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Lyon, le 31 août 1994

    Bien cher Père

Je viens de terminer une série de toiles "musette" ainsi que des bistrots un peu cocasses, aux relents cocardiers de gros rouge qui tâche. On y voit petites femmes en cuisse, évaporées dans quelques Pouilly-Fuissé ou Saint-Véran, pendant que le TGV casse les oreilles à tout le monde derrière des frondaisons de pierres dorées ; des consommateurs fagotés à l'ancienne, goguenards ou sévères, ou bien encore je m'en foutistes, se grisent au beaujolais, jambon-beurre et les petites saloperies de glu suspendues au plafond font leur boulot d'attrape-mouches.


Comme tu peux t'en rendre compte, j'évolue dans des thèmes un rien grivois, et tu dois t'en douter, j'en étonne plus d 'un. Il faut dire que je suis loin des ambiances nuagistes, des glacis transparents, où les éléments et les tonalités se détachent les uns derrière les autres, dans un trompe-l'oeil vaporeux : un peu à la manière de Turner en somme, cette puissante locomotive à vapeur dans le genre.


La raison de ce chamboulement ? j'ai fait une enjambée jusqu'à Beaubourg, à présent c'est très facile avec le TGV, où j'ai rencontré un certain Rouault. J'ai été abasourdi par ce propos que je connaissais déjà, pour l'avoir maintes fois entrevu au hasard d'une carte postale ou d'un bouquin ou revue d'art à la bibliothèque municipale, mais ce n'est qu'une bien piètre idée de que cela donne, quand on se retrouve placé devant l'original : une révélation donc. Cette façon de structurer les éléments, de les maçonner, d'en torturer la pâte dans une envolée d'alchimiste, oui voilà bien là, une très grande locomotive à laquelle j'ose sans vergogne, accrocher mes wagons.


La grosse Didile n'a pas été la moins surprise par mon volte-face. Elle te donne bien le bonjour et te demande si tu peux lui ramener une fiole de gentiane, à ta prochaine escapade : tu connais son inclinaison pour cette liqueur de nos montagnes, et cela lui fera le plus grand plaisir


Bon ! je retourne à mon chevalet, je dois terminer une commande, c'est une pêche miraculeuse de format carré 100x100, toujours dans les bleus dominants que tu apprécies tant. Je suis aussi sur un Jonas émergeant de la gueule d'une baleine bibendum, sous le regard médusé de bonshommes en complet-veston gris muraille, tandis que le ToutPuissant suprême et éternel, suspendu dans les nues, et un brin père fouettard, observe la scène d'un oeil pas très catholique.


Dimanche dernier, je me suis rendu aux puces pour essayer de bazarder un de mes "cabarets", il faut bien vivre; je me suis adressé à un brocanteur, lui demandant s'il verrait un inconvénient à ce que je dépose mon oeuvre parmi ses débarras. Sitôt ma toile adossée à une amphore grecque, un visiteur s'est présenté et m'a demandé si c'était moi qui faisait "ça" et combien j'avais l'intention de la vendre.

Je lui ai répliqué que cette barbouille n'était pas l'oeuvre de mes mains, n'étant pas peintre moi-même, pourquoi ce piètre mensonge ? incapable de te le dire, d'ailleurs je crois que l'acheteur ne m'a pas cru, en tout cas, il m'a remis quelques espèces sonnantes et trébuchantes, qui se sont avérées faire un très bon effet dans mon escarcelle.


Cette semaine il y a aussi un Monsieur, fagoté comme un as de pique qui est venu frapper à ma porte : pas peur d'escalader mon rez-de chaussée des moineaux, sans ascenseur et il est reparti emportant sous le bras quelques oeuvres de mon cru.


En somme "ça va " plutôt pas mal en ce moment. Et toi ? J'espère que tu es, cher Père, dans une forme au beau fixe, et que tu fais toujours tanguer et valser les donzelles avec ton piano à bretelles. Je pense souvent à toi, quand je peins mes scènes "musette" et avec Rouault tu n'es pas étranger à ce nouvel aspect de mon imagination. Donne bien le bonjour de ma part à tonton et à tout le Saint-frusquin de mes neveux et nièces. Je sais que la tante Misette, n'est pas très branchée sur l'art et les artistes, mais il faut de tout pour faire un monde, et je l'aime bien quand même, je lui envoie une grosse bise.


La semaine dernière, j'ai fait la connaissance d'une créature de rêve, cette représentante de la gente féminine est aussi une artiste de valeur; nous avons fait connaissance pendant la canicule, dans les allées ombragées des tilleuls du parc de la tête d'or; nous avons refait le monde pendant quelques instants, et puis bien sûr, nous en sommes venus à bavarder peinture. Elle ne s'exprime pas comme je le fais à la peinture à l'huile, mais uniquement au pastel; elle m'a fait remarquer la différence qu'il y a entre les deux disciplines.


"Si la peinture à l'huile est un affrontement, une bagarre avec la toile de jute, en revanche le pastel est une délicatesse feutrée, un effleurement des ailes d'une abeille et, dans sa fragilité même réside sa force ". Oui, il faut dire que le pastel une fois placé sous son cristallin de verre, ne bronche pas le moins du monde, sans subir aucune altération, comme c'est souvent le cas avec la peinture à l'huile et ses différents solvants qui s'oxydent au fil du temps.


Voilà ! j'espère que tu ne m'en voudras pas si je me suis étendu quelque peu sur le sujet "peinture", mais comme tu n'as plus tes yeux pour regarder ma barbouille, j'essaie de te la faire partager par le biais de la plume.


Un petit mot à toi bien chère Anne-Flore qui prête tes yeux à Père, pour lui décrypter son courrier, je t'ai réservé un petit format 10 figures qui je suis sûr te plaira bien, car c'est un de tes thèmes favoris (tu vois ce que je veux dire). Je te le remettrai le 21 septembre pour ton anniversaire, encore merci pour ce que tu fais pour Père, je t'embrasse.

Je dois te dire aussi cher Père, que les Girondot ont pris leur retraite, la friterie sera fermée définitivement, comme c'est dommage !

On voyageait sans quitter la rue, je sais que toi aussi tu aperçois les effluves de morue frite, pommes chips; pour ma part, j'en ai gardé un sacré bon souvenir, bien que c'était l'époque de la guerre et que les doryphores se pavanaient au pas de l'oie sous nos fenêtres et que tu avais encore tes yeux, te souviens-tu aussi de la "Galoche" ce petit train à vapeur qui emmenait son monde au diable et à volo de Lyon à Bourg. A la place de la gare, ils ont construit un building si haut qu'on ne peut pas compter les étages, mais les temps changent, c'est comme ça.


Bon, allez je te laisse, mais pas en pensée cela va sans dire, donne bien le bonjour à tout le monde, mais surtout à Bibiche et Margoulette, j'espère qu'elles se passionnent toujours pour les astres et qu'elles ne sont pas trop inquiétées quand la comète Shoemaker-Sevy s'en est allée rendre un petit bonjour à la planète maîtresse du Sagittaire, je crois que ce sera bientôt un prochain thème pour de futures créations.


Ton fils René

P.S. Puis-je te demander chère Anne puisque c'est toi qui lis la lettre à Père de me ramener mon velours côtelé qui se trouve dans le petit placard à damiers dans l'alcôve, en effet, mes frusques sont toutes tachées de barbouille et comme je dois me rendre sous peu au vernissage d'un ami peintre, j'aimerais ne pas ressembler trop à un arlequin. Je t'embrasse.