin ? Vous savez que je ne dois ni ne veux le traiter avec violence. Que dit-il ?
FLAMINIA __ A vous dire le vrai, Seigneur, je le crois tout à fait amoureux de moi; mais il n'en sait rien. Comme il ne m'appelle encore que sa chère amie, il vit sur la bonne foi de ce nom qu'il me donne, et prend toujours de l'amour à bon compte.
LE PRINCE __ Fort bien.
FLAMINIA __ Oh dans la première conversation, je l'instruirai de l'état de ses petites affaires avec moi; et ce penchant qui est incognito chez lui et que je lui ferai sentir par un autre stratagème, la douceur avec laquelle vous lui parlerez, comme nous en sommes convenus, tout cela, je pense, va nous tirer d'inquiétude, et terminer mes travaux, dont je sortirai, Seigneur, victorieuse et vaincue.
LE PRINCE __ Comment donc ?
FLAMINIA __ C'est une petite bagatelle qui ne mérite pas de vous être dite; c'est que j'ai pris du goût pour Arlequin, seulement pour me désennuyer dans le cours de notre intrigue. Mais retirons-nous, et rejoignez Silvia; il ne faut pas qu'Arlequin vous voie encore, et je le vois qui vient.
(Ils se retirent tous deux.)

SCENE II

TRIVELIN, ARLEQUIN, d'un air un peu sombre


TRIVELIN, après quelque temps. __ Eh bien ! que voulez-vous que je fasse de l'écritoire et du papier que vous m'avez fait prendre ?
ARLEQUIN __ Donnez-vous patience, mon domestique.
TRIVELIN __ Tant qu'il vous plaira.
ARLEQUIN __ Dites-moi, qui est-ce qui me nourrit ici ?
TRIVELIN __ C'est le Prince.
ARLEQUIN __ Par la sambille ! la bonne chère que je fais me donne des scrupules.
TRIVELIN __ D'où vient donc ?
ARLEQUIN __ Mardi ! j'ai peur d'être en pension sans le savoir.
TRIVELIN, riant. __ Ah ! ah ! ah ! ah !
ARLEQUIN __ De quoi riez-vous, grand benêt ?
TRIVELIN __ Je ris de votre idée, qui est plaisante. Allez, allez, seigneur Arlequin, mangez en toute sûreté de conscience et buvez de même.
ARLEQUIN __ Dame ! je prends mes repas dans la bonne foi; il me serait bien rude de me voir apporter le mémoire de ma dépense; mais je vous crois. Dites-moi, à présent, comment s'appelle celui qui rend compte au Prince de ses affaires ?
TRIVELIN __ Son secrétaire d'État, voulez-vous dire ?
ARLEQUIN __ Oui; j'ai dessein de lui faire un écrit pour le prier d'avertir le Prince que je m'ennuie, et lui demander quand il veut finir avec nous; car mon père est tout seul.
TRIVELIN __ Eh bien ?
ARLEQUIN __ Si on veut me garder, il faut lui envoyer une carriole, afin qu'il vienne.
TRIVELIN __ Vous n'avez qu'à parler, la carriole partira sur-le-champ.
ARLEQUIN __ Il faut, après cela, qu'on nous marie, Silvia et moi, et qu'on m'ouvre la porte de la maison : car j'ai coutume de trotter partout et d'avoir la clef des champs, moi. Ensuite nous tiendrons ici ménage avec l'amie Flaminia, qui ne veut pas nous quitter à cause de son affection pour nous; et si le Prince a toujours bonne envie de nous régaler, ce que je mangerai me profitera davantage.
TRIVELIN __ Mais, seigneur Arlequin, il n'est pas besoin de mêler Flaminia là-dedans.
ARLEQUIN __ Cela me plaît, à moi.
TRIVELIN, d'un air mécontent. __ Hum.
ARLEQUIN, le contrefaisant. __ Hum ! Le mauvais valet ! Allons vite, tirez votre plume, et griffonnez-moi mon écriture.
TRIVELIN, se mettant en état. __ Dictez.
ARLEQUIN __ << Monsieur, . >>
TRIVELIN __ Halte-là ! dites : << Monseigneur >>.
ARLEQUIN __ Mettez les deux, afin qu'il choisisse.
TRIVELIN __ Fort bien.
ARLEQUIN __ << Vous saurez que je m'appelle Arlequin. >>
TRIVELIN __ Doucement ! Vous devez dire Votre Grandeur saura. >>
ARLEQUIN __ << Votre Grandeur saura ! C'est donc un géant, ce secrétaire d'État ?
TRIVELIN __ Non; mais n'importe.
ARLEQUIN __ Quel diantre de galimatias ! Qui a jamais entendu dire qu'on s'adresse à la taille d'un homme quand on a affaire à lui ?
TRIVELIN, écrivant. __ Je mettrai comme il vous plaira. << Vous saurez que je m'appelle Arlequin >>. Après ...
ARLEQUIN __ << Que j'ai une maîtresse qui s'appelle Silvia, bourgeoise de mon village, et fille d'honneur... >>
TRIVELIN, écrivant. __ Courage !
ARLEQUIN __ << ... avec une bonne amie que j'ai faite depuis peu, qui ne saurait se passer de nous, ni nous d'elle; ainsi, aussitôt la présente reçue
TRIVELIN, s'arrêtant comme affligé. __ Flaminia ne saurait se passer de vous ? Aie ! la plume me tombe des mains.
ARLEQUIN __ Oh ! oh ! que signifie cette impertinente vâmoison-là ?
TRIVELIN __ Il y a deux ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle.
ARLEQUIN, tirant sa latte. __ Cela est fâcheux, mon mignon; mais, en attendant qu'elle en soit informée, je vais toujours vous en faire quelques remerciements pour elle.
TRIVELIN __ Des remerciements à coups de bâton ! Je ne suis pas friand de ces compliments-là. Eh ! que vous importe que je l'aime ? Vous n'avez que de l'amitié pour elle, et l'amitié ne rend point jaloux.
ARLEQUIN __ Vous vous trompez, mon amitié fait tout comme l'amour; en voilà des preuves. (Il le bat.)
TRIVELIN, s'enfuit en disant. __ Oh ! diable soit de l'amitié !

SCENE III

FLAMINIA, ARLEQUIN


FLAMINIA, à Arlequin. __ Qu'est-ce que c'est ? qu'avez-vous, Arlequin ?
ARLEQUIN __ Bonjour, m'amie; c'est ce faquin qui dit qu'il vous aime depuis deux ans.
FLAMINIA __ Cela se peut bien.
ARLEQUIN __ Et vous, m'amie, que dites-vous de cela ?
FLAMINIA __ Que c'est tant pis pour lui.
ARLEQUIN __ Tout de bon ?
FLAMINIA __ Sans doute; mais est-ce que vous seriez fâché que l'on m'aimât ?
ARLEQUIN __ Hélas ! vous êtes votre maîtresse; mais, si vous aviez un amant, vous l'aimeriez peut- être; cela gâterait la bonne amitié que vous me portez, et vous m'en feriez ma part plus petite. Oh ! de cette part-là, je n'en voudrais rien perdre.
FLAMINIA, d'un air doux. __ Arlequin, savez-vous bien que vous ne ménagez pas mon coeur ?
ARLEQUIN __ Moi ! Et quel mal lui fais-je donc ?
FLAMINIA __ Si vous continuez de me parler toujours de même, je ne saurai plus bientôt de quelle espèce seront mes sentiments pour vous. En vérité je n'ose m'examiner là-dessus : j'ai peur de trouver plus que je ne veux.
ARLEQUIN __ C'est bien fait, n'examinez jamais, Flaminia; cela sera ce que cela pourra; au reste, croyez-moi, ne prenez point d'amant; j'ai une maîtresse, je la garde; si je n'en avais point, je n'en chercherais pas; qu'en ferais-je avec vous ? Elle m'ennuierait.
FLAMINIA __ Elle vous ennuierait ! Le moyen, après tout ce que vous dites, de rester votre amie ?
ARLEQUIN __ Eh ! que serez-vous donc ?
FLAMINIA __ Ne me le demandez pas, je n'en veux rien savoir; ce qui est de sûr, c'est que dans le monde, je n'aime plus que vous. Vous n'en pouvez pas dire autant; Silvia va devant moi, comme de raison.
ARLEQUIN __ Chut ! vous allez de compagnie ensemble.
FLAMINIA __ Je vais vous l'envoyer. Si je la trouve, Silvia, en serez-vous bien aise ?
ARLEQUIN __ Comme vous voudrez; mais il ne faut pas l'envoyer; il faut venir toutes deux.
FLAMINIA __ Je ne pourrai pas; car le Prince m'a mandée et je vais voir ce qu'il me veut. Adieu, Arlequin; je serai bientôt de retour.
(En sortant, elle sourit à celui qui entre.)

SCENE IV

LE SEIGNEUR du second acte apporte à ARLEQUIN ses lettres de noblesse


ARLEQUIN, le voyant. __ Voilà mon homme de tantôt. Ma foi ! Monsieur le médisant (car je ne sais point votre autre nom), je n'ai rien dit de vous au Prince, par la raison que je ne l'ai point vu.
LE SEIGNEUR __ Je vous suis obligé de votre bonne volonté, seigneur Arlequin; mais je suis sorti d'embarras et rentré dans les bonnes grâces du Prince, sur l'assurance que je lui ai donnée que vous lui parleriez pour moi; j'espère qu'à votre tour vous me tiendrez parole.
ARLEQUIN __ Oh ! quoique je paraisse un innocent, je suis homme d'honneur.
LE SEIGNEUR __ De grâce, ne vous ressouvenez plus de rien et réconciliez-vous avec moi en faveur du présent que je vous apporte de la part du Prince : c'est de tous les présents le plus grand qu'on puisse vous faire.
ARLEQUIN __ Est-ce Silvia que vous m'apportez ?
LE SEIGNEUR __ Non, le présent dont il s'agit est dans ma poche : ce sont des lettres de noblesse dont le Prince vous gratifie comme parent de Silvia; car on dit que vous l'êtes un peu.
ARLEQUIN __ Pas un brin; remportez cela; car, si je le prenais, ce serait friponner la gratification.
LE SEIGNEUR __ Acceptez toujours; qu'importe ? Vous ferez plaisir au Prince. Refuseriez-vous ce qui fait l'ambition de tous les gens de coeur ?
ARLEQUIN __ J'ai pourtant bon coeur aussi. Pour de l'ambition, j'en ai bien entendu parler; mais je ne l'ai jamais vue, et j'en ai peut-être sans le savoir.
LE SEIGNEUR __ Si vous n'en avez pas, cela vous en donnera.
ARLEQUIN __ Qu'est-ce que c'est donc ?
LE SEIGNEUR, à part les premiers mots __ En voilà bien d'une autre ! L'ambition, c'est un noble orgueil de s'élever.
ARLEQUIN __ Un orgueil qui est noble ! Donnez-vous comme cela de jolis noms à toutes les sottises, vous autres ?
LE SEIGNEUR __ Vous ne me comprenez pas; cet orgueil ne désigne-là qu'un désir de gloire.
ARLEQUIN __ Par ma foi ! sa signification ne vaut pas mieux que lui, c'est bonnet blanc et blanc bonnet.
LE SEIGNEUR __ Prenez, vous dis-je; ne serez-vous pas bien aise d'être gentilhomme ?
ARLEQUIN __ Eh ! je n'en serais ni bien aise, ni fâché; c'est suivant la fantaisie qu'on a.
LE SEIGNEUR __ Vous y trouverez de l'avantage; vous en serez plus respecté et plus craint de vos voisins.
ARLEQUIN __ J'ai opinion que cela les empêcherait de m'aimer de bon coeur; car quand je respecte les gens, moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage ; je ne saurais faire tant de choses à la fois.
LE SEIGNEUR __ Vous m'étonnez !
ARLEQUIN __ Voilà comme je suis bâti; d'ailleurs, voyez-vous je suis le meilleur enfant du monde, je ne fais de mal à personne; mais quand je voudrais nuire, je n'en ai pas le pouvoir. Eh bien ! si j'avais ce pouvoir, si j'étais noble, diable emporte si je voudrais gager d'être toujours brave homme : je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n'épargne pas les coups de bâtons, à cause qu'on n'oserait les lui rendre.
LE SEIGNEUR __ Et si on vous donnait ces coups de bâtons, ne souhaiteriez-vous pas être en état de les rendre ?
ARLEQUIN __ Pour cela, je voudrais payer cette dette-là sur-le-champ.
LE SEIGNEUR __ Oh ! comme les hommes sont quelquefois méchants, mettez-vous en état de faire du mal, seulement afin qu'on n'ose pas vous en faire, et pour cet effet prenez vos lettres de noblesse.
ARLEQUIN prend les lettres __ Têtubleu ! vous avez raison, je ne suis qu'une bête. Allons, me voilà noble; je garde le parchemin; je ne crains plus que les rats qui pourraient bien gruger, ma noblesse; mais j'y mettraibon ordre. Je vous remercie, et le Prince aussi; car il est bien obligeant dans le fond.
LE SEIGNEUR __ Je suis charmé de vous voir content; adieu.
ARLEQUIN __ Je suis votre serviteur. (Quand le seigneur a fait dix ou douze pas, Arlequin le rappelle.) Monsieur, Monsieur !
LE SEIGNEUR __ Que me voulez-vous ?
ARLEQUIN __ Ma noblesse m'oblige-t-elle à rien ? car il faut faire son devoir dans une charge.
LE SEIGNEUR __ Elle oblige à être honnête homme.
ARLEQUIN, très sérieusement. __ Vous aviez donc des exemptions, vous, quand vous avez dit du mal de moi ?
LE SEIGNEUR __ N'y songez plus; un gentilhomme doit être généreux.
ARLEQUIN __ Généreux et honnête homme ! Vertuchoux ! Ces devoirs-là sont bons; je les trouve encore plus nobles que mes lettres de noblesse. Et quand on ne s'en acquitte pas, est-on encore gentilhomme ?
LE SEIGNEUR __ Nullement.
ARLEQUIN __ Diantre ! il y a donc bien des gentilhommes qui paient la taille ?
LE SEIGNEUR __ Je n'en sais point le nombre.
ARLEQUIN __ Est-ce là tout ? N'y a-t-il plus d'autre devoir ?
LE SEIGNEUR __ Non; cependant vous, qui, suivant toute apparence, serez favori du Prince, vous aurez un devoir de plus : ce sera de mériter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute la complaisance possibles. A l'égard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l'honneur plus que la vie, et vous serez dans l'ordre.
ARLEQUIN __ Tout doucement; ces dernières obligations-là ne me plaisent pas tant que les autres. Premièrement, il est bon d'expliquer ce que c'est que cet honneur qu'on doit aimer plus que la vie. Malpeste, quel honneur ?
LE SEIGNEUR __ Vous approuverez ce que cela veut dire; c'est qu'il faut se venger d'une injure, ou périr plutôt que de la souffrir.
ARLEQUIN __ Tout ce que vous m'avez dit n'est donc qu'un coq-à-l'âne; car, si je suis obligé d'être généreux, il faut que je pardonne aux gens; si je suis obligé d'être méchant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre ?
LE SEIGNEUR __ Vous serez généreux et bon, quand on ne vous insultera pas.
ARLEQUIN __ Je vous entends : il m'est défendu d'être meilleur que les autres; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur ? Par la mardi ! la méchanceté n'est pas rare; ce n'était pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention ! Tenez, accommodons-nous plutôt; quand on me dira une grosse injure, j'en répondrai une autre si je suis le plus fort. Voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là ? Dites-moi votre dernier mot.
LE SEIGNEUR __ Une injure répondue à une injure ne suffit point. Cela ne peut se laver, s'effacer que par le sang de votre ennemi ou le vôtre.
ARLEQUIN __ Que la tache y reste ! Vous parlez du sang comme si c'était de l'eau de la rivière. je vous rends votre paquet de noblesse; mon honneur n'est pas fait pour être noble; il est trop raisonnable pour cela. Bonjour.
LE SEIGNEUR __ Vous n'y songez pas.
ARLEQUIN __ Sans compliment, reprenez votre affaire.
LE SEIGNEUR __ Gardez-le toujours; vous vous ajusterez avec le Prince : on n'y regardera pas de si près avec vous.
ARLEQUIN, le reprenant. __ Il faudra donc qu'il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi.
LE SEIGNEUR __ A la bonne heure; vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre serviteur.
ARLEQUIN __ Et moi le vôtre.

SCENE V

LE PRINCE, ARLEQUIN


ARLEQUIN, le voyant. __ Qui diantre vient encore me rendre visite ? Ah ! c'est celui-là qui est cause qu'on m'a pris Silvia. Vous voilà donc, Monsieur le babillard, qui allez dire partout que la maîtresse des gens est belle; ce qui fait qu'on m'a escamoté la mienne !
LE PRINCE __ Point d'injures, Arlequin !
ARLEQUIN __ Etes-vous gentilhomme, vous ?
LE PRINCE __ Assurément.
ARLEQUIN __ Mardi ! vous êtes bien heureux; sans cela je vous dirais de bon coeur ce que vous méritez; mais votre honneur voudrait peut-être faire son devoir, et, après cela, il faudrait vous tuer pour vous venger de moi.
LE PRINCE __ Calmez-vous, je vous prie, Arlequin. Le Prince m'a donné ordre de vous entretenir.
ARLEQUIN __ Parlez, il vous est libre; mais je n'ai pas ordre de vous écouter, moi.
LE PRINCE __ Eh bien ! prends un esprit plus doux, connais-moi, puisqu'il le faut : c'est ton Prince lui-même qui te parle, et non pas un officier du palais, comme tu l'as cru jusqu'ici aussi bien que Silvia.
ARLEQUIN __ Votre foi ?
LE PRINCE __ Tu dois m'en croire.
ARLEQUIN __ Excusez, Monseigneur, c'est donc moi qui suis un sot d'avoir été un impertinent avec vous.
LE PRINCE __ Je te pardonne volontiers.
ARLEQUIN, tristement. __ Puisque vous n'avez pas de rancune contre moi, ne permettez pas que j'en aie contre vous. Je ne suis pas digne d'être fâché contre un Prince, je suis trop petit pour cela. Si vous m'affligez, je pleurerai de toute ma force, et puis c'est tout; cela doit faire compassion à voire puissance; vous ne voudriez pas avoir une principauté pour le contentement de vous tout seul ?
LE PRINCE __ Tu te plains donc bien de moi, Arlequin ?
ARLEQUIN __ Que voulez-vous, Monseigneur ? J'ai une fille qui m'aime; vous, vous en avez plein votre maison, et nonobstant, vous m'ôtez la mienne. Prenez que je suis pauvre, et que tout mon bien est un liard; vous qui êtes riche de plus de mille écus, vous vous jetez sur ma pauvreté et vous m'arrachez mon liard; cela n'est-il pas bien triste ?
LE PRINCE, à part. __ Il a raison, et ses plaintes me touchent.
ARLEQUIN __ Je sais bien que vous êtes un bon Prince, tout le monde le dit dans le pays; il n'y aura que moi qui n'aurai pas le plaisir de dire comme les autres.
LE PRINCE __ Je te prive de Silvia, il est vrai; mais demande-moi ce que tu voudras; je t'offre tous les biens que tu pourras souhaiter, et laisse-moi cette seule personne que j'aime.
ARLEQUIN __ Ne parlons point ce marché-là, vous gagneriez trop sur moi. Disons en conscience : si un autre que vous me l'avait prise, est-ce que vous ne me la feriez pas remettre ? Eh bien ! personne ne me l'a prise que vous; voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde !
LE PRINCE, à part. __ Que lui répondre ?
ARLEQUIN __ Allons, Monseigneur, dites-vous comme cela : << Faut-il que je retienne le bonheur de ce petit homme, parce que j'ai le pouvoir de le garder ? N'est-ce pas à moi à être son protecteur, puisque je suis son maître ? S'en ira-t-il sans avoir justice ? N'en aurais-je pas du regret ? Qu'est-ce qui fera mon office de Prince si je ne le fais pas ? J'ordonne donc que je lui rendrai Silvia. >>
LE PRINCE __ Ne changeras-tu jamais de langage ? Regarde comme j'en agis avec toi. Je pourrais te renvoyer et garder Silvia sans t'écouter; cependant, malgré l'inclination que j'ai pour elle, malgré ton obstination et le peu de respect que tu me montres, je m'intéresse à ta douleur; je cherche à la calmer par mes faveurs; je descends jusqu'à te prier de me céder Silvia de bonne volonté; tout le monde t'y exhorte tout le monde te blâme et te donne un exemple de l'ardeur qu'on a de me plaire; tu es le seul qui résiste. Tu dis que je suis ton Prince, marque-le-moi donc par un peu de docilité.
ARLEQUIN, toujours triste. __ Eh ! Monseigneur, ne vous fiez pas à ces gens qui vous disent que vous avez raison avec moi, car ils vous trompent. Vous prenez cela pour argent comptant; et puis vous avez beau être bon, vous avez beau être brave homme, c'est autant de perdu, cela ne vous fait point de profit. Sans ces gens- là, vous ne me chercheriez point chicane; vous ne diriez pas que je vous manque de respect parce que je représente mon bon droit. Allez, vous êtes mon. Prince, et je vous aime bien; mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose.
LE PRINCE __ Va, tu me désespères.
ARLEQUIN __ Que je suis à plaindre !
LE PRINCE __ Faudra-t-il donc que je renonce à Silvia ? Le moyen d'en être jamais aimé, si tu ne veux pas m'aider ? Arlequin, je t'ai causé du chagrin; mais celui que tu me fais est plus cruel que le tien.
ARLEQUIN __ Prenez quelque consolation, Monseigneur; promenez-vous, voyagez quelque part; votre douleur se passera dans les chemins.
LE PRINCE __ Non, mon enfant; j'espérais quelque chose de ton coeur pour moi, je t'aurais eu plus d'obligation que je n'en aurai jamais à personne; mais tu me fais tout le mal qu'on peut me faire. Va, n'importe, mes bienfaits t'étaient réservés, et ta dureté n'empêche pas que tu n'en jouisses.
ARLEQUIN __ Aïe ! qu'on a de mal dans la vie !
LE PRINCE __ Il est vrai que j'ai tort à ton égard; je me reproche l'action que j'ai faite, c'est une injustice; mais tu m'en es que trop vengé.
ARLEQUIN __ Il faut que je m'en aille; vous êtes trop fâché d'avoir tort; j'aurais peur de vous donner raison.
LE PRINCE __ Non, il est juste que tu sois content; souhaites que je te rende justice; sois heureux aux dépens de tout mon repos.
ARLEQUIN __ Vous avez tant de charité pour moi; n'en aurais-je donc pas pour vous ?
LE PRINCE, triste. __ Ne t'embarrasse pas de moi.
ARLEQUIN __ Que j'ai de souci ! le voilà désolé.
LE PRINCE, en caressant Arlequin. __ Je te sais bon gré de la sensibilité où je te vois. Adieu, Arlequin; je t'estime malgré tes refus.
ARLEQUIN, laisse faire un pas ou deux au Prince. __ Mon seigneur !
LE PRINCE __ Que me veux-tu ? Me demandes-tu quelque grâce.
ARLEQUIN __ Non; je ne suis qu'en peine de savoir si vous accorderai celle que vous voulez.
LE PRINCE __ Il faut avouer que tu, as le coeur excellent.
ARLEQUIN __ Et vous aussi; voilà ce qui m'ôte le courage. Hélas ! que les bonnes gens sont faibles !
LE PRINCE __ J'admire tes sentiments.
ARLEQUIN __ Je le crois bien; je ne vous promets pou tant rien, il y a trop d'embarras dans ma volonté; niais, tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori ?
LE PRINCE __ Eh ! qui le serait donc ?
ARLEQUIN __ C'est qu'on m'a dit que vous aviez coutume d'être flatté; moi, j'ai coutume de dire vrai, et une bonne coutume comme celle-là ne s'accorde pas avec une mauvais jamais votre amitié ne sera assez forte pour endurer mienne.
LE PRINCE __ Nous nous brouillerons ensemble si tu ne me réponds toujours ce que tu penses. Il ne me reste qu'une chose à te dire, Arlequin : souviens-toi que je t'aime; c'est tout ce que je te recommande.
ARLEQUIN __ Flaminia sera-t-elle sa maîtresse ?
LE PRINCE __ Ah ! ne me parle point de Flaminia; tu n'étais pas capable de me donner tant de chagrins sans elle.
ARLEQUIN, au Prince, qui sort. __ Point du tout; c'est la meilleure fille du monde, vous ne devez point lui vouloir de mal.

SCENE VI

ARLEQUIN


ARLEQUIN __ Apparemment quel mon coquin de valet aura médit de ma bonne amie. Par la mardi ! il faut que j'aille voir où elle est. Mais moi, que ferai-je à cette heure ? Est-ce que je quitterai Silvia ? Cela se pourra-t-il ? Y aura-t-il moyen ? Ma foi non, non assurément. J'ai un peu fait le nigaud avec le Prince, parce que je suis tendre à la peine d'autrui; mais le Prince est tendre aussi, et il ne dira mot.

SCENE VII

FLAMINIA, d'un air triste, ARLEQUIN


ARLEQUIN __ Bonjour, Flaminia; j'allais vous chercher.
FLAMINIA, en soupirant. __ Adieu, Arlequin.
ARLEQUIN __ Qu'est-ce que cela veut dire : adieu ?
FLAMINIA __ Trivelin nous a trahis; le Prince a su l'intelligence qui est entre nous; il vient de m'ordonner de sortir d'ici et m'a défendu de vous voir jamais. Malgré cela, je n'ai pu m'empêcher de venir vous parler encore une fois; ensuite j'irai où je pourrai pour éviter sa colère.
ARLEQUIN, étonné et déconcerté. __ Ah ! me voilà un joli garçon à présent !
FLAMINIA __ Je suis au désespoir, moi ! Me voir séparée pour jamais d'avec vous, de tout ce que j'avais de plus cher au monde ! Le temps me presse, je suis forcée de vous quitter; mais, avant de partir, il faut que je vous ouvre mon coeur.
ARLEQUIN, en reprenant son haleine. __ Aie ! Qu'est-ce, m'amie ? qu'a-t-il, ce cher coeur ?
FLAMINIA __ Ce n'est point de l'amitié que j'avais pour vous, Arlequin; je m'étais trompée.
ARLEQUIN, d'un ton essoufflé. __ C'est donc de l'amour ?
FLAMINIA __ Et du plus tendre. Adieu.
ARLEQUIN, la retenant. __ Attendez... je me suis peut-être trompé, moi aussi, sur mon compte.
FLAMINIA __ Comment ! vous vous seriez mépris ! Vous m'aimeriez, et nous ne nous verrions plus ! Arlequin, ne m'en dites pas davantage; je m'enfuis.
(Elle fait un pas ou deux.)
ARLEQUIN __ Restez.
FLAMINIA __ Laissez-moi aller; que ferons-nous ?
ARLEQUIN __ Parlons raison.
FLAMINIA __ Que vous dirai-je ?
ARLEQUIN __ C'est que mon amitié est aussi loin que la vôtre; elle est partie : voilà que je vous aime, cela est décidé, et je n'y comprends rien. Ouf !
FLAMINIA __ Quelle aventure !
ARLEQUIN __ Je ne suis point marié, par bonheur.
FLAMINIA __ Il est vrai.
ARLEQUIN __ Silvia se mariera avec le Prince, et il sera content
FLAMINIA __ Je n'en doute point.
ARLEQUIN __ Ensuite, puisque notre coeur s'est mécompté, et que nous nous aimons par mégarde, nous prendrons patience et nous nous accommoderons à l'avenant.
FLAMINIA, d'un ton doux. __ J'entends bien; vous voulez dire que nous nous marierons ensemble.
ARLEQUIN __ Vraiment oui; est-ce ma faute, à moi ? Pourquoi ne m'avertissiez-vous pas que vous m'attraperiez et que vous seriez ma maîtresse ?
FLAMINIA __ M'avez-vous avertie que vous deviendriez mon amant.
ARLEQUIN __ Morbleu ! le devinais-je ?
FLAMINIA __ Vous étiez assez aimable pour le deviner.
ARLEQUIN __ Ne nous reprochons rien; s'il ne tient qu'à être aimable, vous avez plus de tort que moi.
FLAMINIA __ Épousez-moi, j'y consens; mais il n'y a point de temps à perdre, et je crains qu'on ne vienne m'ordonner de sortir.
ARLEQUIN, en soupirant. __ Ah ! je pars pour parler au Prince. Ne dites pas à Silvia que je vous aime; elle croirait que je suis dans mon tort, et vous savez que je suis innocent. je ne ferai semblant de rien avec elle; je lui dirai que c'est pour sa fortune que je la laisse là.
FLAMINIA __ Fort bien; j'allais vous le conseiller.
ARLEQUIN __ Attendez, et donnez-moi votre main, que je la baise... Qui est-ce qui aurait cru que j'y prendrais tant de plaisir ? Cela me confond.

SCENE VIII

FLAMINIA, SILVIA


FLAMINIA, à part. __ En vérité, le Prince a raison, ces. petites personnes-là font l'amour d'une manière à ne pouvoir, résister. Voici l'autre. (A Silvia qui entre.) A quoi rêvez-vous, belle Silvia ?
SILVIA __ Je rêve à moi, et je n'y entends rien.
FLAMINIA __ Que trouvez-vous donc en vous de si incompréhensible ?
SILVIA __ Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien ? Cela s'est passé.
FLAMINIA __ Vous n'êtes guère vindicative
SILVIA __ J'aimais Arlequin, n'est-ce pas ?
FLAMINIA __ Il me le semblait.
SILVIA __ Eh bien, je crois que je ne l'aime plus.
FLAMINIA __ Ce n'est pas un si grand malheur.
SILVIA __ Quand ce serait un malheur, qu'y ferais-je ? Lorsque je l'ai aimé, c'était un amour qui m'était venu; à cette heure je ne l'aime plus, c'est un amour qui s'en es allé; il est venu sans mon avis, il s'en retourne de même; je ne crois pas être blâmable.
FLAMINIA, à part les premiers mots. __ Rions un moment. Je le pense à peu près de même.
SILVIA, vivement. __ Qu'appelez-vous à peu près ? Il faut le penser tout à fait comme moi, parce que cela est. Voilà de mes gens qui disent tantôt oui, tantôt non.
FLAMINIA __ Sur quoi vous emportez-vous donc ?
SILVIA __ Je m'emporte à propos; je vous consulte bonnement et vous allez me répondre des à peu près qui me chicanent !
FLAMINIA __ Ne voyez-vous pas bien que je badine, et que vous n'êtes que louable ? Mais n'est-ce pas cet officier que vous aimez ?
SILVIA __ Et qui donc ? Pourtant je n'y consens pas encore, à l'aimer; mais à la fin, il faudra bien y venir : car dire toujours non à un homme qui demande toujours oui, le voir triste, toujours se lamentant, toujours le consoler de la peine qu'on lui fait, dame ! cela lasse : il vaut mieux ne lui en plus faire.
FLAMINIA __ Oh ! vous allez le charmer; il mourra de joie.
SILVIA __ Il mourrait de tristesse, et c'est encore pis.
FLAMINIA __ Il n'y a pas de comparaison.
SILVIA __ Je l'attends; nous avons été plus de deux heures ensemble, et il va revenir pour être avec moi quand le Prince me parlera. Cependant quelquefois j'ai peur qu'Arlequin ne s'afflige trop; qu'en dites-vous ? Mais ne me rendez pas scrupuleuse.
FLAMINIA __ Ne vous inquiétez pas; on trouvera aisément moyen de l'apaiser.
SILVIA, avec un petit air d'inquiétude. __ De l'apaiser ! Diantre ! il est donc bien facile de m'oublier à ce compte ? Est-ce qu'il a fait quelque maîtresse, ici ?
FLAMINIA __ Lui, vous oublier ? j'aurais donc perdu l'esprit si je vous le disais. Vous serez trop heureuse s'il ne se désespère pas.
SILVIA __ Vous avez bien affaire de me dire cela vous êtes cause que je redeviens incertaine, avec votre désespoir.
FLAMINIA __ Et s'il ne vous aime plus, que diriez-vous ?
SILVIA __ S'il ne m'aime plus ? ... vous n'avez qu'à garder votre nouvelle.
FLAMINIA __ Eh bien, il vous aime encore, et vous en êtes fâchée ! Que vous faut-il donc ?
SILVIA __ Hum ! vous qui riez, je vous voudrais bien voir à ma place !
FLAMINIA __ Votre amant vous cherche; croyez-moi, finissez avec lui, sans vous inquiéter du reste.
(Elle sort.)

SCENE IX

SILVIA, LE PRINCE


LE PRINCE __ Eh quoi ! Silvia, vous ne me regardez pas ? Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde; j'ai toujours le chagrin de penser que je vous suis importun.
SILVIA __ Bon, importun ! Je parlais de lui tout à l'heure.
LE PRINCE __ Vous parliez de moi ? et qu'en disiez-vous, belle Silvia ?
SILVIA __ Oh ! je disais bien des choses : je disais que vous ne saviez pas encore ce que je pensais.
LE PRINCE __ Je sais que vous êtes résolue à me refuser votre coeur, et c'est là savoir ce que vous pensez.
SILVIA __ Hum ! vous n'êtes pas si savant que vous le croyez, ne vous vantez pas tant. Mais, dites- moi, vous êtes un honnête homme, et je suis sûre que vous me direz la vérité : vous savez comme je suis avec Arlequin; à présent apprenez que j'ai envie de vous aimer : si je contentais mon envie, ferais-je bien ? ferais-je mal ? là, conseillez-moi de bonne foi.
LE PRINCE __ Comme on n'est pas le maître de son coeur, si vous aviez envie de m'aimer, vous seriez en droit de vous satisfaire; voilà mon sentiment.
SILVIA __ Me parlez-vous en ami ?
LE PRINCE __ Oui, Silvia, en homme sincère.
SILVIA __ C'est mon avis aussi; j'ai décidé de même, et je crois que nous avons raison tous deux; ainsi je vous aimerai, s'il me plaît, sans qu'il ait le petit mot à dire.
LE PRINCE __ Je n'y gagne rien, car il ne vous plaît point.
SILVIA __ Ne vous mêlez point de deviner, car je n'ai point de foi à vous. Mais enfin ce Prince, puisqu'il faut que le le voie, quand viendra-t-il ? S'il veut, je l'en quitte.
LE PRINCE __ Il ne viendra que trop tôt pour moi; lorsque vous le connaîtrez mieux, vous ne voudrez peut-être plus de moi.
SILVIA __ Courage ! vous voilà dans la crainte à cette heure; je crois qu'il a juré de n'avoir jamais un moment de bon temps.
LE PRINCE __ Je vous avoue que j'ai peur.
SILVIA __ Quel homme ! il faut bien que je lui remette l'esprit. Ne tremblez plus; je n'aimerai jamais le Prince; le vous en fait un serment par...
LE PRINCE __ Arrêtez, Silvia; n'achevez pas votre serment, je vous en conjure.
SILVIA __ Vous m'empêcherez de jurer ? cela est joli; j'en suis bien aise.
LE PRINCE __ Voulez-vous que je vous laisse jurer contre moi ?
SILVIA __ Contre vous ! est-ce que vous êtes le Prince ?
LE PRINCE __ Oui, Silvia; je vous ai jusqu'ici caché mon rang, pour essayer de ne devoir votre tendresse qu'à la mienne; je ne voulais rien perdre du plaisir qu'elle pouvait me faire. A présent que vous me connaissez, vous êtes libre d'accepter ma main et mon coeur, ou de refuser l'un et l'autre. Parlez, Silvia.
SILVIA __ Ah ! mon cher Prince, j'allais faire un beau serment ! Si vous avez cherché le plaisir d'être aimé de moi, vous avez bien trouvé ce que vous cherchiez; vous savez que je dis la vérité, voilà ce qui m'en plaît.
LE PRINCE __ Notre union est donc assurée.

SCENE X

ARLEQUIN, FLAMINIA, SILVIA, LE PRINCE


ARLEQUIN __ J'ai tout entendu, Silvia.
SILVIA __ Eh bien ! Arlequin, je n'aurai donc pas la peine de vous rien dire; consolez-vous comme vous pourrez de vous-même. Le Prince vous parlera, j'ai le coeur tout entrepris : voyez, accommodez-vous; Il n'y a plus de raison à moi, c'est la vérité. Qu'est-ce que vous me diriez ? que je vous quitte. Qu'est-ce que je vous répondrais ? que je le sais bien. Prenez que vous l'avez dit, prenez que j'ai répondu, laissez-moi après, et voilà qui est fini.
LE PRINCE __ Flaminia, c'est à vous que je remets Arlequin; je l'estime et je vais le combler de biens. Toi, Arlequin, accepte de ma main Flaminia pour épouse, et sois pour jamais assuré de la bienveillance de ton Prince. Belle Silvia, souffrez que des fêtes qui vous sont préparées annoncent ma joie à des sujets dont vous allez être la souveraine.
ARLEQUIN __ A présent, je me moque du tour que notre amitié nous a joué. Patience; tantôt nous lui en jouerons d'un autre.